Points préalables
- Le texte porte moins sur la liberté que sur les moyens de la supprimer.
- Mais la dernière phrase indique que la liberté est toujours sous-jacente !
- De la liberté du corps et de celle de l'esprit, laquelle serait la plus importante ?
Introduction
Qu'est-ce qu'être libre ou indépendant ? La réponse à cette question dépend autant de postulats que d'une analyse des situations concrètes dans lesquelles un pouvoir peut, par différents moyens, supprimer l'indépendance et la transformer en son contraire. C'est cette seconde voie que suit ici Spinoza : sans métaphysique, il s'agit de repérer les différents modes de soumission d'autrui et d'en mesurer la portée.
I. La dépendance physique
Être dépendant, c'est se retrouver sous "la puissance", au pouvoir d'un autre. A contrario, est indépendant celui qui peut "vivre exactement comme bon lui semble", c'est-à-dire obéir à sa volonté ou à son désir- ce dont Spinoza fournit deux exemples particuliers : il peut tenir tête à n'importe quelle force, ce qui confère à l'indépendance un pouvoir notable de résistance ; et "se venger à son gré de tout préjudice qui lui serait causé", ce qui semble ouvrir la possibilité d'une justice privée, éventuellement inquiétante puisque potentiellement génératrice d'interminables luttes ou règlements de compte privés : l'indépendance ainsi cernée paraît antérieure à l'organisation sociale. Le premier paragraphe situe ainsi le problème dans un contexte asocial, traversé par des conflits ou des revendications contradictoires.
Quatre moyens sont alors distingués pour maintenir autrui "en sa puissance" : pour établir un pouvoir. Les deux premiers ne concernent que la suppression de l'indépendance du corps (déplacements autonomes, capacité de défense, etc.). Il s'agit, soit de le lier ou enchaîner : ce qui le prive évidemment de mouvement et le place à la disposition du puissant ; soit de le mettre dans une situation qui n'est pas sans rappeler la définition de l'esclavage : une fois désarmé (sans doute à l'issue d'un combat qu'il aura perdu), on lui ôte "toutes possibilités de se défendre ou de s'enfuir". Les deux autres moyens entraînent une domination sur l'esprit. Soit que l'on provoque une "crainte extrême" par la menace d'une force physique, soit qu'on s'attache l'autre par des bienfaits, le résultat est comparable : l'individu soumis privilégie désormais les consignes et la volonté du "maître" sur les siens propres, ce qui définit classiquement son aliénation : sa volonté fait place, en lui-même, à celle du maître dont il exécute les directives.
II. La dépendance spirituelle
La domination du "corps seulement" semble inférieure, en importance ou signification, à celle de l'esprit, dans la mesure où un corps dominé peut toujours loger un esprit indépendant. Dans cette optique, le pouvoir le plus complet sur autrui est donc celui qui procède par la crainte ou les bienfaits et vient éventuellement s'ajouter aux contraintes physiques.
Toutefois, cette domination spirituelle apparaît elle-même fragile, dans la mesure où elle ne repose que sur des sentiments, des affects, dont rien ne prouve qu'ils puissent être interminables. Crainte ou espoir doivent être "maintenus" si l'on veut garantir la durée du pouvoir. En effet, sitôt que l'individu soumis cesse de les éprouver, "il redevient indépendant" - au moins mentalement.
III. L'indépendance toujours latente
Ainsi, l'indépendance morale reste toujours en sommeil, ou latente, y compris lorsqu'elle a l'air de ne plus être efficace : elle attend en quelque sorte la première occasion pour resurgir. C'est que, d'une part, elle ne peut être appréciée relativement aux situations simplement concrètes, tandis que de l'autre elle concerne ce qui est sans doute le plus central dans l'homme, à savoir la vie de l'esprit.
On peut illustrer une telle affirmation en rappelant par exemple que plus tard, Hegel interprétera précisément la crainte (ressentie par l'esclave à l'égard de son maître) comme le premier indice de la reconstruction d'une subjectivité : le sentiment ressenti appartient en propre au sujet, même si ce dernier est en apparence soumis. Sans doute est-il provoqué par une puissance extérieure, mais, dans sa façon d'être vécu, il témoigne de l'existence d'une intimité.
Autre exemple possible : l'affirmation sartrienne selon laquelle les Français n'ont jamais été aussi libres que sous l'occupation allemande -ce qui peut se comprendre, d'un côté comme allusion à une liberté intérieure indéracinable, de l'autre comme soulignant que la véritable liberté ne peut être affirmée dans le vide, et a besoin de connaître ce contre quoi elle devra se déployer.
Conclusion
Ce que souligne ici implicitement Spinoza, c'est qu'un pouvoir authentique (légitime, ou de nature politique) ne peut en fait être établi sur aucun des quatre moyens indiqués : les deux premiers sont insuffisants, les deux autres ne font que refouler l'indépendance sans la supprimer durablement. Ainsi la mise au point de l'organisation politique ne peut-elle faire appel ni au conflit violent, ni à la crainte produite par la force menaçante, ni à l'espoir des bienfaits, c'est-à-dire à la corruption.
Lectures
- Spinoza, Traité théologico-politique
- Hobbes, Le Léviathan