Les êtres vivants viennent au monde avec le même bagage; c'est cette force mystérieuse qui leur donne la capacité de se mouvoir, de produire de la matière d'eux-mêmes, de se reproduire : la vie. Ainsi, l'on pourrait dire des animaux ou des hommes qu'ils possèdent, dès le départ, par nature, la même animation vitale en tant qu'ils appartiennent tous les deux à l'ordre du vivant et c'est là le fondement même de leur existence. Mais le sujet nous invite pourtant à distinguer ces deux notions qui paraissent très proches. Il est important d'apporter ici une précision essentielle : l'animal ne peut se rendre compte, ni penser cette cvie alors que l'être humain, doté par nature de la raison, a par là-même la possibilité de transformer cette simple "animation vitale" en véritable "existence". Cette possibilité, si elle est exploitée, apporte dès lors une autre dimension à son existence : grâce à la raison, l'homme sera apte à révéler son humanité, que ce soit dans un premier temps en prenant conscience de cette possibilité, dans un second temps en s'appliquant à adopter durant sa vie une conduite digne de sa nature d'homme; ainsi, et enfin, il donnera un sens à sa vie, en existant et non en se contentant de (sur)vivre.
Pour commencer, l'homme vient au monde en tant que simple être humain. Il appartient ici à l'ordre du vivant : au commencement, l'homme n'est qu'une partie de la nature, ce que Spinoza désignerait comme une dérivation de sous-partie composée de la "nature-naturée" ( l'Ethique). La nature naturée est le siège du contingent, de la nécessité : losrqu'il se contente de vivre, l'homme ne fait qu'obeïr à ses instincts naturels, la survie dans le sens où ses actes sont déterminés par lé nécessité de survivre dans le continuum biologique dans lequel il se trouve jeté. Ici, l'homme n'est pas humain, mais semblable à n'importe quel autre animal. Il n'existe pas, il ne vit même presque pas : il survit. La seule chose qui peut et qui doit le libérer de cet état de dépendance dans lequel le jette la nature, paradoxalement, lui est offerte par elle-même : l'homme en effet, est par nature, doué de raison. "L'homme pense".
C'est la raison qui le distingue de l'animal : il appartient toujours à l'ordre du vivant mais la raison lui offre, contrairement à l'animal, la possibilité de penser son état. On pourrait ici prendre l'exemple d'une pierre à qui on a donné une impulsion et qui, contrainte par cette impulsion, continue sur sa lancée sans savoir pourquoi. En imaginant que cette pierre soit douée de raison, elle pourrait alors comprendre d'où vient son mouvement, et tout en le suivant, le réfléchir; et par la suite choisir de le suivre ou non. On comprend mieux à travers cet exemple de Descartes, l'importance de penser son état. Il est en effet offert à toute "rex cogitans" cette possibilité de penser son état, et d'en déduire des choix, une destination particulière en tant que sujet particulier. Ainsi, entre vie et existence, on peut dire de l'homme raisonnable et raisonnéqu'il a le choix de faire de lui ce qu'il est en se libérant de la contarinte naturelle, au lieu de rester "rivé au sol natal" (Philonenko).
Une fois qu'il a réalisé cette possibilité, l'homme doit en déduire une conduite morale : se penser en tant que sujet, mais surtout s'actualiser en tant que tel.
Lorsqu'il a pris conscience de ce choix qui lui est offert, lorsqu'il réalise qu'il a une raison, l'être humain devient un homme en puissance; mais pour exister, il doit encore franchir une étape : devenir un homme en acte. Ceci n'est possible que par une conduite morale, qui est la réalisation concrète de l'existence du sujet pensant. En effet, afin d'exploiter la possibilité de se réaliser, c'est-à-dire d'exister, l'homme doit "imposer ses déterminations à son indéterminité" (Hegel, Propédeutique). Pour cela, il sera conduit à faire des choix : le choix d'un comportement, le choix d'une vie qu'il doit dès lors penser autrement, en vue d'atteindre le Bien; mais il ne pourra y parvenir qu'en s'appliquant à la philosophie, qui l'aidera à discerner, par la pensée, ce qui le rapprochera de l'humanité de ce qui l'en détournera.
