« Peut-on réduire le désir au manque ? » Cette question signifie : le désir n’est-il que manque, négativité, ou s’élève-t-il à une certaine positivité ? La caractérisation du désir comme manque est-elle légitime et satisfaisante, ou bien illégitime ou insatisfaisante ?
I. Le désir comme manque
a) Désir et besoin se distinguent
Désir et besoin : le désir s’apparente à un manque, mais il est radicalement différent du besoin :
- le besoin est une réalité naturelle, animale. Il est limité par sa propre satisfaction, par l’exécution de sa fonction vitale (équilibre du corps).
- le désir, quant à lui, est artificiel, illimité et insatiable : sa satisfaction n’est pas sa cessation, mais sa relance. Le désir est l’expression d’un manque insatiable.
b) Désir et manque
Argumenter avec Platon, Le Banquet : il ne peut y avoir de désir que de ce qui est absent, ce qui nous fait défaut, ce dont on manque. Le désir cherche à combler un déficit, une carence, une insuffisance. Le désir est la marque de notre nature finie, de notre défaut, de notre misère et de notre imperfection (un être parfait ne désirerait pas (Dieu)). Cf. Sartre, L’être et le néant : le désir sert à combler un manque d’être.
c) Inquiétude et insatiabilité
Le désir exprime une privation, une absence, une inquiétude : ce qui important dans le désir, ce n’est pas tant la positivité de l’impulsion qui nous amène vers un objet ou un être que la négativité du manque qu’il cherche à combler. Approfondir avec Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain. Le désir est une souffrance.
Le désir n’est-il pas aussi ce qui nous fait agir et créer, ce à travers quoi nous déployons notre personne ? N’y a t-il pas une positivité du désir ?
II. Le désir comme essence de l'homme
a) Le désir à l'origine de créations
Le désir est également à l’origine des créations les plus grandioses de l’humanité : caractériser le désir par le manque est donc loin d’en épuiser la signification. Il y a une positivité propre au désir : il joue un rôle de moteur au sein de notre existence. C’est pourquoi Spinoza (Éthique) en fait « l’essence de l’homme ».
b) Le désir, cet effort nécessairement déterminé
Le désir est cet effort nécessairement déterminé mais conscient à travers lequel nous persévérons dans notre être. Il n’est pas un manque, mais l’expression d’une puissance d’exister (conatus). C’est le désir qui décide de ce qui est désirable, il est en ce sens une pure positivité productrice de valeurs, d’évaluations. Le désir est premier et c’est lui qui rend les objets bons.
c) Il faut distinguer les désirs
Il faut néanmoins distinguer les désirs passifs qui découlent de notre ignorance, de notre imagination, qui nous tiraillent dans tous les sens et qui nous rendent tristes, et les désirs actifs que nous avons sous la conduite de la raison, par la compréhension des causes qui nous déterminent à agir, qui découlent de notre seule nature (et non pas de celle des objets). Les désirs actifs sont le signe de la vertu, ce pouvoir de faire certaines choses qui se comprennent par les seules lois de notre nature.
Après avoir vu comment le désir désignait ses objets, il faudrait désormais chercher à savoir ce qu’il en est des autres sujets du désir et quelle importance ce problème peut avoir dans le rapport du désir au manque.
III. désir et désir de l'autre
Le désir humain peut porter sur un objet pour la simple raison que d’autres le désirent : on dit dans ce cas que le désir est « médiatisé » par le désir des autres, autrement dit qu’il ne se dirige pas sur son objet de manière directe, immédiate, mais indirecte et médiate, par l’intermédiaire des désirs des autres : c’est ce que Spinoza appelle l’émulation. L’homme désire souvent un objet parce que les autres le désirent : l’homme est aussi l’instigateur du manque qui le fait désirer.
a) Les désirs désirés
Ce qui fait l’humanité d’un désir, c’est qu’il porte sur un autre désir, et cela à deux niveaux : on désire le désir de l’autre, au sens où l’on veut être l’objet qu’il désire, qu’il nous reconnaisse (désir de reconnaissance), mais également au sens où l’on désire ce que l’autre désire. Cf. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. C’est la valeur symbolique du désir humain (qui s’oppose en cela au « désir animal » ou besoin).
b) Médiation interne et médiation externe
Affirmer que le désir est souvent médiatisé, c’est soutenir que c’est autrui plus que l’objet qui est à l’origine de celui-ci. Autrui est alors un prisme entre moi et l’objet à travers lequel je désire. C’est un tel processus que René Girard (Mensonges romantiques et vérités romanesques), en analysant certains grands romans, a conceptualisé sous le nom de « désir mimétique » ou « triangulaire ».
Il y a plus précisément deux types de médiation :
- la médiation externe, où la sphère des désirs possibles du médiateur et celle du sujet ne sont pas en contact.
- la médiation interne, où ces deux sphères (celles du médiateur et du sujet, du « modèle » et du « disciple ») se pénètrent plus ou moins (rivalité, haine, violence).
Conclusion
Toujours multiple et polymorphe, le désir est l’expression de cette tendance irréductible de notre être à se conserver et à se déployer, à la fois grâce aux autres et à leur détriment, il est un mouvement qui nous jette hors de nous-mêmes et qu’il est nécessaire de sonder pour le saisir et dépasser le simple manque. Le désir est dès lors à la fois un moteur interne et un objet de médiation, qui nous fait aller vers l'autre.