Giraudoux, Electre - Acte I, scène 3

Commentaire en deux parties:
I. Un rapport difficile entre dieux et humanité,
II. Le rôle du chef d'Etat.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

EGISTHE :

Cher président, je me suis demandé souvent si je croyais aux dieux. Je me le suis demandé car c'est vraiment le seul problème qu'un homme d'Etat se doive de tirer au clair vis-à-vis de soi-même. Je crois aux dieux. Ou plutôt je crois que je crois aux dieux. Mais je crois en eux non pas comme en de grandes attentions ou en de grandes surveillances, mais comme en de grandes distractions. Entre les espaces et les durées, toujours en flirt, entre les gravitations et les vides, toujours en lutte, il est de grandes indifférences, qui sont les dieux. Je les imagine, non point occupés sans relâche de cette moisissure suprême et mobile de la terre qu'est l'humanité, mais parvenus à un tel grade de sérénitude et d'ubiquité qu'il ne peut plus être que la béatitude, c'est-à-dire l'inconscience. Ils sont inconscients au sommet de l'échelle de toutes créatures comme l'atome est inconscient à leur degré le plus bas. La différence est que c'est une inconscience fulgurante, omnisciente, taillée à mille faces, et à leur état normal de diamants, atones et sourds, ils ne répondent qu'aux lumières, qu'aux signes, et sans les comprendre.

Le mendiant, enfin installé, se croit tenu d'applaudir.

LE MENDIANT :

Bien dit. Bravo.

EGISTHE :

Merci… D’autre part, président, il est incontestable qu'éclatent parfois dans la vie des humains des interventions dont l’opportunité ou l’amplitude peut laisser croire à un intérêt ou à une justice extra-humaine. Elles ont ceci d’extra-humain, de divin, qu’elles sont un travail en gros, nullement ajusté ... La peste éclate bien lorsqu’une ville a péché par impiété ou par folie, mais elle ravage la ville voisine, particulièrement sainte. La guerre se déchaîne quand un peuple dégénère et s’avilit, mais elle dévore les derniers justes, les derniers courageux et sauve les plus lâches. Ou bien, quelle que soit la faute, où qu’elle soit commise, c’est le même pays ou la même famille qui paie, innocente ou coupable. Je connais une mère de sept enfants qui avait l’habitude de fesser toujours le même, c'était une mère divine. Cela correspond bien à ce que nous pensons des dieux, que ce sont des boxeurs aveugles, des fesseurs aveugles, tout satisfaits de retrouver les mêmes joues à gifles et les mêmes fesses. On peut même s'étonner, si l’on estime l'ahurissement que comporte un éveil soudain de la béatitude, que leurs coups ne soient pas plus divagants ... Que ce soit la femme du juste qu’assomme un volet par grand vent, et non celle du parjure, que l’accident s’acharne sur les pèlerinages et non sur les bandes en général, c’est toujours l’humanité qui prend... Je dis en général. On voit parfois les corneilles ou les daims succomber sous des épidémies inexplicables : c’est peut-être que le coup destiné aux hommes a porté trop haut ou trop bas. Quoi qu’il en soit, il est hors de doute que la règle première de tout chef d’un État est de veiller férocement à ce que les dieux ne soient point secoués de cette léthargie et de limiter leurs dégâts à leurs réactions de dormeurs, ronflement ou tonnerre.

Giraudoux, Electre - Acte I, scène 3

Introduction

Egisthe est régent car il a éliminé son prédécesseur. Il parle dans cette scène au Président de la cour de justice et au mendiant, qui, conformément aux croyances grecques, peut être un Dieu. Egisthe nuance donc ses propos.

Un rapport difficile entre dieux et humanité

L'auteur respecte les croyances du peuple grec, puisque celui-ci est polythéiste. Or Giraudoux écrit toujours "dieux" au pluriel. Il ne distingue pas les dieux les uns des autres, il parle d'eux en général, c'est à dire dans leur totalité.

a) Des dieux imprévisibles

Les dieux semblent être des personnages qui sont entre le meilleur et le pire :"gravitation". Ils sont le lien entre ce qui est logique et ce qui ne l'est pas. La religion comble les vides inexplicables.

