1636 : Richelieu fonde l'Académie Française pour élaborer un dictionnaire et une grammaire de la langue française. L'Académie Française doit aussi censurer esthétiquement les oeuvres d'époque.
1639 : Vaugelas commence seul la rédaction et part de rien. Il écrit la lettre "A" presque entièrement. Avec l'aide d'autres auteurs, ils rédigent le dictionnaire jusqu'à la lettre "I", lorsque Vaugelas meurt.
1650 : Mézeray commence à "J". Il choisit des volontaires pour l'aider : La Fontaine, Racine, Boileau.
1678 : Le dictionnaire est édité et présenté au Roi. Son achèvement définitif a lieu en 1694. Il comporte alors 18 000 mots (et ne comporte que le langage sublime et médiocre).
Pourtant, bien avant ce dictionnaire, Richelet a publié en 1680 son propre ouvrage de définitions de mots, et Funetière en 1690 en a fait un aussi. Donc on peut se demander comment 40 personnes n'ont pas été plus rapides que des particuliers qui n'avaient pas le budget royal ! Ceci soulève une polémique sur l'inactivité de l'Académie Française. La presse critique alors avec ironie.
Montesquieu écrivit les Lettres Persanes en 1721. C'est la fin de la période classique, et l'on est sous la régence. La censure n'est pas très sévère, et les critiques vont "bon train". Les écrivains se déchaînent sur tous les sujets anciennement interdits. Montesquieu écrit donc les Lettres Persannes, un roman épistolaire entre deux correspondants, dont l'un est en France, et découvre totalement le pays.
I. L'Académie française
a) Rôle et fonction
L'Académie tire sa légitimité du Roi. L'Académie française possède un fonctionnement financier et matériel, "mains avides", où les académiciens sont pensionnés par le Roi. "Légitime": c'est une institution officielle. C'est un endroit unique, "un endroit singulier", avec une seule académie par nation.
L'Académie française est une sorte de tribunal pour œuvres littéraires, comme l'indique le "d'une espèce de tribunal...". Les règles sont extrêmement difficiles à remettre en cause, car elles sont comme les lois, définies et mises en place par le pouvoir. Sur la création du dictionnaire, la périphrase : "pour fixer son autorité, il donne un code de ses jugements..." indique que le dictionnaire devait dispenser une grammaire et un vocabulaire. On a une description des critères de la censure : "... ses oreilles veulent être frappées par la cadence et l'harmonie". C'est le côté esthétique qui est contrôlé.
Les 40 membres : "corps...tête...bouches...oreilles....yeux...pieds...mains". Il y 40 académiciens. La tête a ici un double sens : le sens noble, le niveau intellectuel, et le niveau physique. Le terme d'immortels, "éternels" renvoie au nom des académiciens. En effet, dès que l'un meurt, il est immédiatement remplacé. L'Académie parle énormément: l'éloge et le panégyrique sont nécessaires à l'arrivée des nouveaux arrivants.
b. Les critiques
L'Académie française est inactive : "presque vieux quand il naquit". C'est une allusion au dictionnaire qui mit tout de même 60 ans à paraître. "un batard, qui avait déjà .... naissance": C'est un hommage indirect aux privés qui ont publié leurs propres dictionnaires avant le national, tel Funetière. L'Académie Française parle pour rien "jaser" est péjoratif, ainsi que "babil", ou "fureur du panégyrique". La production écrite est ralentie car ils s'écoutent parler. Le dictionnaire n'est jamais à jour "il casse ses arrêts" (paragraphe 1). Le "peuple" de France possède une langue vivante, et la fait évoluée. Le dictionnaire n'est jamais à jour : il y a une décalage entre la publication et l'usage.
Le jugement est trop cassant, avec la métaphore du tribunal. La condamnation est péjorative ici. La préoccupation esthétique est également trop importante, comme le montrent les figures de styles présentes. Il y a un décalage entre l'esthétique et l'usage pratique du dictionnaire.
Enfin, le souci de l'argent est plus important que le souci de travail "mains avides": ils sont payés cher pour peu de production.
