Il est fréquent que l'on fasse allusion à une "enfance de l'humanité" pour désigner les débuts de l'histoire humaine. Au-delà d'une simple et banale image, cette formule peut-elle générer une explication satisfaisante de l'évolution de l'humanité dans son ensemble ? Lorsque Kant assimile les Lumières à la maturité, sous-entend-il que toute l'histoire de l'humanité peut être comparée à l'histoire d'un homme ?
I. La comparaison est tentante
La comparaison n'est pas seulement possible. Elle a été soutenue - par exemple par Pascal. On devine ce qui, dans une telle image, peut rassurer: n'a-t-on pas le sentiment de parvenir à y maîtriser, par référence à un domaine que l'on croit comprendre (l'histoire d'un homme) un domaine dont l'ampleur a de quoi d'abord dérouler. Ainsi ramènerait-on, comme on le fait souvent, l'inconnu au connu, ou du moins au prétendu tel.
Car le second terme de la comparaison est étonnamment flou : il ne s'agit que de l'histoire d'un homme en général, et non d'une biographie particulière. Il ne suggère en conséquence qu'une vague périodisation : naissance, enfance, adolescence, maturité, vieillesse... On peut immédiatement remarquer que la naissance de l'humanité ne peut être, pour ce qui la concerne, comparée à celle d'un homme que de manière doublement approximative, puisque d'un côté on voit mal quels pourraient être ses "parents" (d'où le recours éventuel au principe de la création de l'humanité par Dieu), et que d'autre part la formule n'a de signification stricte que pour une pensée radicalement indifférente aux théories de l'évolution et à l'anthropologie préhistorique, qui affirment l'émergence progressive d'une humanité se distinguant peu à peu d'espèces antérieures ou voisines - ce qui n'a rien à voir avec la brièveté d'une "naissance".
Mais, à l'autre bout de l'histoire, on peut aussi remarquer que ce qui, dans l'histoire d'un homme, est prévisible comme vieillesse et mort, n'est guère envisagé par l'histoire de l'humanité. Lorsque Valéry affirme le caractère mortel des civilisations, ces dernières désignent non pas l'humanité dans son ensemble, mais certains de ses aspects ou certaines de ses réalisations. A quoi on peut ajouter que, même s'il semble possible - sinon "logique" - d'envisager une disparition de l'humanité dès lors qu'on en repère une émergence, ce qui distingue une telle disparition de la mort d'un homme, c'est au moins l'incapacité où l'on se trouve d'en situer l'échéance : la mort d'un homme est (statistiquement) programmable, celle de l'humanité ne l'est pas.
II. Motivations et défaut majeur de la comparaison
Si malgré ce caractère très approximatif la comparaison perdure, sans doute est-ce parce qu'elle se réfère à ce que nous croyons connaître. Or si l'on considère les choses avec quelque sérieux, on doit avouer que cette connaissance n'en est pas une. Une fois affirmée la périodisation ci-dessus évoquée, que peut-on en effet savoir de l'histoire d'un homme ? Pour la comprendre, il faut en repérer les déterminations (hérédité, influences reçues de la famille et des différents milieux traversés...), mais aussi - pour peu que l'on soit attentif aux théories freudiennes - les pulsions, complexes et configurations de l'inconscient. De tels éléments paraissent malaisément transposables sur le plan de l'histoire de l'humanité globale, mais, en admettant qu'on puisse en déceler au moins quelques équivalents, rien ne garantit que la compréhension cherchée par rapport à un homme ait du sens par rapport à l'humanité : ici, la différence quantitative est telle qu'elle amène à envisager des types d'explication totalement hétérogènes.
Même si l'on ne prétend pas explorer avec précision la trajectoire d'un homme, on admet que la signification de son existence ne peut apparaître qu'après sa mort. De ce point de vue encore, la comparaison n'est guère éclairante, puisqu'elle obligerait à admettre que l'histoire de l'humanité est dénuée de sens tant qu'elle n'est pas achevée (sauf bien entendu si l'on affirme d'abord que ce sens est fourni ou imposé de l'extérieur, par Dieu) - alors même que, une fois achevée, on voit mal qui pourrait en saisir la signification ! La comparaison amènerait ici à nier la possibilité d'une philosophie de l'histoire, en l'absence de laquelle il paraît difficile, sinon impossible, d'élaborer une histoire dotée de sens.
