Le roman La Princesse de Clèves est écrit par Madame de La Fayette en 1678. Ce roman a été écrit au 17e siècle, mais l’histoire se passe au 16e siècle à la cour d’Henry II. La Princesse de Clèves connaît un immense succès et inaugure un nouveau genre littéraire qu’on appellera plus tard le roman d’analyse ou le roman psychologique. Il est défini comme roman historique. Le 17e siècle est marqué par le courant littéraire de la préciosité et du classicisme.
Ce passage extrait de la 3e partie de la Princesse de Clèves met en scène l’héroïne et son mari à qui elle avoue avoir de l’inclination pour un autre homme, le duc de Nemours, qu’elle se garde bien de nommer et qui assiste, caché à cet entretien. Ce passage aux aveux a déjà été envisagé à deux reprises par la princesse : après la scène du portrait dérobé puis après la rédaction d’une lettre en commun avec Nemours. Projet aussitôt abandonné dans les deux cas. En quoi cette scène singulière témoigne de la grandeur héroïque des personnages ? Nous verrons tout d’abord l’aveu singulier de la Princesse de Clèves puis nous analyserons la souffrance du Prince de Clèves et pour finir nous verrons que malgré sa jalousie le Prince de Clèves fait preuve d’une grandeur d’âme.
I. Un appel au secours à travers un aveu héroïque
De « Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle » à « si vous pouvez ».
La Princesse promet un aveu dès le début de l’extrait « je vais vous faire un aveu », mais elle ne prononce à aucun moment le nom de celui qu’elle aime. L'extrait prend ici une dimension théâtrale et pathétique.
Madame de Clèves se met en position d’infériorité inattendue pendant cette confession « en se jetant à ses genoux ». En prenant l’initiative de mettre son cœur à nu, Madame de Clèves fait preuve d’héroïsme. Son geste est non conventionnel « un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari ». Le champ lexical de l’héroïsme souligne le caractère exceptionnel de l’aveu : « la force », « les périls », « nulle marque de faiblesse », « je ne craindrais pas », « dangereux », « me conserver digne ». « L’innocence de ma conduite et de mes intentions » le fait de ne pas s’estimer coupable rend l’aveu possible. Elle veut rester une épouse digne de son mari « me conserver digne d’être à vous », un mari qu’elle respecte, comme elle le rappelle ici, à défaut de l’aimer : « il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu », amitié à comprendre ici comme tendresse. Cet aveu est donc fondé sur la vertu conjugale.
Cet aveu s’inscrit dans le goût de la préciosité dans la manière dont il est annoncé. La Princesse s’exprime par allusions en utilisant des termes vagues, des tournures abstraites, des périphrases et des litotes:
- « des raisons de m’éloigner » : raisons est un terme abstrait qui évite de nommer le sentiment éprouvé et la personne qui l’inspire.
- « les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge » : périls, terme péjoratif qui appartient au champ lexical du malheur mais qui désigne ici la séduction. Il traduit une vision pessimiste de l’amour, présenté comme un tourment, un danger.
- « des sentiments qui vous déplaisent » : périphrase qui montre qu’elle aime un autre homme.
- « je ne vous déplairai jamais par mes actions » : litote qui signifie qu’elle ne le trompera jamais.
C’est en définitive un aveu très partiel, contenu où elle n’avoue pour ainsi dire rien et clame son innocence. Les verbes à l’impératif : « conduisez-moi », « ayez pitié », « aimez-moi » semblent même montrer qu’elle garde la maîtrise de la situation malgré une confession qui l’a met théoriquement en position de faiblesse.
II. Un mari en souffrance
De « Monsieur de Clèves était demeuré » à « craignez d’en avoir pour un autre ».
A l’aveu de la Princesse de Clèves, succède un tableau digne d’une tragédie.
