Dans Les Contemplations, la mort de Léopoldine inspire à Hugo tantôt des réminiscences heureuses, tantôt de douloureux cris de désespoir. À la veille du quatrième anniversaire de l'accident, Hugo compose ces trois strophes du poème Demain, dès l'aube d'une simplicité harmonieuse et d'un lyrisme touchant. Avec une détermination qui n'exclut ni l'émotion ni l'imagination, il décrit par avance le cheminement qui le conduira auprès de son enfant bien-aimé.
Mais par la magie des images, des rythmes et par le charme du langage poétique, ce voyage vers le souvenir et vers la mort prend la forme d'un poème d'amour dans une tonalité tragique. Quelle réécriture romantique du mythe d’Orphée et d’Eurydice propose ce poème ?
I. Quatrain 1: Un deuil inversé
Le premier vers s’ouvre sur trois précisions de temps “Demain,dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne”: sous forme d’épanorthose, la certitude d’un rendez-vous fixé est comme réaffirmée. L’utilisation de “blanchit” est révélatrice d’un désir de renouveau (blancheur/ pureté matinale/ pureté de la naissance et de la mort/ blancheur du linceul de mort). Le deuxième vers, quant à lui, commence par un rejet qui souligne la détermination. Il s’agit d’une phrase très brève, où l’emploi du futur simple, comme dans une grande partie du poème (valeur de certitude), frappe et étonne par sa force paradoxale : il s’agit d’un poème de deuil et de souvenir (évocation possiblement nostalgique du passé), or, c’est au futur simple que Victor Hugo choisit de l’écrire. Ce choix marque une inversion des temps et une résolution du poète de faire de sa fille une figure d’avenir, et non du passé.
Victor Hugo, toujours dans cette illusion du rendez-vous, entretient aussi l’illusion d’un dialogue, ainsi il interpelle la destinataire affectueusement “vois-tu”. Il crée un effet d’intimité et de naturel avec sa fille, avec laquelle il converse (prosopopée). Il y a un effet pathétique créé par l’opposition du “je” impatient du poète et du "tu” absent. Il s’agit d’une opposition non seulement pathétique mais aussi élégiaque. Jusque-là, on pourrait dans une première lecture se méprendre et penser qu’il s’agit d’un poème destiné à une amante, avec le climat d’un poème médiéval d’amour courtois (la fin’amor).
Le poète réaffirme son désir de retrouvailles avec l’anaphore en “j’irai” au futur simple. Il crée le décalage entre ce qui est à portée de main et l’impossible. Victor Hugo "se sent pousser des ailes" (aspiration au mouvement) mais le lecteur ayant déjà lu le poème (notamment la chute), sait que ce n’est qu’un fantasme inachevable. La nature est ici à peine esquissée et retenue seulement pour sa valeur symbolique: il n'y a aucun détail sur les montagnes ou la forêt. Si c’était la détermination qui était mise en avant jusque-là, c’est à présent la détresse du poète qui transparaît au vers 4. Le manque de l’être aimé. Ainsi “loin” est placé à l’hémistiche séparant ainsi le “je” du “toi”. L’alexandrin est régulier ce qui rappelle fortement le style galant de la romance médiévale et contribuerait là encore à faire passer le poème pour un poème destiné à une amante (poème d’amour courtois).
II. Quatrain 2 : Le rejet du monde
Si le premier mouvement dépeignait un poète déterminé qui s'avançait marchant d’un bon pas dans un élan amoureux vers son être cher, le deuxième marque une deuxième station dans le voyage du deuil, celle du rejet et du repli.
Les yeux de Victor Hugo qui d’habitude servent à admirer les paysages ou la beauté sont à présent entièrement fixés sur ses pensées. Le vers 5 joue sur le contraste entre le mouvement (“je marcherai”) et la fixité (“fixé”). Si Hugo est en mouvement, son état ne l’est pas. Le rythme du vers, qui plus est, est monotone, ce qui dégage une impression de méditation continue. Victor Hugo rejette ses sens, à savoir la vue et l'ouïe comme le souligne la répétition de “sans” . Il s’isole ainsi du monde et rien ne le distrait de ses pensées: c'est la figure du héros romantique, solitaire, souffrant, exilé, rejeté, banni et proscrit. Il se terre dans la solitude et même ses mouvements physiques décrivent un désir de repli. Il est « le dos courbé » et « les mains croisées ».
