"Une loi de sens commun est un simple jugement général ; ce jugement est vrai ou faux. Prenons par exemple, cette loi que révèle l'observation vulgaire : A Paris, le Soleil se lève chaque jour à l'orient, monte dans le ciel, puis s'abaisse et se couche à l'occident. Voilà une loi vraie, sans condition, sans restriction. Prenons au contraire cet énoncé : la Lune est toujours pleine. Voilà une loi fausse. Si la vérité d'une loi de sens commun est mise en question, on pourra répondre à cette question par oui ou par non.
Il n'est pas de même des lois que la science physique, parvenue à son plein développement, énonce sous forme de propositions mathématiques ; une telle loi est toujours symbolique ; or, un symbole n'est, à proprement parler, ni vrai ni faux ; il est plus ou moins bien choisi pour signifier la réalité qu'il représente, il la figure d'une manière plus ou moins précise, plus ou moins détaillée ; mais, appliqués à un symbole, les mots vérité, erreur, n'ont plus de sens ; aussi, à celui qui demande si telle loi de Physique est vraie ou fausse, le logicien qui a souci du sens strict des mots sera obligé de répondre : Je ne comprends pas votre question. Commentons cette réponse, qui peut sembler paradoxale, mais dont l'intelligence est nécessaire à celui qui prétend savoir ce qu'est la Physique.
A un fait donné, la méthode expérimentale, telle que la physique la pratique, ne fait pas correspondre un seul jugement symbolique, mais une infinité de jugements symboliques différents ; le degré d'indétermination du symbole est le degré d'approximation de l'expérience en question ; pour le physicien, trouver la loi de ces faits, ce sera trouver une formule qui contienne la représentation symbolique de chacun de ces faits ; l'indétermination du symbole qui correspond à chaque fait entraîne, dès lors, l'indétermination de la formulequi doit réunir tous ces symboles ; à un même ensemble de faits, on peut faire correspondre une infinité de formules différentes, une infinité de lois physiques distinctes ; chacune de ces loois, pour être acceptée, doit faire correspondre à chaque fait non pas le sumbole de ce fait, mais l'un quelconque des symboles, en nombre infini, qui peuvent représenter ce fait ; voilà ce qu'on entend dire lorsqu'on déclare que les lois de la science physique ne sont qu'approchées.
(…) Cherchons maintenant la loi du mouvement du Soleil, c'est à die deux formules qui nous permettent de calculer, à chaque instant de la durée, la valeur de la longitude du centre du Soleil et la valeur de la latitude du même point. N'est-il pas évident que, pour représenter la marche de la longitude en fonction du temps, nous pourrons adopter, non pas une formue unique, mais une infinité de formules différentes, pourvu qu'à un même instant, toutes ces formules nous donnent des valeurs de la longitude différentes entre elles de moins de 1' ? N'est-il pas évident qu'il en sera de même pour la latitude ? Nous pourrons donc représenter également bien nos observations par des équations que l'algèbre regarde comme incompatibles, par des équations telles que si l'une d'elles est vérifiée aucune autre ne l'est. (…) Cependant, pour le physicien, toutes ces lois sont également acceptables, car toutes, elles déterminent la position du Soleil avec une approximation supérieure à celle de l'observation ; le physicien n'a le droit de dire d'aucune de ces lois qu'elle est vraie à l'exclusion des autres.
Sans doute, entre ces lois, le physicien a le droit de choisir et, en général, il choisira ; mais les motifs qui guideront son choix ne seront pas de même nature, ne s'imposeront pas avec la même nécessité impérieuse que ceux qui obligent à préférer la vérité à l'erreur."