Les premières scènes ont pour fonction, d’informer le spectateur et le lecteur sur l’action qui s’engage, les personnages, le ton de la pièce.
En quoi les deux premières scènes nous laissent-elles d’emblée percevoir cette double orientation de la pièce ? En quoi la double énonciation permet-elle d’évoquer en quelques vers seulement la situation des personnages principaux ? En quoi ces scènes dépassent-elles largement leur but informatif en entretenant un certain mystère autour de ces personnages principaux et en provoquant chez le spectateur ou le lecteur des attentes ?
I. La double orientation de la pièce
a) Une pièce sur le pouvoir
La didascalie initiale précise que « La scène est à Rome, dans un cabinet ». « Rome est associée au pouvoir, le terme « cabinet », désignant une pièce servant de bureau de travail, a lui aussi une connotation de « pouvoir ». Les lieux apparaissent d’emblée comme impressionnants : « la pompe », l’adjectif « superbe » pour désigner le « cabinet » dans lequel se trouvent les personnages font comprendre au lecteur que ces personnages vont évoluer dans des lieux luxueux et majestueux, des lieux de pouvoir. La situation des personnages est soulignée par des termes qui évoquent le pouvoir : Bérénice est « reine », Arsace insiste sur le rang et la puissance d’Antiochus qu’il compte parmi les « plus grands rois » d’Orient. Titus est amené à « se cache[r] à sa cour » et destine Bérénice à un « haut rang », à l’« empire ». On peut d’ailleurs pressentir que l’atmosphère qui règne à la cour de Titus est oppressante et que cette cour se caractérise par une hiérarchie très stricte qui règle les rapports entre ses membres et qui fixe des distances infranchissables entre des personnes qui ne sont pas du même rang (vers 16). Ensuite, la vie de la cour amène Titus à vouloir « se cache[r] », ce qui laisse supposer une cour puissante et tyrannique. La pièce va donc probablement nous amener à entrer dans les hautes sphères du pouvoir.
b) L’intimité
La didascalie initiale précise que le « cabinet […] est entre l’appartement de Titus et celui de Bérénice ». La première réplique le fait savoir pour les spectateurs : Antiochus se trouve dans un « cabinet » : « De son appartement cette porte est prochaine / Et cette autre conduit dans celui de la reine ». On retiendra le caractère secret, intime de ce lieu qui se soustrait aux regards de la cour. Le lieu est qualifié de « solitaire », hypallage qui fait ressortir la solitude que ce lieu favorise. Une hypallage est une figure qui consiste à attribuer à un ou plusieurs mot(s) d’une phrase ce qui convient davantage à un autre mot de la même phrase. L’hypallage concerne surtout les adjectifs. L’adjectif « solitaire » ne pouvant concerner qu’un être humain (on dira d’une salle qu’elle est déserte), cela signifie que « solitaire », grammaticalement rattaché à « cabinet » qualifie en réalité Titus qui occupe cette salle. C’est un lieu privilégié qui offre un refuge à Titus lorsqu’ « il se cache à sa cour » et qui abrite ses rendez-vous avec Bérénice. On devine donc qu’on va accéder à l’intimité du couple. La situation carrefour de ce cabinet entre les deux appartements des deux amants laisse imaginer qu’il s’agira d’un possible lieu d’attente de l’autre.
La première scène nous apprend que Titus est amoureux de Bérénice : « il vient à la reine expliquer son amour ». Toutefois, Bérénice est présentée comme étant de « Titus épouse en espérance ». Mais rien n’indique que lui soit aussi dans l’attente de ce mariage, tout « amour[eux] » soit-il. Le lecteur/spectateur peut se demander si Titus souhaite vraiment ce mariage. Par ailleurs Antiochus est dans une situation ambiguë par rapport à Bérénice. Arsace le présente comme ayant été « son amant autrefois » mais étant devenu « un ami fidèle ». On sait qu’Antiochus veut s’entretenir avec Bérénice mais on le sent hésitant, craintif. Il se présente comme « importun à regret », il « ose lui demander un entretien secret ». On peut s’interroger sur les raisons de tant d’appréhension. On peut se demander si Antiochus ne ressent vraiment pour Bérénice qu’un sentiment d’amitié et si ne va pas se dessiner sous nos yeux une intrigue assez classique bâtie autour d’un triangle amoureux.
La scène d’exposition se poursuit avec la scène 2 qui fournit davantage d’indications sur Antiochus et par, son intermédiaire, sur Bérénice, personnage éponyme.
II. Antiochus, un être en proie au trouble
a) Un personnage secrètement amoureux
L’image qu’Arsace donne d’Antiochus dans la scène liminaire est celle d’un « ami fidèle » de la reine, qui fut « son amant autrefois » (Attention, « amant » est à envisager dans son sens classique de prétendant). D’après Arsace, il se contente aujourd’hui de lui manifester un « soin généreux ». Arsace insiste sur le rang et la puissance d’Antiochus (vers 14). Il ne semble voir en lui qu’un homme puissant qui devrait tirer profit de sa situation auprès de Titus.
Pourtant après le bref dialogue, Antiochus resté seul, livre son secret au spectateur : son amour pour Bérénice : « je vous aime », « mon cœur agité », « mon amour » (à la rime au vers 26), « amant » (vers 30 et 49), « amour » (v 45). L’image qu’Antiochus donne de lui-même au cours de son monologue s’oppose fortement à celle laissée par son confident. Cette déclaration est d’autant plus touchante qu’il s’adresse à Bérénice par apostrophe comme si elle était devant lui. L’amour l’amène à créer la présence de Bérénice. C’est dire la force de cet amour :
« Belle reine : et pourquoi vous offenseriez-vous ?
Viens-je vous demander que vous quittiez l'Empire ?
Que vous m'aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire
Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival
Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal ».
b) L’expression du désarroi
On comprend très vite que cet amour est associé à la souffrance. En témoigne le lexique de la douleur : « trembler », « je tremble », « mon cœur agité », « l'oublier, ou mourir », « Souffrir toujours un tourment », « Toujours verser des pleurs », « hélas ! un amant sans espoir ». La ponctuation expressive - grand nombre d’interrogations, tournures exclamatives, interjections -laissent entrevoir à quel point il est bouleversé. On peut aussi relever des coupes inattendues (vers 9, 29, 34, 35, 37 et 40). Traditionnellement, la coupe principale est à l’hémistiche. Tout écart par rapport à cette norme dans une tragédie classique est un signe de grand trouble. On relève au vers 46 « Je pars ». La proposition principale est retardée par une accumulation de propositions subordonnées circonstancielles de temps et une apposition. Ce procédé met particulièrement en valeur la décision qu’il prend avec difficulté, ne se faisant aucune illusion sur son sort.
Les raisons de cette souffrance sont lointaines. Ce monologue restitue la chronologie des événements : l’aveu, le refus, la condamnation au silence. Bérénice apparaît comme un personnage puissant. On se souvient de l’angoisse au moment de s’exprimer et qu’il confie à Arsace dans la première scène. Elle apparaît comme une femme de tête ayant su amener Antiochus à ne pas exprimer son amour : « Elle m’imposa même un éternel silence ». Le verbe, très fort, dit toute la volonté, la détermination de cette femme).
Conclusion
Dans Bérénice, les deux premières scènes remplissent assez peu la fonction attendue, à savoir l'exposition. En revanche elle permet de mieux comprendre la personnalité de ce personnage d'Antiochus, inventé par Racine, personnage qui va s'avérer indispensable dans le mouvement de l’intrigue et qui permet à l'auteur d'intensifier la dimension sentimentale de la pièce.