A défaut de pouvoir vérifier soi-même une information, on se remet fréquemment à des tiers à qui il arrive de la déformer ou de l'occulter.
Lorsqu’autrui me ment, par conséquent, il sait une chose que je ne sais pas et qu'il me cache. En revanche, quand je me mens à moi-même, je me cache une chose que pourtant, je sais : ainsi puis-je m'illusionner sur mes propres défauts et qualités, ou me faire croire qu'un événement que je redoute n'arrivera pas.
D'où le problème : chacun peut, semble-t-il, s'illusionner sur lui-même ou faire preuve de mauvaise foi et cependant la chose est contradictoire, voire impensable. Comment peut-on en effet être victime d'une manipulation dont on est soi même l'auteur, comment ne pas être conscient d'une vérité qu'en même temps qu'on l'a connaît ? La conscience, en un mot, ne me rend-elle pas entièrement maître de mes pensées ?
I. On peut se mentir à soi même, inconsciemment
a) Tout préjugé relève du mensonge à soi
Se mentir à soi peut prendre essentiellement deux formes : soit on fait passer pour vrai ce que l'on sait être faux, comme lorsque l'on prétend, par exemple, qu'un événement que l'on sait devoir arriver n'arrivera pas.
Soit on fait passer pour certain quelque chose que l'on sait être subjectivement incertain, comme lorsque l'on se convainc d'avoir pour autrui un sentiment que l'on est pas sûr d’éprouver.
Ainsi dans tous les cas préjuge-t-on, à proprement parler, d'une vérité ou d'un sentiment, soit parce que l'on nie une réalité qui met à mal nos cadres de pensées ou nos intérêts, soit parce que l'on juge avec précipitation, préférant croire en ce qui a des chances d'être faux plutôt que de faire l'aveu de son ignorance ou de rester dans le doute.
Tout préjugés donc, de fait, le pouvoir de se mentir à soi même.
b) Le mensonge à soi est possible mais impensable
Le mensonge à soi, en ce sens, un mensonge intérieur, dans lequel, se cachant ce que par ailleurs on sait, on se traite soi même comme un autre. Comme tel, il suppose que l'on puisse être à la foi soi-même et autre que soi, ce qui est, semble-t-il, contradictoire.
C'est ce que remarque Kant, au paragraphe 9 de La Doctrine de la vertu : « Il est facile d'en expliquer la réalité de nombreux mensonges intérieurs (...), il est difficile d'en expliquer la possibilité, parce qu'une seconde personne est requise pour cela, que l'on a l'intention de duper, et que l'intention de se tromper délibérément soi-même semble contenir une contradiction. »
De fait, il est possible de se mentir à soi-même et les exemples attestant cette possibilité sont nombreux, mais l'idée que l'on puisse retourner sa propre volonté contre soi est impensable.
Conclusion et transition
Tout préjugé, pour autant qu'il consiste à se duper soi-même sur une vérité que l'on refuse ou sur les limites de ce que l'on sait vraiment, est mensonge à soi. Cela reste contradictoire est impensable.
Toutefois, existe-t-il réellement une intention consciente de se tromper ? Ce que l'on appelle couramment « mensonge à soi », n'est-il pas en réalité le résultat, d'une tendance irrépressible et involontaire ? En d'autres termes, n'est-on pas déterminé intérieurement à préjuger d'une chose ou, ce qui revient au même, n'est-on pas victime de ses préjugés ?
II. Mais on ne peut pas se mentir à soi-même, au sens strict
On mettra ici deux hypothèses, pour rendre compte de ce que l'on appelle abusivement le « mensonge à soi », lequel est, au sens strict, impossible.
a) L'unité de la conscience exclut le mensonge à soi
Aucune de mes pensées ne saurait m'échapper ou être produite sans que j'en aie connaissance : je ne peux , pour cette raison, ignorer ce que je sais ; cela découle de la nature même de la conscience, laquelle me met en effet immédiatement en présence de ce que je pense.
C'est ce que montre Descartes dans la première méditation des Méditations métaphysiques, à travers l'expérience du cogito. Le raisonnement est le suivant : je peux bien douter que mes pensées soient vraies fût-ce que deux et deux fassent quatre, je ne saurais douter, en revanche, que, les ayant, je n'en ai effectivement conscience, car la pensée (la conscience) est transparente à elle-même : elle est immédiatement en possession de ce qu'elle pense.
En d'autres termes : j'ai toujours et par définition la pleine connaissance de mes pensées, même si celles-ci sont fausses. Je peux bien me tromper, par conséquent, je ne saurais le faire délibérément.
Le préjugé n'est, dans ce contexte, que le résultat de mauvaises habitudes mentales, soit d'un défaut de méthode, lequel me pousse à juger par ouï-dire ou à affirmer hâtivement ce que pourtant je ne suis pas en mesure de savoir.
En un mot, s'il arrive que l'on juge par « prévention » (selon une idée préconçue) ou par « précipitation » ( de manière irréfléchie), cela reste accidentel et non pas volontaire, car l'unité de la conscience exclut, par définition, la possibilité de se mentir à soi-même.
b) La dualité supposée du psychisme exclut également le mensonge à soi
Toutefois, il arrive fréquemment que l'on sente une résistance intérieure à reconnaître un désir ou une réalité qui nous blesse, une pensée dont on a honte. Or, ce refus de reconnaître une vérité que l'on juge, « au fond de soi », éprouvante ou dérangeante, ne saurait être l'effet d'une simple erreur de méthode, susceptible d'être rectifiée grâce aux secours de la réflexion et de la volonté, comme le voulait Descartes.
