Analyse du sujet
La question porte sur le terme "suffire"; entendons bien qu'il s'agit de savoir si l'historien, dans sa pratique d'historien, se définit par l'usage qu'il fait de la mémoire: de la mémoire collective, celle que retient une collectivité (lieux de mémoire, archives, etc..); mais aussi de la mémoire individuelle, celle de l'historien lui-même (notamment de sa mémoire personnelle: comment sortir de cette dernière? Comment pratiquer objectivement l'histoire quand notre subjectivité, notre histoire elle-même entre en jeu?)
D'où :
- l'historien est-il seulement cette intelligence dont le travail tient dans une objectivité nécessaire ou faut-il y intégrer la personnalité de l'histoire (fait-on de l'histoire depuis son vécu?).
- la définition de l'histoire en découle, comme le terme "suffire" le montrerait: définit-on à la fois la réalité historique quand on la définit par la "mémoire"? Définit-on la pratique historienne, cette démarche du savoir quand on la tient dans un usage de la mémoire?
- l'historien est-il une individualité irréductible à l'objectivation propre au savoir? Ou bien sa nécessaire subjectivité impliquerait-elle un remaniement du concept d'histoire? La question se pose en raison de l'ambiguïté des termes "mémoire"(collective ou individuelle? Restitution ou création du passé?).
Problématiques possibles
- Elles doivent envisager cette ambiguïté des termes historien et mémoire:comment résoudre cette ambiguïté?
- Elles peuvent le faire en cherchant à délimiter, à définir la pratique de l'historien:à partir de quand l'est-on?
- Enfin, on peut envisager de questionner la substance de l'histoire, ce que les philosophes désignent comme "historicité"?
Références
Bergson, Matière et mémoire
Hegel, La raison dans l'histoire
P.Veyne, Comment écrit-on l'histoire ?
Introduction
L'historien travaille sur la mémoire; il cherche à mettre en ordre les réalités passées (les res gestae) car ces réalités en tant qu'elles sont passées, nécessitent d'être enregistrées: c'est la première approche que nous faisons de l'histoire: quelle mémoire en avons-nous ?
C'est justement cette dimension du passé qui fait problème, car en tant que passée, la réalité historique risque de se dissoudre définitivement ou de s'altérer en raison de ce que la mémoire retient et ne retient pas. C'est donc une réalité, sinon périssable, du moins fragile. C'est cette fragilité même que la mémoire éprouve et que l'éthique de l'historien cherche à conserver: saisir les choses passées telles qu'elles se sont passées, n'est-ce pas le minimum d'intégrité exigible d'un historien ?
I. Les limites de la mémoire
Et l’intégrité signifie ici tout à la fois la probité d'une neutralité axiologique et la qualité de la saisie sans altération de la réalité étudiée, ici "les choses passées". Aussi faut-il étudier le rapport entre l'historien et la mémoire: tel sera le problème qui sera traité ici. L'historien entretient un rapport d'utilité à la mémoire: il s'en sert comme faculté, par exemple d'enregistrement, mais aussi comme matériau de sa pratique de savoir par exemple; il va à la bibliothèque compulser les archives: Arlette Farge en a décrit les exigences, mais aussi le bonheur, dans Le Goût de l'archive. Dans cette perspective d'utilité, il semble légitime de poser que l'historien se suffit de la mémoire.
Pourtant, sa pratique ne consiste pas à la simple étude de la "mémoire", sauf à préciser ce qu'étudier la mémoire peut signifier; car si cette étude montrait qu'il ne s'agit pas d'une simple lecture, alors il faudrait poser que la pratique de l'histoire excède, déborde le simple registre de la mémoration. Pour envisager cette hypothèse, les travaux des historiens ne manquent pas qui décrivent leur labeur. Avant toute chose, ce dernier n'est pas que restitution d'un passé dans sa pureté.
