Jean-Baptiste Poquelin dit Molière est, avec Corneille et Racine, l’un des plus célèbres dramaturges français du XVIIe siècle. Il dénonce les travers humains à travers des personnages caricaturaux et qui se colore d’une satire sociale à l’encontre des hypocrites et des charlatans. Le Malade Imaginaire, créé en 1673, met en scène Argan, un hypocondriaque qui souhaite marier sa fille à un médecin afin d’assurer sa propre surveillance médicale.
Dans l’acte II scène 5, M. Diafoirus et son fils viennent rencontrer Argan et Angélique. Thomas Diafoirus présente ses hommages à Argan et Angélique.
Problématique
Comment par ses personnages caricaturaux et la parodie Molière arrive à dresser à la fois la satire des médecins, des mariages d’intérêt et de la philosophie scolastique qui était enseignée à l’université ?
Plan du texte (découpage linéaire)
Une introduction comique du fils (de « il se retourne vers son fils » à « optime »)
Les hommages du fils à la promise (de « Allons, saluez monsieur » à « de beaux discours »)
I. Une introduction comique (de « il se retourne vers son fils » à « optime »)
a) Un jeune homme paradoxalement inadapté
Il y a du comique de geste, lorsque M. Diafoirus pousse son fils vers Argan d’un geste autoritaire, en s’exprimant à l’impératif « avancez, faites ». Thomas est infantilisé et passe pour un benêt alors qu’il est censé être fort savant. Molière précise en didascalie qu’il est « un grand benêt » : le comique de caractère via un personnage caricatural redouble le comique. Le spectateur a hâte de le voir se ridiculiser. Il se définit par sa soumission et son conformisme « il convient de commencer ? » Il n’a aucun bon sens ni pratique des relations sociales. Il ne fait rien sans l’approbation de son père. La question suggère qu’il a appris une leçon par cœur, en bon élève sophiste. Il est enfin maladroit en société « n’est-ce pas par le père qu’il convient de commencer ? » alors que Argan est présent.
Le style est encomiastique (c'est-à-dire qui concerne la composition, l’écriture ou la prononciation d’éloges) à travers la gradation « saluer, reconnaitre, chérir et révérer », qui n’est en réalité que rhétorique pour flatter. Il n’en pense pas un mot. Pense-t-il d'ailleurs seulement quelque chose ? Il passe de « saluer » (convention sociale) à « révérer », terme religieux que l’on adresse à Dieu, effet d’apothéose par une hyperbole qui divinise Argan. Le père biologique est évoqué par le champ lexical de la nécessité : « engendré, reçu, son corps. » Argan l’est par celui de la volonté : « choisi, accepté, grâce. » L’opposition rhétorique est exagérément flatteuse mais recevable, puisqu’il s’agit de flatter au mieux Argan, pourtant déjà tout acquis à sa cause. On remarque que Molière insiste donc sur l’inutilité d’un tel discours ; le spectateur comprend que les Diafoirus sont des imposteurs hypocrites.
b) Un charabia burlesque
La comparaison entre les deux pères est construite sur des parallélismes « le premier/mais vous ; il/mais vous ; de lui/de vous ». L'effet mécanique et forcé provoque le rire.
Thomas s’embarque dans une phrase complexe grammaticalement erronée dont il ne maîtrise pas la structure : « d’autant plus que… d’autant plus… dont. » Il reprend maladroitement les structures syntaxiques du latin, qui ne s’appliquent pas au français moderne. Il semble faire une version latine tout en parlant, ce qui prouve l’artifice de son langage. L'effet est renforcé par le vocabulaire abstrait : « volonté, faculté, spirituelles, corporelles… » qui accentue le charabia. L'usage de l'expression idiomatique (formule toute faite, prêt à l’emploi) « vous rendre par avance les très humbles et très respectueux hommages » donne la sensation d'une formule de conclusion d’une lettre impersonnelle alors qu’il interagit oralement. Il souligne l’insincérité du propos et l’aspect calculé du discours.
c) L’ironie de Toinette
« Vivent les collèges d’où l’on sort si habile homme » : « si habile » est en décalage évident avec la maladresse de Thomas. Le terme « collèges » ne manque pas de rappeler le statut d’élève récitant sa leçon par cœur.
Thomas conserve cette posture en cherchant l’approbation de son père « cela a été bien ? » Le prétendant amoureux n’est qu’un pantin que l’on manipule, récitant des textes qu’il ne comprend pas. Il y a ici sous-entendue une critique des sophistes et des médecins charlatans. M. Diafoirus répond « optime » en latin qui fait montre de pédanterie et d'artificialité.
