Préparation du sujet
- "L'homme" de la question est-il éternellement semblable ?
- Que peut-être une maîtrise des passions qui en respecte la nature ?
- Pour éviter un devoir en deux parties opposées comme semble le suggérer le sujet, on pensera à une approche historique.
Introduction
La définition traditionnelle de l'homme comme être rationnel entraîne en général une interprétation péjorative de son versant passionnel, et nombreux sont les philosophes classiques qui recommandent une maîtrise des passions. Mais l'homme est aussi un être historique, qui modifie la conception qu'il a de ses potentialités, et dont les jugements sur ses propres aspects peuvent de la sorte varier. En conséquence, il est justifié de s'interroger sur le sens que peut avoir, au-delà de la pensée ancienne ou classique, l'espoir de maîtriser les passions pour confirmer l'homme dans son être: l'homme se reconnaît-il dans les passions ou dans leur maîtrise ?
I. La condamnation classique
On rappelle que, dès Platon, les passions apparaissent nocives : elles mènent à la démesure, sinon à la folie, obligent la raison à se pervertir pour leur obéir, et condamnent l'être humain qui en est la victime à un monde illusoire. Éloignant de toute vérité, elles ne sauraient révéler la vérité de l'homme lui-même. Cette attitude se retrouve dans les "sagesses" de l'Antiquité : le stoïcien recommande de cultiver l'indifférence aux événements et aux affects : est sage celui qui se tient à l'écart des faux jugements déterminés par ce qui échappe à ma volonté. L'attachement passionnel à quoi que ce soit est condamné en conséquence. D'un point de vue chrétien, c'est ce que la passion suppose d'excessif dans le comportement qui est encore condamnable ; ne désigne-t-elle pas une emprise trop forte du corps sur l'âme ? ne produit-elle pas une véritable aliénation de cette dernière ?
Sans doute Descartes ou Spinoza s'attachent-ils à distinguer les passions, qui ne sont en elles-mêmes pas nocives, de l'usage qui peut en être fait. C'est alors une analyse intellectuelle de leurs causes et des débordements auxquels elles mènent éventuellement qui en réduit la portée et en assure la maîtrise. On constate ainsi que la rationalité présente en l'homme exige que les passions soient maintenues en une juste place, dont c'est la raison elle-même qui décide.
II. Réestimation romantique de la passion
C'est dans la littérature, beaucoup plus que dans la philosophie, que la passion va affirmer sa valeur spécifique. Le théâtre classique, qui en montre encore les ravages, et les condamne à sa manière, n'en propose pas moins à ses spectateurs de nouveaux modes d'être et de sentir (cf. les analyses de J. Duvignaud dans L'Acteur) : loin d'être le simple reflet de ce qui est vécu, il révèle des dimensions subjectives à partir desquelles l'existence prend une autre coloration. Avec le romantisme, le mouvement s'accentue, jusqu'à l'affirmation d'une suprématie de la passion, seule capable de donner à l'existence sa valeur la plus exaltante. Si la passion peut mener à la mort, cette dernière est moins une sanction confirmant un échec qu'un aboutissement : l'ultime façon d'affirmer la volonté qu'a le sujet de dépasser la médiocrité des contraintes du monde tel qu'il est. Dans cette optique, l'exaltation passionnelle peut acquérir une valeur révolutionnaire et signifier le désir d'un changement radical du monde et de la société (cf. Sade : Idée sur les romans, et la manière dont il y interprète les romans gothiques comme signes annonciateurs de la Révolution).
Dans la philosophie, cette revalorisation est confirmée par la notion hégélienne de ruse de la raison : c'est parce que cette dernière est en elle-même trop exigeante pour la subjectivité humaine que l'homme accomplit les actes marquants de l'histoire en croyant obéir à ses passions égoïstes. Il n'est dès lors plus recommandé de maîtriser les passions, puisque c'est au contraire en leur obéissant que l'on participe à la rationalisation du monde. L'opposition entre la passion et la raison dans l'homme perd sa signification, il convient de concevoir une complémentarité secrète entre une Raison extra-humaine et sa diffraction dans l'homme sous l'aspect de la passion.
III. Réalisation passionnée des projets
En fait, l'homme se reconnaît en priorité dans ce qu'il accomplit : dans son travail et dans sa culture. S'interroger sur sa reconnaissance dans les passions ou dans leur maîtrise rationnelle, c'est demeurer dans un contexte idéaliste ou spiritualiste qui méconnaît la dimension, sans doute plus essentielle, de la pratique. Dès lors on peut transformer la question, pour se demander si les passions participent à l'inscription de la réalité humaine dans le monde, ou si inversement une telle participation ne peut être attendue que de leur maîtrise.
Il est devenu banal d'affirmer qu'un esprit totalement dépassionné est aussi un esprit inactif, privé d'enthousiasme, de goût d'entreprendre quoi que ce soit. Toute entrée dans une pratique suppose que s'exerce à son égard une préférence subjective, quel qu'en soit le degré. De ce point de vue, la passion apparaît comme le degré ultime d'une telle préférence, et comme un moteur particulièrement efficace pour l'action, dans quelque domaine que ce soit (économique, culturel, artistique, politique, scientifique).
Conclusion
Le jugement que l'on porte sur l'existence et le bon usage des passions dépend du contexte intellectuel dans lequel la question est posée, tout comme la façon dont l'homme peut se concevoir. Dès lors, on ne peut que constater la variété des réponses possibles, et la réalité d'une évolution historique qui mène la réflexion contemporaine, si attentive à repérer l'homme par ses projets, à reconnaître que les passions sont à l'œuvre dans le devenir humain et qu'en leur absence, ce devenir se trouverait fortement problématique.
Lectures
Descartes, Traité des passions
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique
Rougemont, L'Amour et l'Occident