Voilà pourquoi il semble nécessaire d'examiner ici une seconde hypothèse, dans une perspective opposée à la précédente. Procédant en effet d'un désir irrépressible d'éviter une souffrance ou un malaise intérieur à la suite d'une contradiction avec soi-même, d'un conflit entre l'image que l'on a de soi et la pensée, honteuse, susceptible de la tenir, le refus d'une vérité est, à peine vécu, aussitôt oublié, ainsi que la pensées qu'il vise à effacer.
Comme tel, il relève d'une tendance intérieure inconsciente et, pour cette raison, incontrôlée. Cette tendance consiste à chasser hors du champ de la conscience ce que pourtant l'on connaît, mais qui, tel le désir œdipien ( le désir pour le parent du sexe opposé) par exemple, représente une pensée incompatible avec les aspirations morales de l'individu et l'image de lui-même qu'il a intériorisées dès l'enfance. C'est à proprement parler ce que Freud appelle « refoulement ». L'inconscient psychique en serait la cause.
Par conséquent s'il n'est pas l'effet d'une intention consciente, ce qui est au contraire le cas de tout mensonge, s'il ne résulte pas, pour cette raison, d'une volonté de se tromper soi-même, l'acte par lequel nous refoulons sans le savoir certaines de nos pensées, n'est pas « mensonge à soi ».
III. Plus que se mentir à soi-même, on se donne des illusions
a) La possibilité de se mentir à soi-même pour se dépasser
Si l'on ne doit pas se mentir à soi-même, comme on le dit communément, c'est que cela est possible. Pourtant, comme on l'a vu, l'hypothèse d'une unité absolue de la conscience exclut cette possibilité, tout comme celle de l'existence d'un inconscient psychique.
C'est donc que la conscience n'est pas une mais double, ce qu'atteste l'expérience de la mauvaise foi. Ainsi Sartre essaye-t-il de penser, dans l’Être et le Néant, ce que Kant jugeait contradictoire. La mauvaise foi, en effet, consiste à se masquer délibérément une vérité que l'on connaît, à endosser à la fois le rôle du trompeur et celui du trompé : tel est le cas de la femme qui, alors même qu'elle se sait courtisée, veut croire qu'elle ne l'est pas.
Or, précisément, ce dédoublement renvoie à la dualité même de la conscience, par laquelle tout sujet a le pouvoir de s'échapper à lui-même, de se saisir comme autre que ce qu'il est, capable d'agir autrement s'il a commis une faute, simple et sincère alors même qu'il est insincère et compliqué : c'est parce qu'il a conscience de ce qu'il est, parce qu'il est double, à la fois sujet et objet de conscience, que l'homme, en effet, ne coïncide jamais avec lui-même, qu'il est toujours au-delà de ce qu'il est immédiatement ou de ce qu'il a été, bref, a le pouvoir et la liberté de devenir autre.
En un mot : si l'homme n'est pas une chose que ses actes figeraient dans une identité (le méchant, la coquette), c'est parce qu'il a une conscience. Celle-ci n'est pas un être fixe ou une « substance » comme le pensait Descartes, mais une pure relation à autre chose qu'à soi (en l'occurrence : celui que l'on veut ou a décidé d'être, en dépit de ce que l'on est présentement), un pur pouvoir de s'échapper à soi-même ou de se dépasser.
b) Nous nous donnons des illusions
La possibilité de se mentir à soi-même est donc inscrite dans la nature de la conscience. Il reste qu'elle implique, sur le plan de la morale, une dualité qu'il nous faut encore expliquer : pourquoi, en effet, un homme s'illusionne-t-il à lui-même? En quoi est-il l'auteur de cette illusion ?
L'illusion, contrairement à l'erreur, n'est pas accidentelle ; nous n'en sommes pas totalement victimes : ainsi puis-je prendre pour règle morale de reconnaître mes torts lorsqu'il y a lieu, plutôt que de m'obstiner à les nier dans une attitude de mauvaise foi.
Et cependant, l'illusion par laquelle nous nous masquons une vérité à nous-mêmes n'est pas non plus exactement une faute, pour autant qu'elle n'est pas entièrement délibérée : elle est bien plutôt déterminée par une tendance naturelle et spontanée à transformer une réalité en nous connaissons, pour la rendre plus conforme à nos désirs.
C'est cette tendance qui nous incline à donner foi, à croire en la «vérité » qui correspond le mieux à nos intérêts : l'acte de se mentir à soi-même traduit précisément cet effort, propre à l'illusion, de conformer le réel à ce que nous désirons qu'il soit. En résumé, le mensonge à soi est en partie au moins volontaire : nous en sommes, pour cette raison, moralement responsables et l'on pourrait, de fait, ne pas se mentir à soi-même ; il procède cependant d'une attitude spontanée qui nous porte à imposer la force de notre désir contre la vérité.
Conclusion
D'un côté, si la conscience est une et transparent à elle-même, cela n'est pas seulement contradictoire, c'est impossible. Mais, d'un autre côté, si l'on admet au contraire que le psychisme est double (constitué d'une partie consciente et d'une partie inconsciente), on ne peut se cacher à soi-même que ce que l’on a oublié ou refoulé, bref ce que l'on sait seulement de manière inconsciente. Cela n'est donc pas, là encore, « mensonge à soi », volonté consciente de se tromper.
Et cependant, l'expérience de la mauvaise foi atteste la réalité de cette forme particulière de mensonge, en même temps qu'elle révèle la nature même de la conscience humaine, l'être conscient en effet a le pouvoir de se nier et de se dépasser, d'être toujours, par définition, autre que ce qu'il est, de n'être jamais, pour cette raison, tout à fait lui-même.
Il reste que, sur le plan moral, il est possible de ne pas se mentir à soi-même, car toute illusion procède au fond du mensonge à soi, soit de la volonté positive de conformer la réalité à ses désirs.