Les dieux se moquent de la cohérence de leurs punitions. Ces actes, cette "justice extra-humaine" n’est pas pour lui une intervention divine, mais la réalisation d’un destin dont chacun a hérité au hasard.

Les dieux sont absurdes, injustes : Egisthe utilise des métaphores pour évoquer l'action des dieux : la guerre (qui est déclenchée par les humains), la peste (dont on ne peut pas grand chose), et la punition de la mère qui s'acharne sur un seul de ses sept enfants (qui est une attitude totalement volontaire). Tout ce qui relève du hasard, ou d'une chose mauvaise, est mis automatiquement sur le compte de la "justice extra-humaine". Elle semble justifier n'importe quel comportement. Les antithèses entre ce qui est juste ou non soulignent encore plus cette absurdité.

b) Des dieux haïs

Dans l’antiquité, on pensait que les dieux punissaient les hommes pour leurs mauvaises actions. Pour Egisthe, les dieux sont méprisants à l'égard des Hommes; on a ici le champ lexical de l'inconscience.

Tout ce qui concerne le domaine sacré est péjoratif, Egisthe ne respecte pas les dieux : "boxeurs, fesseurs".

Ces expressions désignent des preuves de force vulgaire. De plus, "dormeurs" désignent des personnes qui semblent inutiles et n'ont aucune raison d'être.
Ils sont donc un peu extravagants, comme le montre la dernière phrase : "réactions de dormeurs, ronflement ou tonnerre." Le tonnerre fait référence à la foudre, qui était l’attribut du Dieu des dieux, Zeus. Comparée à un ronflement, elle est tournée en dérision.

Les "diamants", terme apparemment flatteur, sont qualifiés d'"atones et sourds", ce qui détruit toute la valeur méliorative de la métaphore.

Le mendiant applaudi. Cela peut signifier qu’il se reconnaît dans la définition que vient de faire Egisthe, et donc qu’il est effectivement un Dieu.

II. Le rôle du chef d'Etat

a) il faut éviter au mieux les dieux

"je crois que je crois aux dieux" : Il y a deux sens au verbe croire. Premièrement, il avoue qu'il n'y croit pas puisqu'il pense avoir approximativement la foi. Il provoque le mendiant, si c'est un dieu. Le deuxième sens renvoie au langage diplomatique, c'est à dire à la mise extrême de nuances dans les paroles. Giraudoux se moque donc ici de ces expressions feutrées à outrance pour éviter de choquer et pleines d'ambiguïtés.

Pour Egisthe aussi, l'humanité est une "moisissure suprême". Par cet oxymore, Egisthe méprise les relations entre les dieux et les Hommes. Il montre que les dieux oublient les Hommes, ce qui permet également à Egisthe d’oublier ce qu’il a fait (le meurtre d'Agamemnon).

Le rôle d'un chef d'Etat est d'éviter que les dieux interviennent. "férocement": il empêche que les hommes fassent des actions qui puissent déranger les dieux. Donc il justifie sa dictature et le règne de l'ordre par la force. Il devient plus dur qu'eux, il exerce une forte répression sur ses sujets.

b) mais il est parfois difficile de faire autrement

"la seule question que doit se poser un chef d'état est de savoir s'il croit aux dieux"
Les dieux sont la seule puissance au-dessus du chef d'Etat qu'incarne Egisthe. Il doit leur rendre des comptes.

L'humanité subit des chocs que le chef d'Etat ne peut enrayer: "le volet qui frappe la femme de l’innocent". Il considère ceci comme des accidents. D'ailleurs, la racine latine de ce mot veut dire "par hasard". Il trouve une explication à ce hasard qui arrive aux hommes : les dieux.

Conclusion

Dans les épopées et les tragédies grecques, les actions humaines sont toujours poussées par les dieux. L'intervention divine justifie tout, ainsi que la fatalité : c'est le style épique. Giraudoux refuse ces deux choses : la fatalité ne va pas conduire l’œuvre, ce sont les actions humaines.

L'auteur cherche à "gifler" les français à propos de l'arrivée nazie. Il critique le chef d'Etat d'alors, qui assure la paix, plutôt que de prendre en main son destin, et par exemple armer la France, ce que le gouvernement ne fera que trop tard.