II. Les hommages à la promise (de « Allons, saluez monsieur » à « de beaux discours »)
a) Un quiproquo classique
Thomas confond Angélique avec sa belle-mère: il ne voit pas le monde autour de lui et est incapable de le comprendre. Il ne connaît que le contenu des livres qu’il a appris. C'est en filigrane la critique de l’éducation scolastique, comme le faisait Rabelais. Diafoirus est victime de l’onomastique (étude des noms propres), comme déjà évoqué. Argan, pourtant benêt, fait preuve de plus de bon sens que lui : « c’est ma fille à qui vous parlez », mais Thomas s’enfonce dans la bêtise en n’accordant pas un regard à Angélique : il a appris l’ordre de ses compliments et entend le respecter. Le protocole l’emporte sur les émotions.
Thomas est une marionnette entre les mains de son père, il lui demande de valider chaque étape (« attendrai-je ? ») Il serait prêt à complimenter Béline en son absence ! « faites toujours le compliment de mademoiselle »: le compliment sonne ici comme un sujet de thèse de médecine. Au lieu d’un serment d’amour, le sophiste déroule un exercice de rhétorique.
b) Le faux lyrisme
La tradition rhétorique est respectée; l’exorde est lancée après l’apostrophe « mademoiselle. » Il y a en fait un effet comique produit par la captatio benevolentiae (la recherche de la bienveillance de l’auditoire) par l'analogie complexe entre son cœur et la statue de Memnon (« ne plus ne moins, tout de même. »), complétée par une deuxième analogie entre son cœur et l’héliotrope : cette succession d’images poétiques amoureuses traditionnelles souligne le manque d’authenticité, que le le compliment ne cherche pas à être sincère, qu'il n’est qu’un exercice de style. (à noter que Memnon est fils de l’aurore, demi dieu et roi égyptien combattant à Troie, et l'héliotrope une plante aromatique)
Tous les procédés du registre lyrique sont convoqués : l'emploi de la première personne, l'usage du champ lexical de l’amour (« rayons, soleil, animé, doux, cœur, yeux adorables… »). Il s’agit d’une parodie puisque rien n’est sincère. Les images employées sont des clichés poétiques (« soleil de vos beautés ») et périphrases éculées (« astre du jour »). Le champ lexical de la religion (« autel, charmes, offrande, gloire ») fait songer à la divinisation de la femme aimée chez Ronsard. Thomas colle bout à bout des morceaux de poèmes appris par cœur sans aucune sincérité. Il est l’archétype du copiste, laborieux et maladroit.
La conclusion est obséquieuse via une succession d’adjectifs renforcés par l’adverbe « très ». L'hyperbate (c'est--dire l'ajout un élément inattendu à une phrase qui semblait terminée) comique qui montre que Thomas semble avoir oublié le motif de son hommage et qu’il vient se rappeler la raison de sa présence. Toinette ne rate pas l’occasion (didascalie « le raille ») en ironisant sur les bienfaits de l’instruction. Le champ lexical de l’étude « étudier, apprendre, dire » renvoie Thomas à son statut de simple élève qu’on ne prend pas au sérieux.
c) Une conclusion ironique
La réplique finale de Cléante intervient pour souligner l’ironie de la situation ; il induit un faux rapport de cause à effet entre les qualités d’orateur et celles de médecin (« si il… il y aura… »). L'antithèse « plaisir à être de ses malades » en renforce l’absurdité.
La complicité avec Toinette qui a le mot de la fin en confirmant les propos de l’honnête homme, le parallélisme entre les « belles cures » et les « beaux discours » est une critique de Molière envers les médecins qu’il dénonce comme des imposteurs, qui profitent de leur habileté rhétorique pour abuser de la confiance des malades.
Conclusion
Molière utilise le personnage de Thomas Diafoirus, maladroit et soumis à son père, pour apporter une dimension comique à cette scène, mais aussi pour dénoncer à travers lui le sophisme, qui consiste à faire de beaux discours à partir d'apprentissages théoriques, qui n'ont pas de lien avec la réalité.
Derrière l'apparence du lyrisme et la construction rhétorique se cache la satire, dénonçant à la fois la médecine, qui cherche à bien se faire voir plutôt qu'à guérir, les mariages d’intérêt, qui n'ont pas de liens avec les sentiments authentiques, et la philosophie scolastique, qui donnent que des connaissances théoriques, permettant d'avoir l'air savant plutôt que de donner des connaissances utiles au quotidien.