Questions préalables
- Quel est exactement le thème du texte ?
- L'opposition entre théorie et pratique est-elle aussi évidente que l'affirme Comte ?
- À qui, d'après ce texte, doit appartenir le pouvoir législatif ?
Introduction
Il est fréquent que des gouvernants soient critiqués par les citoyens : on leur reproche de mal faire leur travail, ou de n'être pas plus aptes que d'autres à l'exercice du pouvoir. De leur côté, ils se targuent au contraire d'une connaissance des affaires publiques justifiant la place qu'ils occupent "au sommet". Comte, ici, conteste à la fois leur compétence et la prétention de quiconque à "s'ériger en législateur". Ainsi renvoyés dos à dos, les deux partis, bien que pour des raisons différentes, devraient commencer par reconnaître que la politique est une affaire de spécialistes.
I. Engagement et théorie sont incompatibles
Tout individu qui assume le pouvoir est tenté d'affirmer qu'il lui appartient de "voir juste en politique" : cette justesse ne paraît-elle pas être, par définition, la condition du pouvoir ? Mais en face, les gouvernés semblent bien ne pas être du même avis : ils reprochent volontiers aux gouvernants leurs erreurs. Du point de vue de Comte, les deux groupes ont tort. Pour lui en effet, c'est le fait même d'exercer le pouvoir qui empêche de développer des jugements politiques appropriés, à cause d'un principe. général affirmant que "plus on est enfoncé dans la pratique, moins on dort voir juste sur la théorie". Cette séparation rigoureuse du travail paraît, telle qu'elle est ici affirmée, de portée universelle. En tout cas, elle doit s'appliquer dans le domaine politique.
Une telle conception n'est pas nouvelle ; on la rencontre par exemple chez Rousseau, bien que dans des termes assez différents : au début du Contrat Social, Rousseau affirme en effet qu'il n'appartient pas au gouvernant de disserter sur les principes de la politique juste, mais de les appliquer sans tarder. Et c'est précisément, ajoute-t-il, parce qu'il ne participe pas du pouvoir qu'il a le droit d'écrire à son sujet et d'en exposer les fondements. L'argumentation de Comte considère qu'un responsable politique est trop engagé dans sa propre pratique pour avoir le recul nécessaire à la formation d'idées justes en politique générale. D'une certaine façon, c'est l'idée qui fonde aussi sa critique de l'introspection : je ne puis être simultanément engagé dans une action et extérieur à la même action, occupé à y réfléchir (thème qui connaîtra une longue descendance lorsqu'on analysera les difficultés des "sciences humaines" à conquérir une "objectivité" qui ressemble à celle des sciences de la nature : comment le sociologue, qui est bien inscrit dans une société, peut-il s'en abstraire pour l'analyser ?).
En conséquence, celui qui veut réfléchir ou écrire sur la politique ne doit aucunement y participer : "comment pourrait-il être à la fois acteur et spectateur ?". La réflexion politique n'a rien de commun avec l'action : l'affirmation de Comte n'admet aucune dialectique entre les deux aspects.
II. La tentation démagogique
À qui serait tenté de déduire d'une telle situation que les gouvernés, puisqu'ils n'exercent pas le pouvoir, risquent d'avoir en partage, de façon "instinctive", une juste opinion sur le système politique, aussi bien qu'une capacité législatrice, Comte réplique qu'il ne s'agit là que d'un préjugé, même s'il est moins dangereux que le premier. Sans doute doit-on comprendre que le gouverné manque de réflexion, et de formation aux idées politiques : on n'est pas "par instinct", naturellement apte à débattre en ce domaine. Il y a dans la politique trop de facteurs et de subtilité pour qu'on prétende s'en mêler sans y avoir reçu aucune éducation. Cela ne constitue pas nécessairement une critique radicale du système démocratique dans lequel c'est précisément le peuple qui compose, bien qu'indirectement et par le biais de ses représentants, le législateur, mais cela en désigne à l'avance une difficulté majeure : un peuple non éduqué politiquement risque en effet d'élire n'importe quel démagogue en raison de ses promesses et se trouve responsable, par manque de capacité à analyser les discours et les situations, de lois mauvaises.
Si le jugement politique juste ne peut appartenir ni aux dirigeants ni à l'innocence des gouvernés, il ne peut être élaboré que par des spécialistes. Ce qui garantit leur spécialisation, dans le texte, c'est précisément leur extériorité au pouvoir : ils ont pour travail spécifique de réfléchir... même s'il doit bien leur arriver de temps à autre de voter. Mais ils ne doivent en aucun cas occuper un "emploi ou une fonction publique", de façon à se tenir soigneusement à l'écart du pouvoir en place, à n'en subir aucune influence et à garantir ainsi l'indépendance et la validité de leur réflexion.
III. La liberté nécessaire aux publicistes
On peut évidemment se demander comment un jugement politique ainsi protégé de tout contact avec la pratique a quelque chance de correspondre à la réalité ou de pouvoir être ensuite entendu par le pouvoir. Mais on peut aussi s'interroger sur le statut et la fonction réels de tels spécialistes de la réflexion : leurs écrits devraient être pris en compte par les gouvernants, et ils deviendraient ainsi des sortes de conseillers du pouvoir, qui auraient l'avantage de n'être responsables devant personne.
Des trois groupes distingués par Comte : le pouvoir, les gouvernés et les publicistes, seul le dernier possède la capacité d'un jugement juste, parce que serein : les gouvernants sont dominés par les exigences de leur action, les gouvernés restent incapables d'apprécier correctement les raisons ou les enjeux des actions. C'est reconnaître aux simples commentateurs une position privilégiée qui suppose qu'ils aient bénéficié, pour ce qui les concernent, d'une formation adéquate à la vie politique. Et, comme il sont malgré tout gouvernés par les dirigeants, on ne voit pas bien d'où ils tirent ce privilège sinon de leur profession même.
Conclusion
Cet éloge des publicistes suppose enfin qu'ils aient le droit de dire exactement ce qu'ils pensent: leur éloignement du pouvoir doit signifier aussi une absence de censure de la part de ce dernier. Il y a là chez Comte, au moins implicitement, l'exigence d'une liberté de jugement complète pour ce qu'on nomme au XXe siècle le "quatrième pouvoir". Et l'on peut toujours espérer que les gouvernés, présentés d'une façon un peu méprisante, finiront par acquérir un peu de compétence dans leurs jugements par la lecture des publicistes.
Lectures
- Burnham, L'Ère des organisateurs
- Spinoza, Traité politique