a) Opinion commune
On a souvent tendance à utiliser l’expression « je n’étais plus moi-même » quand nous sommes dans la situation d’un acte que nous réprouvons. Nous signifions alors à la fois une absence dans notre rapport à notre identité, et la revendication d’une identité. D’ailleurs, l’expression « soi-même » a ce sens : elle renvoie à la notion d’identité personnelle et implique une connaissance de soi (de sa personnalité, sentiments etc.), c’est-à-dire en un sens général, une conscience de soi.
b) Mise en critique de l’opinion
Or est-il possible de concevoir une conscience de soi qui se nie ? Peut-on se définir en dehors de toute perception de soi. Mais qu’est-ce qu’être soi-même ? N’est-ce pas également cette partie de l’inconscient en nous ? En effet, l’inconscient semble nous déterminer, et il considéré comme cette partie en nous qui nous échappe. Il serait donc possible d’envisager cette question du sujet si nous faisons l’hypothèse de l’inconscient. Mais cela n’enlève rien au paradoxe : est-il possible de nier son identité ? Est-ce une expérience volontaire (Sartre et la mauvaise foi) et est-ce involontaire (le processus inconscient chez Freud) ou est-ce là l’expérience du mensonge le plus inattendu ?
c) Plan
Dans un premier temps, il s’agira d’éprouver cette opinion commune qui consiste à dire qu’il semble difficile de ne pas être soi-même car être soi-même c’est notre expérience la plus quotidienne. Puis il nous faudra soumettre cette thèse à la critique, pour enfin dégager ce que signifie que n’être pas soi-même.
I. Être soi-même est la seule possibilité pour la conscience
a) Être soi-même c’est avoir conscience de son identité
-L’expression « soi-même » renvoie à une expérience subjective que fait une conscience
- Soi-même c’est l’idée d’un Sujet
Exemple : quand on affirme « je me connais moi-même », cela illustre l’idée d’une conscience qui fait retour sur elle-même et qui élabore un rapport direct avec sa propre identité.
- Ainsi, être soi-même se résume donc à être une conscience
b) Le cogito: être soi-même, c’est faire l’expérience du cogito
Référence philosophique : Descartes, Méditations métaphysiques
- C’est d’ailleurs à ce résultat que parvient Descartes quand celui-ci s’interroge sur la nature du moi. L’expérience du doute le conduit à isoler une identité, un sujet fondé sur la toute-puissance de la pensée. Son cogito est l’expression directe et immédiate de la conscience de soi revendiquant à la fois sa nature (la pensée) et sa condition (l’existence). Donc, être soi-même pour Descartes c’est faire l’expérience du cogito.
- Par conséquent, par l’approche cartésienne, nous retenons deux choses pour approfondir notre réflexion quant à savoir ce qu’est « être soi-même » : la pensée et l’existence.
c) Être soi-même c’est donc d’une part se penser soi-même, et d’autre part savoir qu’on existe
- La pensée : savoir ce que l’on est, ce que l’on fait. Le retour sur soi-même nous met constamment en rapport avec nous-même. Il y va ici de la connaissance de soi.
- L’existence : exister c’est s’ouvrir au monde, c’est extérioriser son identité pour l’imprimer dans ce monde social qui semble autant nous définir que dans la simple connaissance de soi (Autrui). Il y va ici de l’affirmation de soi à l’égard des autres.
Transition: Ainsi, il semble que l’on soit toujours soi-même. Et cette thèse est soutenue par deux points fondamentaux : la connaissance de soi et l’affirmation de soi à l’égard des autres
II. Être soi-même pose néanmoins des difficultés
a) D’un point de vue philosophique, la connaissance de soi soulève une difficulté majeure
- La connaissance suppose toujours deux choses : un SUJET CONNAISSANT et un OBJET CONNU. (repère Subjectif/Objectif). Dès lors, se connaître soi-même supposerait que l’on serait à la fois SUJET et OBJET ! C’est d’ailleurs une critique que nous pouvons adresser au cogito cartésien : le doute nous conduit à expérimenter une situation absurde : celle d’une conscience qui à la fois s’exerce et s’observe en train de s’exercer ! Exemple : un cycliste ne peut pas descendre de son vélo pour se regarder en train de pédaler.
- Ainsi, être soi-même ne peut pas se fonder sur la connaissance de soi qui, elle-même, semble être une expérience impossible
b) Le rapport à Autrui met en péril mon identité
- Mon rapport aux autres pose une difficulté : si mon identité n’existe qu’à travers lui, suis-je véritablement moi-même ? Suis-je le mieux placé pour me connaître ? On se définit le plus souvent par rapport aux autre, c’est là tout le jeu social. Ma conscience, pour exister, doit affronter la conscience de l’autre.
- La conscience de soi a besoin de la conscience de l’Autre pour se définir comme une identité propre et individuelle.
- Or toute la difficulté est là : si l’Autre est pour mon identité une médiation incontournable, comment comprendre cette même identité ? Peut-elle être réellement individuelle, ou n’est-elle pas en réalité collective ? Exemple : La mode est un phénomène de coercition (une manière d’agir qui s’impose à l’individu). Et dans cette imitation sociale, l’appartenance à un groupe auquel je veux m’identifier, remet en cause l’idée même de conscience individuelle.
- Par conséquent, comment être soi-même si notre identité ne peut jamais se penser dans son rapport à l’individualité ? N’est-ce pas « ne pas être soi-même » que de suivre une conscience collective dans laquelle nous croyons trouver plus de choses qu’en nous-mêmes ?
