Il faut jouir du moment présent : lorsqu'on répète l'expression à la façon d'un dicton, on oublie le sens qu'elle avait chez les épicuriens, et l'on préfère la compléter d'un "car on ne sait pas ce que l'avenir nous réserve"... Ce à quoi il est toujours possible de répliquer qu'au contraire, chacun peut deviner son avenir : ce sera, à plus ou moins long terme, sa propre mort. Serait-ce alors le caractère inéluctable de celle-ci qui donne à l'avenir un caractère peu engageant ? Ou est-ce ce qui risque de la précéder : ce laps de temps indéfini entre le présent et la fin de tout avenir, dont on peut ignorer de quoi il sera fait. Mais y a-t-il dans cette ignorance une raison suffisante pour que l'avenir soit objet de crainte ?
I. La mort différée
La mort, en tant qu'elle est le terme de l'avenir individuel, n'est peut-être pas crainte en elle-même. Tout d'abord parce qu'elle est de l'ordre de l'impensable (puisque inexpérimentable). Mais aussi, comme l'a souligné Heidegger, parce qu'on la conçoit obligatoirement dans une étrangeté radicale : ce n'est jamais moi qui, meurs, ce sont les autres qui meurent.
De plus, Freud a indiqué que l'inconscient se singularise, relativement à la conscience, par son ignorance de la temporalité. Ce qui a pour conséquence son ignorance de la mort : dans mon inconscient s'affirme implicitement mon caractère "éternel". Enfin, c'est moins la mort en elle-même, comme moment ponctuel, que ce qui la précède (la souffrance physique éventuelle, la dégradation du corps et le délabrement de l'esprit) ou ce qui pourrait lui faire suite (la survie posthume d'un principe spirituel) qui parait être, pour les pensées spiritualistes, l'objet de souci.
II. Suspendre la crainte à propos de l'avenir individuel
Dans de telles conditions on constate l'élaboration de "solutions" destinées à faire de l'avenir individuel antérieur à la mort une existence sans crainte. C'est par exemple la sagesse stoïcienne, recommandant l'indifférence à l'égard de tout ce qui n'appartient pas à ma volonté, en même temps qu'elle affirme une organisation de l'ensemble des événements par un logos cosmique : dès lors que tout est bien, aucun mal réel ne peut me concerner, à la seule condition que je sache distinguer ce qui relève de mon intimité propre et ce qui lui demeure extérieur.
Plus radicalement encore, l'épicurisme montre, en se fondant sur son matérialisme intégral, que rien ne survit à la mort physique ; du même coup, tout objet de crainte concernant l'avenir disparaît, puisque ma situation se ramène à une tautologie : tant que je vis, je ne suis pas mort - et il ne reste qu'à savourer au présent les plaisirs modérés que demande la nature.
À l'inverse, la plupart des systèmes religieux recommandent au croyant de se préparer à la mort, mais c'est pour que la vie posthume de l'âme puisse être envisagée comme une durée heureuse : s'abstenir du péché, être charitable, se consacrer à des exercices de méditation spirituelle, négliger le corps lui-même ont, selon les croyances, un objectif constant, qui consiste à assurer un passage bénéfique dans l'au-delà. Dans ce dernier, le dogme chrétien d'un jugement dernier et d'un pardon final des péchés par Dieu ne fait que confirmer le caractère globalement positif de l'avenir le plus lointain.
III. L'avenir collectif
Toutefois, si l'individu parvient ainsi à se rassurer pour ce qui le concerne et pour ce qui dépend de lui, reste la question des actions que peuvent accomplir les autres - l'ensemble de la société. C'est dans ce domaine que l'incertitude fait retour : le mal peut aussi se manifester indépendamment de mon vouloir, dans des décisions ou des comportements collectifs dont je serais la victime parmi d'autres (guerre, bouleversement politique ou social). De ce point de vue, la stabilité apparente d'une situation présente ne garantit pas son prolongement : la dimension historique n'est ni répétition ni stagnation, et les changements qu'elle implique peuvent être mal orientés. Alors, l'avenir peut être craint, échappant à ma volonté ou à mes possibilités de le modeler.
Aussi des philosophies de l'histoire ont-elles entrepris d'affirmer l'orientation générale de l'histoire vers le bien final. Dans une version directement chrétienne (Bossuet) ou plus philosophique (Hegel), il s'agit d'admettre qu'il n'y a de mal qu'apparent, et que, par-delà cette apparence, les événements convergent en fait, soit vers la réalisation des décrets de la Providence bénéfique, soit vers une rationalisation synonyme de Bien. Il en va de même dans la philosophie marxiste, puisque s'y affirme également le caractère historiquement passager de la violence : nécessaire dans l'histoire pour transformer la société, elle n'aura plus lieu d'être à partir du moment où sera constituée une société sans classes - qui est bien la fin, dans les deux sens du mot, de l'histoire.
Conclusion
Que l'avenir puisse être objet de crainte, cela témoigne de l'impossibilité, pour l'individu de le gérer entièrement : trop de facteurs ne dépendent pas de lui. Que cette crainte doive être obligatoire, c'est ce dont pourraient témoigner toutes les tentatives, spirituelles ou philosophiques, opérées pour s'en débarrasser. Au moins indiquent-elles, dans certains cas, une solution permettant d'effacer les raisons de la crainte : que l'humanité se montre progressivement de plus en plus rationnelle, et cela garantirait, sinon une détermination mécanique du futur (qui ramènerait les sociétés humaines dans l'ordre de la nature et de son déterminisme strict), mais le rejet des "folies" et des événements immédiatement nocifs.
Lectures
Bergson, L'Évolution créatrice
Sartre, L'Être et le Néant, II, 2
Épictète, Manuel