Le 7ème vers est par ailleurs fragmenté, ce qui crée un effet de pesanteur de la marche, il porte le poids des soucis et tout est au ralenti. Cette pesanteur accentue encore plus l’impossibilité de la rencontre. Le vers suivant débute sur un rejet (“Triste”) ce qui met en valeur l'état d'âme du poète. Le jour et la nuit qui sont en général des antonymes deviennent pour Hugo des synonymes. Rien ne compte à part ses pensées qui lui permettent de recréer l’être désiré. Ce vers rappelle le vers Racinien notamment dans Bérénice: “sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour, je puisse voir Titus”: l’alexandrin de la tragédie est ici réécrit pour servir une tragédie personnelle.
III. Quatrain 3: Hugo-Orphée ou la figure du poète romantique solitaire
Hugo reste dans la tonalité du rejet: la négation est très présente. Il nous apprend que son voyage/ pèlerinage a duré toute la journée au travers de la métaphore de “l’or du soir”. C’est le temps qu’il faut pour une tragédie de se dénouer, mais c'est aussi le temps passé sans interruption à penser à son être aimé. “l’or du soir” désigne le ciel enflammé du soleil couchant (magie du pèlerinage intérieur) mais Hugo renie aussi cette image poétique. Il joue également avec la polysémie du mot “tombe” qui désigne la nuit qui tombe mais aussi la tombe vers laquelle il se dirige. Il ne regardera pas non plus “les voiles”, donc les bateaux (rappel du voyage et aussi de Léopoldine, morte noyée) mais aussi le vêtement du deuil. Tout a un double sens, polysémique: Hugo évoque la vie et ses plaisirs mais aussi la mort.
Les vers 11 et 12 marquent le dernier distique ou la chute du poème: espérance, sublimation, renaissance et promesse d'un lien immortel par la puissance de l'amour paternel. Les deux derniers vers s’allongent (présence de “et” en début de vers/ polysyndète) et ralentissent le rythme, comme si le poète avait du mal à respirer et était exténué. Ils marquent tous deux aussi la chute et ainsi une invitation à relire le poème à leur lumière. Victor Hugo a en réalité un rendez-vous avec la mort et se confronte enfin à la réalité mais, paradoxalement, il ne s’agit pas d’une fin. C'est un pèlerinage ou une marche vers la mort et l'amour de sa fille. L’allusion aux “houx”, qui traverse l’hiver toujours vert, et la “bruyère”, connue pour sa résistance sur la lande, donne un caractère immortel à sa fille et une note d’espoir au poème par ailleurs tragique. Grâce à la poésie qui sublime et au souvenir qu’elle permet d'entretenir, l’amour d’Hugo pour sa fille et leur lien deviennent immortels (lors d’une séance de spiritisme de Victor Hugo, sa fille lui aurait dit que pour la rejoindre, il fallait “aimer”). Les retrouvailles, dans ce sens, ont finalement lieu.
Conclusion
Ce poème chargé d’émotion et de pudeur (registre pathétique) décrit un pèlerinage non seulement interne mais aussi physique vers l’apprivoisement du deuil. Hugo passe de l’euphorie d’une rencontre amoureuse attendue (univers de la romance, de la poésie galante et de l’amour courtois), à la méditation solitaire et philosophique dans la solitude et le rejet, et enfin à une forme de renaissance par la puissance de l’amour et de la poésie qui crée le lien et l’intimité au-delà de la mort.
Véritable message d’espoir dans un poème à tonalité tragique. Par le choix du rythme, la simplicité et la pudeur, Hugo réaffirme la force de son amour pour sa fille disparue. Il s'agit d'une réécriture romantique du mythe d’Orphée et d’Eurydice : Orphée tente d’aller rechercher sa bien-aimée morte jusque dans les Enfers, mais son ultime regard, interdit, la renvoie finalement dans la mort pour toujours.
Ouverture possible: Cf. Mallarmé: “Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change” : Léopoldine est immortelle par le pouvoir de la poésie et du souvenir.