Attention au sens ancien de "démocratie".
Les arguments ici développés gardent-ils leur actualité ?
Quelle conception se trouve impliquée de l'homme libre ?
Introduction
La réflexion politique moderne s'est habituée à considérer volontiers la démocratie comme, sinon le meilleur, du moins "le moins pire" (Churchill) des régimes. Telle n'est pas l'opinion de Platon, qui montre ici qu'elle ne peut qu'aboutir à la tyrannie. Précisément parce qu'un tel jugement paraît aujourd'hui déroutant, il est intéressant d'en analyser les fondements.
I. Démocratie et liberté
Si la "démocratie" est bien dès Platon gouvernement par le peuple, on doit rappeler que ce dernier terme n'a pas, dans la philosophie antique, le sens qu'on lui attribue à partir du XVIIIe siècle : loin de désigner l'ensemble du corps politique, il n'évoque qu'une "foule" ou une "masse" inculte, soumise à ses désirs, et qu'une bonne organisation de la Cité doit contraindre à obéir aux lois. Or, dans la démocratie, et c'est bien en quoi elle est pour Platon critiquable, c'est le peuple qui fait les lois.
Le peuple désire avant tout l'exercice de sa liberté, tenue pour le bien suprême. Constitué d'hommes "libres" (non esclaves), il a pour projet d'exercer cette liberté au maximum, c'est-à-dire de ne subir aucune contrainte. Tout le reste lui est indifférent (du point vue platonicien ; le peuple méconnaît l'importance du Bien et du Vrai). On doit là aussi préciser que cette liberté est entendue dans une acception particulière ; loin d'être politiquement organisée par la loi qu'elle énonce (cf. Rousseau) ou autonomie morale (saisie directe de la loi dans chacun, cf. Kant), elle ne veut subir aucun frein et obéit simplement à un désir toujours plus marqué de la déployer.
II. Perversion morale de la démocratie
C'est pourquoi tout signe d'obéissance à quoi que ce soit est perçu négativement par la liberté du peuple : plus les dirigeants (les mauvais échansons) flattent ce goût pour la liberté, plus elle va exercer de ravages:
- d'abord en s'en prenant aux dirigeants qui prétendraient encore imposer quoi que ce soit ;
- puis en prônant la désobéissance aux magistrats et en tournant en dérision (en obéissant, ils se conduisent comme des esclaves !) ceux qui les respectent ;
- enfin en inversant les rôles : on loue les " gouvernants qui ont l'air de gouvernés " (ceux qui font le jeu des passions populaires, les démagogues) et " les gouvernés qui prennent l'air de gouvernants " (puisqu'ils démontrent ainsi leur capacité à ne pas obéir !).
Cette contagion par la liberté gagne même l'intérieur des familles : pourquoi obéir au père ? Ce serait encore se conduire en esclave. Aucune hiérarchie n'est donc plus reconnue. Et même les animaux, peut-être capables de s'adapter à une telle ambiance, risquent de ne plus obéir ! ( petite ironie au passage, mais qui signale l'ampleur des dégâts : toute hiérarchie est décidément impossible ).
III. L'aboutissement à la tyrannie
Le peuple libre finit donc pas ne plus respecter aucune loi. Toute autorité temporaire apparaît comme insupportable et produit des mouvements de révolte. Même les "lois non écrites" (celles au nom desquelles Antigone enterre son frère, et qui sont au-delà des lois humaines) ne sont plus respectées : le peuple apparaît délivré de tout souci moral, sinon religieux.
Ainsi l'anarchie (absence de "chef" ou de pouvoir) déborde la Cité démocratique elle-même. Elle conteste l'ordre naturel (les animaux) et l'ordre divin (les lois non écrites). La sanction de cette anarchie généralisée, fondée sur une absence de réflexion (la démocratie est un gouvernement "juvénile", aligné sur le comportement sauvage d'un enfant désobéissant) ne peut être que la tyrannie. Terme à interpréter en plusieurs sens : tyrannie des désirs et du corps, mais aussi tyrannie politique dès lors qu'un démagogue s'empare par la force d'un pouvoir en effet vacant.
Conclusion
Le point de vue platonicien peut paraître dépassé ; notamment parce qu'il est fondé sur une conception de la liberté qui n'est plus celle de la réflexion politique moderne ; mais il signale, même si c'est de façon outrée, les risques de toute démocratie en insistant sur la nécessité de l'éducation du peuple au respect de la loi. Pour Platon, cette éducation est en fait inutile, c'est par sa nature même que le peuple ignore la nécessité de la loi. Pour les modernes, elle est au contraire concevable, et sous l'aspect d'une éducation de tous (non de la classe basse de la Cité platonicienne), même si ses conditions sont encore difficiles à réunir et si son efficacité n'est pas totalement assurée : que la démagogie guette toujours les systèmes démocratiques.