Toutes ces critiques sont justifiées, car l'écriture est de 1721, presque un siècle après la fondation de l'Académie Française, qui paraît un peu vieillotte à l'époque. Montesquieu n'évoque pas le rôle qu'elle a joué dans le classicisme.
II. Les moyens de la critique
a) Une lettre fictive, qui cache une argumentation
La lettre est tirée d'un roman car la date est irréalisable, ses coordonnées étant à 50% du calendrier lunaire, 50% du calendrier européen. Cette "erreur" est volontaire et revêt un symbole. En effet, 1715 est une date charnière, puisque c'est la mort de Louis XIV, et avec lui, du classicisme. Entre 1715 et 1723, la régence correspond à une période de relâchement littéraire, étant donné que le régent sait qu'il n'est pas en poste pour longtemps, donc il peut se permettre d'être laxiste. L'Académie Française garde la teinte d'une institution dépassée : Montesquieu le fait remarquer par la date.
La lettre est également fictive car le destinataire est remplacé par "***". Cela s'adresse en fait à tous les lecteurs, et à tous les francophones. Il n'y a pas non plus de formule de politesse, là encore rendant l'ouvrage fictif. En fait, Montesquieu écrivit 160 lettres, et il ne prit jamais ses lettres comme une correspondance intime! Il n'y a pas de demande de réciprocité, puisqu'en effet, il n'y a pas de demande de réponse de la part du correspondant. C'est une lettre d'information et d'argumentation. Il n'y a qu'un sujet: la satire est sous forme de lettre, c'est-à-dire que chaque paragraphe correspond à un point abordé. De cette façon, toute la question est abordée. C'est presque un plan de dissertation.
Enfin avec l'usage de la première personne du singulier, l'auteur, qui ne fait pas partie de l'Académie Française, se confond avec son personnage. C'est un moyen pour lui de montrer son exclusion de cette institution. il se sent étranger dans son propre pays, puisque effectivement, seuls les français avaient le droit de rentrer à l'Académie Française.
b) La distanciation prise par l'auteur
La distanciation est présente par l'usage d'un personnage étranger prétendument perse, et qui possède un regard naïf sur l'Académie Française. Le personnage est surpris par les établissements français. La naïveté du persan est souligné le sous-entendu de la ligne 24-25 : "je ne t'en dirai rien". Cela laisse entendre au lecteur que Montesquieu en sait énormément. En disant le moins, il suggère le pire. "espèce de tribunal ": il ne connaît pas le mot adéquat. il utilise des périphrases dépréciatives, comme "code de jugement" (péjoratif) pour signifier le dictionnaire (neutre).
Montesquieu relativise donc l'importance de l'Académie Française en la replaçant dans le contexte mondial. La comparaison est faite avec la Perse et permet de montrer L'Académie Française comme une aberration. Rica insère en fait le jugement des français dans le sien, "j'ai ouï parlé". Venant d'un étranger on l'écoute, contrairement aux français qu'on n'écoute pas. Il donne la pensée dominante en France et se fait porte-parole des écrivains. Les étrangers découvrent, et ils remarquent ce qui ne va pas: il y a un jeu de mots avec "persan", qui s'écrit "perçant", quand on parle du regard...
Enfin, à chaque fois que l'auteur parle des gens, il utilise un pluriel généraliste, qui ne risque aucune diffamation en restant vague. Il critique le système, pas les gens de ce système.
Conclusion
Le texte montre un paradoxe. L'Académie française est la garante d'une bonne production littéraire, or ici elle n'en fait rien. Sa vocation littéraire n'est donc pas évidente. Montesquieu fait partie des Modernes, or, la plupart des académiciens sont des Anciens. Tout ce qu'il peut dire, les faits l'ont prouvé: le système tourne à vide. Les Modernes s'en détachent, car le temps a fait son œuvre, et le classicisme est mort. Les principes lassent et donc soit l'Académie Française s'adapte, soit elle meurt... Les dictionnaires de l'Académie Française sont par ailleurs concurrencés par les autres. avec par exemple les quatre éditions au XVIIIe qui concurrence l'encyclopédie. Après la Révolution néanmoins, les parutions fêteront la fondation de l'Académie, et l'institution deviendra historique.