Deux raisons à cela :
A - La mémoire fait plus que simplement enregistrer ce qui s'est passé: elle est limitée en raison même des cadres (sociaux par ex. selon Halbwachs, physiologiques par ex. selon Delay, etc.), et cette limitation signifie qu'il y a nécessairement altérations, ajouts, peut-être même créations involontaires du fait même de la mémoire. A la finitude de la mémoire s'adjoint la dimension créatrice que Proust a joliment utilisée pour rechercher le temps perdu, et fait œuvre ainsi d'historien .
B - Le travail de l'historien: bien loin de simplement consigner, de mettre en signes les faits passés, il a pour caractéristique intellectuelle d'écrire une narration, "faire acte diégétique" dont les principaux moments consistent à "nouer une intrigue", selon P. Veyne marqué par Aristote, un "problème" selon Furet. Il faudrait en dérouler le fil en une trame par delà le schéma étiologique, le simple enchaînement des causes. Le récit, l'histoire racontée par l'historien est une création, une nécessaire (re)création due à l'inscription de l'historien dans son époque.
De ce point de vue d'écriture, l'historien ne se suffit pas, au sens de ne se satisfait pas, de la mémoire, puisqu'il la (re)met en forme, et ce faisant, fait acte de création.
II. La mémoire, parce qu'elle peut être modelée, doit être questionnée
Le problème se pose alors de l'objectivité du travail de l'historien: Aron a remarquablement montré combien l'objectivité historienne était limitée, et force est de se demander si l'historien, mû par la valeur de l'objectivité, ne devait pas se suffire de la mémoire. Plus précisément, le travail conceptuel doit interroger ce qu'"objectivité" peut signifier ici dans l'espace des savoirs où les subjectivités sont plus que parties prenantes: parties intégrantes, et que l'on désigne comme "sciences humaines". Peut-on ainsi se dire encore "objectif" quand la subjectivité est irréductiblement présente sous la forme de la mémoire et de sa mémoire propre en particulier? L'objectivité n'est plus alors à prendre comme "neutralité axiologique", ni comme pure saisie de la réalité de l'objet en lui-même, posé devant le sujet, comme nous l'avons précédemment montré.
L'objectivité en histoire ne saurait reposer que sur le consensus des esprits sur une idée, ou valeur; c'est la thématique du "sens commun" qui repose soit sur l'accord des sujets dû à une identité de structure de l'esprit; soit sur l'identité des procédures intellectuelles en jeu (procédures gnoséologiques, mais aussi sociaux propres à l'institution, universitaire notamment: un historien peut exercer son art dans une université et l'histoire est devenue une discipline universitaire à part entière. L'historien doit par la suite composer avec les rapports de forces et de pouvoir de l'institution.
L'analyse de l'Ecole de Francfort a désigné ces rapports avec lesquels composer pour écrire l'histoire comme étant l'idéologie; le problème est alors la lucidité de l'historien dans la pratique qu'il peut faire de l'esprit humain: c'est alors le visage de l'intellectuel que l'historien peut prendre, soit pour chercher à neutraliser cette idéologie (mais ce sera alors au nom d'une autre idéologie), soit à jouer avec elle, au risque d'être jouée par cette dernière: imposer sa lecture ou son écriture, à moins qu'elle ne lui soit imposée. La thématique du "devoir de mémoire" a mis cette situation de l'intellectuel-historien en avant. Habermas a montré dans les différents cas de figure la nécessité de la Selbst réflexion, de la réflexion sur soi, que l'historien pouvait alors faire pour pratiquer l'histoire au nom de la mémoire, en jouant sur les divers chausses-trappes de l'histoire.
Conclusion
Au total, on voit combien il est difficile pour un historien de se suffire de la mémoire: difficulté due à la mémoire, à la pratique de l'histoire elle-même, et de sa position institutionnelle. Et le débordement de la mémoire par la pratique historienne montre la nécessité de réaménager l'ordre des discours.