"Pour vivre, une œuvre d'art n'a pas besoin ni de beauté ni de laideur. Elle a besoin de vie." disait l'écrivain finlandais Elmer Diktonius. L’art est le produit d’une volonté qui accompli un projet pensé et conçu au préalable grâce à un usage de la raison. L’art est un moyen d’expression. L’œuvre d’art vise à produire un effet psychologique chez celui qui la regarde. L’art touche à la sensibilité, à l’intellect, mais aussi à la philosophie et à la spiritualité. Ainsi le beau est le pressentiment que l'objet présent existe en vue d'une fin, sans pour autant que nous puissions, ou devions nous représenter cette fin. La chose belle est organisée harmonieusement, mais ce n'est en vue d'aucun usage concevable. Nous nous demanderons si le beau est véritablement le but de l’art. Autrement dit l’activité artistique peut-elle ne pas viser la beauté ? Les enjeux de cette problématique sont comment le pouvoir permet à l’art d’accéder à la beauté.
En premier lieu nous étudierons que l’activité artistique doit viser la beauté. Mais en réalité nous verrons que l’art ne se concilie pas automatiquement à la beauté et qu’elle a d’autres outils et expérimentations. Puis dans un dernier temps nous analyserons le fait que l’art vise à la beauté mais qu’elle ne l’est pas forcément, autrement dit qu’est-ce que l’art sans la beauté.
I. L’activité artistique vise la beauté
a) À la croisée de l'art et du beau : le plaisir désintéressé
On peut affirmer que l'art a pour fonction d'être beau si la notion de beau signifie conformité aux goûts d'une époque et si on se place dans la position d'un spectateur habitué à une forme plutôt qu'à une autre de langage artistique.
Nous pouvons donc affirmer que l'art a pour fonction de nous offrir «du beau» et que l'homme a une certaine idée de la beauté. « L'art n'est pas la représentation d'une belle chose mais la belle présentation d'une chose » nous dit Kant. En tant que création libre, l'art peut produire du beau. Il ajoute de la beauté au réel et au quotidien. Il doit garder le beau comme finalité, donc l'art n'est pas pour reprendre les mots de Kant de « représenter une belle chose» mais « une belle présentation ». La notion de beau est relative, le spectateur et l'artiste n'aspirent pas forcément à la même notion du beau mais l'artiste ne tient pas compte de celle du spectateur au moment de la création. Il ne se conforme à aucun goût particulier, d'une époque ou d'une culture. Le but est de créer en exprimant le beau.
Le beau et l'art ont donc une problématique commune : le plaisir. Comme le montre Kant, l'art est affaire de goût, or : « le goût est la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par la satisfaction ou le déplaisir d'une façon toute désintéressée. On appelle beau l'objet de cette satisfaction ». De plus Les beaux-arts ont pour principal objet l’expression sensible de l’harmonie plastique. Le but est de produire un plaisir esthétique tout en répondant à un idéal de beauté (idéalisme), défini comme une forme de vérité.
b) Beau naturel et beau artistique
Quand nous jugeons qu’une chose est parfaite, utile ou bonne, c’est toujours par rapport à un concept de ce que doit être cette chose pour être parfaite, utile ou bonne. Le jugement esthétique, au contraire, n’implique jamais un tel concept puisque ce qui est beau plaît justement sans la médiation d’aucun concept. Le beau n’est ni la perfection, ni l’utilité, ni le bien ! Il arrive pourtant que nous jugions qu’une chose est belle et que notre jugement s’accompagne d’un concept de ce que doit être cette chose pour être belle…
Un tel jugement, prononcé sous condition d’un concept déterminé, n’est pas un jugement pur. Cette thèse, que Kant établit au paragraphe 16 de la Critique du jugement, repose sur une très importante distinction : la distinction de la beauté libre et de la beauté adhérente. La beauté est libre quand le jugement ne repose pas sur un concept de ce que doit être la chose (ou sa représentation) pour être belle, adhérente quand il présuppose un tel concept. La beauté adhérente est donc toujours conditionnée : pour être beau en ce sens, l’objet doit être conforme à une fin interne (il doit être ce qu’il faut qu’il soit pour être beau). En un mot, la beauté est adhérente quand elle suppose la perfection. S’agissant de la beauté libre, Kant donne le célèbre exemple des fleurs qui sont des beautés libres de la nature.
Mais l'art s'arrête t-il à la beauté ? Les artistes n'ont-ils pas d'autres revendications que de produire du beau ? Et que faire d’œuvres que l'on jugerait moches ? Ne seraient-elles plus des œuvres d'art ?
II. Mais l’activité artistique ne peut pas viser que la beauté
a) L'art a pour fonction d'être vrai et libre
Outre le beau, l'art a pour autre fonction d'être vrai et libre. En tant que l'art est la mission des artistes, les notions essentielles sont l'authenticité, la vérité et la liberté. L'art ne vise pas que le beau mais également l'invisible (fonction du créateur de l'antiquité, intermédiaire entre l'homme et les Dieux). Ou encore d'un point de vue moderne, l'art est une intériorité, il reflète l'inconscient et tout ce qui échappe à l'homme. L'artiste nous offre ainsi sa vision du monde.