L'existence humaineexige en effet, dans le sens philosophique du terme, une finalité, un but, mais également une unité. La conduite de l'homme devra alors comprendre cet aspect là de l'existence. Il faut entendre ici l'unité avec soi-même : le but de l'existence étant de réaliser son humanité, il convient donc d'être en accord avec celle-ci, ce qui revient à dire, avec soi-même, avec son essence. Hegel parlera à ce propos d' "égalité du Je avec lui -même" (Propédeutique); après avoir admis que son essence est l'humanité, l'homme devra s'y conformer et accorder ses actes avec son essence, c'est-à-dire par conséquent avec lui-même. Cette révélation du Je à lui-même, actualisée par la conduite,apporte une dimension plus pure, sereine à l'existence puisque l'homme ne sera plus en conflit avec ses pulsions naturelles, avec les autres ou avec le monde; il sera en accord avec lui-même, et apaisé en quelque sorte. On voit ici à quel point "exister" implique beaucoup plus, mais promet également beaucoup plus à l'homme que "vivre".
On a vu que par la conduite, l'homme existe en acte; et cette conduite l'amène alors également à penser à la suite de sa vie : la mort, dont la pensée participe elle aussi à la distinction entre "exister" et "vivre".
En effet, si l'homme emploie sa vie à la bien mener jusqu'à en faire une existence, dans la philosophie, il sera par là-même conduit à penser à la mort. D'une part en tant que suite logique et inévitable dans le temps de son existence, et d'autre part parce que "philosopher" c'est d'abord "apprendre à mourir" (Platon, Le Phédon). Sa conduite , si elle est bien menée, le conduira pas à pas, le plus sereinement possible, vers la mort. On ne peut s'empêcher ici de penser à l'attitude de Socrate face à la mort qui l'attend, rapportée par Platon dans le Phédon : Socrate a en effet consacré son existence à la philosophie, ne s'occupant par conséquent, comme il l'explique lui-même à ses élèves et amis, que de penser à la mort. Or Socrate n'a pas peur de ce qui l'attend, dans l'existence pensée et raisonée qu'il a menée, tout en effet le porte à la considérer non pas comme une rupture, mais bien comme une continuité.
On peut repenser à Philonenko qui parle de "trace" laissée dans l'Univers par l'existence qui ne s'est pas contentée d'être une vie. Socrate sait qu'il perdurera, non seulement par le biais de la métempsychose mais aussi et surtout en cela que son existence demeurera à jamias dans l'esprit de l'humanité, et d'abord dans celui de ses élèves.
On peut alors dire que la conscience de la mort, la pensée, la raison qui s'actualisent par la conduite morale de l'homme, inscrit chaque sujet dans l'Humanité. On donne par ces moyens un véritable sens à notre vie, et l'existence fait que l'homme demeure; ce qui demeure, ce qui l'aide à y arriver peut être comparé à une destination qu'on attribue à la vie qui nous est impartie au commencement : c'est une puissance de se réaliser, une puissance d'être ce que l'on est. Cette force caractérise l'existence de l'homme en la différenciant de la vie.
Nous avons donc vu que si la vie est indissociable de l'existence en tant que fondement même de celle-ci, on ne peut pourtant pas se leurrer quant à la supériorité du terme "exister" sur celui de "vivre". Si les deux verbes renvoient au vivant, il s'agit bien de deux vivants différents en cela que dans le deuxième cas, aucune possibilité n'est laissée à l'essence de se réaliser en tant que telle. Et l' "essence" de l'homme, c'est l' "existence" (Heidegger). C'est en l'existence que l'homme peut et doit actualiser son essence par le biais de sa conduite morale, qui en le guidant pas à pas vers la mort grâce à la pensée et à la raison, le révèle à lui-même, l'apprend à vivre avec les autres, dans l'idée du Bien. Aussi on comprend bien qu'exister, ce n'est pas seulement vivre, mais bien plus que cela; exister c'est non seulement subsister dans la vie en persistant dans son humanité, mais c'est aussi et surtout s'exprimer ou plutôt révéler une véritable force, une "puissance d'être" qui ne peut que demeurer par la suite, c'est-à-dire même après la mort. En effet, avec l'existence, l'être humain s'inscrit dans un projet, le projet de l'humanité et de son unité et de son universalité. On s'accordera ici, pour finir, avec cette phrase de Monot et Jacob, prix nobels de génétique, qui déclarent dans Le Hasard et la Nécessité que : "Dans leurs structures et leurs performances, les êtres vivants poursuivent et réalisent le même projet."