Les caractéristiques de la tragédie sont présentes à travers le champ lexical de la douleur : « demeuré », « la tête appuyée sur ses mains », « larmes » et « mourir de douleur ». La gestuelle est également tragique : « la tête appuyée sur ses mains », « à ses genoux » et « l’embrassant en la relevant ». Cette tragédie de l’amour impossible est accentuée par la beauté de la Princesse de Clèves qui est décrite comme un tableau religieux. Sa posture à genoux « il l’a vit à ses genoux », « le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable » sont des traits saisissants et pathétiques qui rapprochent la Princesse de Clèves d’une sainte et de la Vierge Marie éplorée (Mater Dolorosa dans les peintures religieuses).
Le prince apparaît ici comme la figure même du désespoir : il souffre de jalousie. Tout d’abord en état de choc, il manque à tous ses devoirs « il n’avait pas songé à faire relever sa femme ». Ses sentiments sont mentionnés par la narratrice « il pensa mourir de douleur ». Puis ses propos suscitent la pitié. Il en appelle à la compassion de sa femme « ayez pitié de moi ». Il exprime sa douleur d’une manière simple et nue « une affliction aussi violente qu’est la mienne » « je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été ». Le vocabulaire tragique est accentué par l’adverbe intensif « aussi » et le superlatif de supériorité « le plus ».
Relevons ainsi le parallélisme entre les deux personnages qui sont aussi admirables l’un que l’autre. La réaction de Monsieur de Clèves, après le choc est empreinte d’une certaine grandeur. Il salue le comportement admirable de sa femme à grand renfort d’hyperboles : « Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ». L’aveu ne provoque aucune colère, mais au contraire réveille et attise une passion inassouvie. Le constat d’impuissance et d’échec n’en est que plus émouvant « je n’ai jamais pu vous donner de l’amour ». L’aspect résultatif du passé composé résonne comme une absence totale d’espoir. La grande modération du prince s’explique par l’administration qu’il ressent : « je vois » signifie ici je comprends, « que vous craignez »: le prince minimise ici l’aveu.
III. Un mari respectueux, mais jaloux
De « Et qui est- il, Madame » à « je n’abuserai pas de cet aveu ».
La douleur est telle que le Prince de Clèves ne parvient pas entièrement à étouffer la jalousie s’exprime par une succession de questions « Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu'à-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin à-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? ». Ses formules sont destinées à faire parler la Princesse d’avantage, mais en vain. La suite des propos s’organise tout d’abord sur une opposition « n’avoir pas touché… incapable de l’être » / « cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire » puis sur un parallélisme « la jalousie d’un mari » / « celle d’un amant ».
La suite du texte marque un revirement « ,mais » et correspond à un retour à la raison à travers une analyse logique. « Il est impossible » souligne que c’est plus un devoir que le Prince se fixe qu’une conviction profonde. Sa passion et ses sentiments seront les plus forts. Monsieur de Clèves dépasse la jalousie avec grandeur. Il répond de manière ferme et catégorique « je n’abuserai pas de cet aveu ». Le champ lexical de la vertu présent dans la fin de sa réplique s’applique à la princesse de Clèves « confiance », « sincérité », « prix infini » et « vous m’estimez ». Il exprime ainsi son administration vis-à-vis de l’attitude exemplaire de la Princesse, s’incline en somme devant la droite de sa femme et reconnaît beaucoup de finesse et de justesse ses mérites. Sa passion est douloureuse, mais elle ne l’aveugle pas. Par ce discours, le prince chasse toute trace de péché et la princesse semble rachetée de sa faute.
Les deux personnages sortent ainsi grandis de l’épreuve et dépassent le vice ou les passions pour s’élever à la vertu. Mais la situation est faussée par les circonstances très particulières choisies par la narratrice, car la présence de Nemours amènera la destruction tragique d’un contrat de confiance presque idéal.
Conclusion
Pour conclure, l’aveu de l’héroïne a donc permis de livrer l’analyse d’une situation amoureuse particulière et de le faire à la manière des Précieux, avec finesse et nuances. Cette scène permet de dessiner deux personnages sublimes, qui, à la manière des personnages de tragédie, emportent l’admiration et la pitié des lecteurs, pitié d’autant plus grande que le Prince se laissera mourir de désespoir. La passion est donc bien redoutable.