L'artiste n'est en fait limité par aucune finalité esthétique ni aucune contrainte technique, il doit pouvoir s'exprimer dans la plus grande authenticité possible. Atteindre le Vrai par la beauté. Nous savons avec Marcel Duchamp que « le grand ennemi de l'art est le bon goût », par conséquent aucun critère ne doit guider l'acte créateur de l'artiste. Sa liberté doit être totale afin de lui donner le loisir d'exprimer tout à fait sans contraintes ses émotions.
b) L'art contre le beau
L'art peut ainsi même être moche. En peinture, la laideur s’exprime dès le XVIe siècle avec Jérôme Bosch (Le portement de la Croix), Quentin Metsys (Vieille femme grotesque) ou encore Bartolomeo Passarotti (Le vieux Couple et Joyeuse compagnie). Le Bacchus de Rubens (1630) est particulièrement laid. L’esthétisme reste toutefois recherché, même dans la laideur, la vulgarité ou l’obscénité. Mais ce sont les artistes du XIXe siècle qui ont définitivement dissocié l’art de la beauté classique, notamment en peinture. Les réalistes ont d’abord tenté une représentation brute et réelle de la société, en opposition avec le romantisme et le néo-classicisme, Le but est désormais de représenter le monde tel qu’il est, tel qu’on le perçoit, tel qu’on l’interprète ou tel qu’on le juge.
La peinture devient le miroir du monde et de la pensée de l’artiste. L’art ne doit plus être nécessairement beau, mais authentique. C'est ainsi qu'on peut définir le mouvement « ready-made », initié par Marcel Duchamp : Fountain (1917) constitue une véritable provocation vis-à-vis de la conception traditionnelle de l'art puisqu'elle représente un urinoir à l'envers. Duchamp, à travers ce geste, estime notamment qu’il suffit, pour qu’un objet accède au statut d’œuvre d’art, que l’artiste décide qu’il en soit une. Il bouleverse ainsi non seulement l’idée que nous nous faisons du beau, mais aussi celle que nous nous faisons de la création artistique.
Cependant, d'une certaine manière, on pourrait dire que l'art conserve toujours une référence au beau : qu'on ait une conception de l'art en adéquation avec la beauté ou bien en rupture avec elle, l'art se définit toujours par rapport au beau, positivement ou négativement.
III. Le beau n'est qu'une notion subjective et masque le message de l’art
Mais ne peut-on pas questionner cette notion de beau ? Qui définit la beauté, et celle-ci étant une notion floue, ne doit-on pas définir l'art autrement que par des critères esthétiques forcément fluctuants ?
a) « Des goûts et des couleurs … »
Le beau n'est en vérité qu'une notion subjective. Ce qui plaît à certains ne va pas plaire à d'autre. Et cela peut être culturel. Ainsi ce qui est considéré comme beau dans certaines cultures, comme les tatouages dans les îles polynésiennes, va être considéré comme rebutant dans d'autres cultures comme au Japon ou en Russie où ce sont les mafieux qui se tatouent.
De même l'évaluation du beau évolue dans le temps. Paul Gauguin, de son vivant, n'avait le droit qu'à peu de reconnaissance pour ses œuvres. Il est ainsi mort ruiné, et ses ses tableaux ont été alors revendus à un pris dérisoire alors que fin 2019, son œuvre « Te Bourao II », s'est vendue aux enchères pour 9 millions d'euros, un record. Qu'est-ce qui fait dès lors qu'une œuvre soit un temps dévaluée, pour être ensuite prisée par tous ? Et si c'était dans la durée qu'une œuvre fait ses preuves ?
b) C'est la durée qui fait la force d'une œuvre
Hannah Arendt, dans La Crise de la culture, définit ainsi la durée comme signe distinctif de la culture et donc de l’art. C’est l’inscription de l'œuvre dans la durée qui en fait la dimension culturelle. La beauté n’est alors que secondaire (conséquence et non cause de cette durée), car si les œuvres sont faites pour rester, alors autant qu'elles soient belles.
À quoi tient cette capacité à durer ? L'œuvre d’art fait sens à travers le temps. Elle nous dit et nous révèle quelque chose du réel, de nous, des autres, de notre condition humaine ou sociale. Cette dimension symbolique de l’œuvre d’art se trouve au cœur de la définition qu'en donne Hegel dans L'Esthétique. On peut aussi évoquer Bergson (La pensée et le Mouvant) ou Proust (Le Temps retrouvé), pour qui l’œuvre d'art a pour fonction principale d'éclairer et d'éveiller notre perception de la réalité, en nous donnant à voir ce que d'ordinaire nous ignorons. L'art nous questionne autant qu'il peut nous émerveiller, et cela peut être dans l'immédiat comme dans le futur, peu importe du moment que l’œuvre marque et inspire l'humanité.
Conclusion
Le beau est-il la seule finalité de l’art ? L’art est de nos jours réduit aux côtés marchands. L’art est-il ce qui est beau ou ce qui émeut ? L’art a une vocation éducatrice en ce sens ce qui est beau est premier car il fait appel au plaisir de la contempler et à la recherche du message profond. Mais l'art ne peut s'arrêter à la seule beauté, car d'une part l'artiste dans sa liberté doit pouvoir aller chercher au-delà du beau, et aller ainsi chercher derrière des critères esthétique la vérité, ou encore l'authenticité des émotions. Et d'autre part car la notion de beauté fluctue d'une personne à l'autre, entre deux cultures ou entre deux époques.
L'art est dès lors ce qui marque, ce qui interroge, et ce dans la durée. Le propre des plus grandes œuvres est ainsi de traverser les époques, en interrogeant l'humanité sur ses propres critères de beauté, et en amenant celle-ci à se remettre en question sur ce qu'elle juge beau ou de bon goût. L'art ne vise ainsi pas que la beauté, mais fait et défait cette notion qui ne saurait être jamais complètement définie.