En fait, la comparaison en cause dissimule une double ignorance, ou un cercle vicieux : elle prétend fournir un modèle d'intelligibilité, mais ce dernier reste flou et n'est pas homogène à son domaine d'application. Pire : elle ne retient de l'histoire d'un homme qu'un schéma très général, c'est-à-dire qu'elle la transforme en quelque sorte à l'avance en un résumé de l'histoire de l'humanité !
III. Implications idéologiques
On peut à ce propos remarquer que, dans ses recherches, Freud a inversé le sens de la comparaison en même temps qu'il en a modifié les termes : loin de comparer l'histoire de l'humanité à celle d'un homme, il montre que dans cette dernière demeurent des échos de certains moments de l'autre (meurtre primitif et prohibition de l'inceste). Ce serait alors l'histoire d'un homme qui serait éclairée par celle de l'humanité et non l'inverse. C'est également ce que suggèrent les travaux de Piaget, lorsqu'il retrouve dans l'évolution mentale de l'enfant des périodes rappelant ce que Comte désignait comme état théologique ou état métaphysique de la connaissance humaine, ou, d'un autre point de vue, ceux de Bachelard lorsqu'il décèle sous le nom de "profil épistémologique", le maintien de conceptions antérieures de la raison, sous la raison scientifique la plus en pointe.
Si la comparaison doit être inversée pour correspondre à quelque vérité, c'est qu'elle constitue, telle qu'elle ordinairement véhiculée avec quelque insistance, un élément idéologique. Autant dire que son caractère approximatif recouvre des intérêts et des pratiques éventuellement peu recommandables. C'est bien ce qui apparaît dès que l'on observe qu'elle met en jeu deux concepts qui, malgré leur proximité sémantique, sont loin de désigner des réalités effectivement comparables. Quels que soient les méandres de son existence, un homme possède au moins l'unité de sa biographie, et cette dernière justifie que l'on évoque son "évolution" (au moins de sa naissance à sa mort, sinon intellectuelle). Par contre, l'idée d'humanité ne recouvre pas une telle unité. Bien au contraire, elle est synonyme de diversité- au point que le projet d'une histoire de l'humanité unifiée paraît aujourd'hui peu réalisable, tant les diachronies à l'oeuvre dans les cultures humaines sont différentes : quel sens peut-il y avoir à mettre en parallèle, sous prétexte de les intégrer dans une histoire de l'humanité, une communauté amazonienne et le royaume de Prusse ?
Il n'est pas surprenant qu'à vouloir comparer l'histoire de l'humanité et celle d'un individu quelconque, on en vienne alors à soutenir un évolutionnisme sociologique qui a pour effet direct de transformer les sociétés traditionnelles ou "primitives" en représentantes de l'enfance de l'humanité, une enfance ailleurs dépassée depuis longtemps. L'idée de rédiger des histoires universelles de l'humanité eut du succès au cours des siècles classiques, lorsqu'on n'hésitait pas à calculer la date de naissance de l'homme en s'appuyant sur les généalogies de la Bible, ou à considérer avec apitoiement les "sauvages" comme de malheureux attardés, de "grands enfants" - qu'ils fussent jugés mauvais ou bons n'y changeant pas grand chose - que l'univers adulte (européen) devait aider (c'est-à-dire, dans les faits, obliger) à "progresser". La colonisation, l'ethnocide dérivent de telles conceptions qui, faute de reconnaître dans la diversité des cultures des modes d'accès différents à des maturités qui n'ont pas grand chose à voir avec celle des Lumières kantiennes, ont le tort de précisément vouloir construire une histoire de l'humanité conforme au schéma d'une biographie individuelle (même si cette dernière demeure à jamais, dans une telle conception, incomplète, faute d'en envisager la mort).
Conclusion
Bien entendu, lorsque le langage quotidien continue à évoquer la naissance ou l'enfance de l'humanité en redonnant à la comparaison ancienne un semblant de vérité, il ignore quelles conséquences négatives peuvent s'en déduire. Mais le rôle de la réflexion philosophique n'est-il pas, précisément, de déceler les ultimes conséquences des rumeurs et des usages apparemment les plus anodins ?