- Qu’est-ce qu’être soi-même si nous n’avons en réalité que peu de rapport avec notre conscience intime et individuelle ?
c) La "farce" qu'est la connaissance de soi
Référence philosophique : Nietzsche, Le Gai Savoir
- Nietzsche répond à cette question de manière radicale : « Combien de gens savent-ils observer ? Et dans le petit nombre qui savent, combien s’observent-ils eux-mêmes ? Nul n’est plus que soi-même étranger à soi-même (…) La maxime « connais toi toi-même » prend dans la bouche d’un dieu et adressée aux hommes l’accent d’une féroce plaisanterie. » (§ 335)
- L’observation de soi ne conduit pas à la connaissance de soi mais à notre propre étrangeté. Se connaître soi-même est une impossibilité, une farce que la philosophie rationalise pour se donner un sens. Être soi-même est une quête sans fin car nous n’avons jamais de rapport réel avec notre identité propre.
- Ainsi, d’une certaine façon, Nietzsche affirme que l’on ne peut pas être soi-même. Et cette posture identitaire est pour lui beaucoup plus vraie, plus sensée qu’une identité individuelle que l’on revendique mais qui n’est au fond qu’un concept, c’est-à-dire qu’une construction philosophique dont le but est de nous rassurer dans l’existence.
Transition: La thèse de l’opinion ne tient plus et notre référence à Nietzsche précise davantage son insuffisance.
III. On peut ne pas être soi-même
a) C’est d’abord un FAIT
- La citation de Nietzsche emploie à deux reprises le verbe « observer ». Le philosophe allemand veut signifier par là que « soi-même » ne fait jamais l’objet d’une observation, d’une vision, d’un examen.
- Dès lors, « soi-même » n’est jamais l’objet d’une expérience sensible ! L’identité n’est qu’un concept et non une réalité (je vous renvoie à la critique du cogito opérée par l’auteur quand il affirme que la seule certitude rencontrée dans le cogito cartésien est le « Je » comme entité linguistique) Par conséquent, « Soi-même » n’est pas autre chose qu’une idée, c’est-à-dire une représentation
- La seule expérience que nous faisons de nous-même est celle d’une identité sans cesse changeante, soumise à l’immédiateté de notre monde intérieur (sentiments, émotions, passions, désirs) et à l’instabilité du monde social.
- Ne pas être soi-même est en réalité l’expérience d’une identité qui ne se saisit jamais, qui ne se fixe sur aucune vérité définitive mais qui se cherche dans toutes les sphères de l’existence où elle agit.
b) Ne pas être soi-même est donc la seule condition de possibilité de notre liberté
- C’est parce que mon identité se cherche constamment que mon action prend un sens dans le monde. Agit n’est-ce pas se fixer des buts, des finalités ? Poser des fins rationnelles ou inscrire mes désirs dans le monde n’est-ce pas ce qui accomplit mon existence ? En effet, c’est parce que nous voulons savoir qui nous sommes vraiment que notre liberté a un sens. Notre liberté n’est jamais absolu mais relative à une quelconque dimension sociale par laquelle nous voulons nous définir (le travail, la religion, la politique, les autres etc.) (repère Absolu/Relatif)
- La liberté est toujours un pari identitaire : elle a pour but métaphysique de nous réaliser
c) C’est dans le fait de ne pas être soi-même que l’on affirme le pouvoir de notre liberté
- L’expression du sujet « peut-on » a aussi comme sens celui d’une capacité, d’un pouvoir. Et cette signification cachée dans le sujet ouvre une dimension philosophique forte : ne pas être soi-même peut s’éprouver comme une puissance de libération. Exemple : L’acteur est celui qui, pour jouer ou interpréter un rôle théâtral ou cinématographique, a besoin de dépasser sa propre identité pour déjouer les conduites ou les sentiments qu’ils auraient pu adopter ou ressentir s’il avait été naturellement confronté à la scène comique ou dramatique. Ainsi, il a besoin de ne pas être lui-même l’instant d’une scène, ou d’un film pour traduire l’identité du personnage qu’il a pour mission d’interpréter. L’acteur n’est donc jamais lui-même ! Et cette distance à l’égard de sa propre identité est essentielle pour l’exercice esthétique qui est à chaque fois le sien.
Référence littéraire : Diderot, Paradoxe sur le comédien
- Un acteur, pour émouvoir, pense Diderot, doit sortir de sa propre identité et simuler celle que le rôle qu’il doit jouer lui prête. L’acteur prend toujours ses distances par rapport à son identité pour être crédible. L’art du comédien est de se dépouiller de son identité et de la monotonie du monde (Diderot écrira que le gladiateur par exemple ne meurt jamais dans son lit !)
- Pour appuyer cette idée, on peut s'appuyer sur le concept de « Personne » qui énonce que c’est l’expérience sociale elle-même qui est une comédie.
Conclusion
Par conséquent, on peut ne pas être soi-même au sens où la connaissance que nous avons de nous-même est insaisissable. C’est pourquoi, pour parvenir à nous définir dans le monde, il est nécessaire de prendre conscience que notre identité ne s’élabore jamais d’elle-même mais fait appel à tout ce qui lui est extérieur. Ainsi, l’on doit, pour exister, partir de ce constat que nous ne sommes jamais en possession de notre identité véritable et qu’il revient à nous de la réaliser socialement et psychologiquement. C’est là la raison d’être même de notre liberté. L’expérience esthétique confirme cette dernière idée.