Introduction
En 1765 lorsque Rousseau entreprend d'écrire ses Confessions dont il empreinte le titre à l'ouvre de Saint Augustin, il ouvre la voie à un genre nouveau -, l'autobiographie. Ces confessions représentent une réponse à sa vie ses choix, mais Rousseau décide surtout de rétablir la vérité sur lui-même en retraçant sa propre histoire . Le prologue, dit le Préambule a ici pour tâche d'annoncer l'ouvre de la vie de Rousseau, qui paradoxalement, n'a été écrit qu'au milieu de la rédaction de l'ouvre, à une période d'agitation intense, où justement, il était en proie à un complot.
Annonce du plan
Quand Rousseau, réfugié dans la principauté de Neufchâtel, commence à rédiger ses confessions destinées à permettre au lecteur de le juger, un véritable élan le pousse vers une ouvre de vérité. Sa ferveur exclut les longues considérations psychologiques et un court préambule, agressif, répond à l'exigence d'un engagement audacieux.
" Nous nous interrogerons sur la dualité fondamentale de Jean Jacques, à savoir l'alliance paradoxale entre pathétisme et audace ? ".
Pour cela, trois axes semblant porteurs se profilent, à savoir :
- La sincérité ambiguë,
- L'exemplarité de la démarche,
- Le défi de Jean Jacques.
I. Une sincérité ambigüe
1. Séparation des consciences
Une scission entre les consciences s'opèrent, en effet, par l'exemplarité d'un "je " s'offrant au regard de l'humanité, Rousseau ouvre la voie au thème romantique de la séparation des consciences. C'est le " je " qui est la seule présence: Il ouvre les deux premiers paragraphes et clôt chacun des trois paragraphes " moi " " m'avoir lu " " cet homme là ". L'isolement volontaire d'une vie exemplaire s'affirme hautement : solitude et confiance orgueilleuse conduisent à défier Dieu et les hommes comme le souligne la clausule oratoire " cet homme, ce sera moi " introduite par un présentatif emphatique et se terminant par un pronom tonique connotant bien la démarche didactique de l'auteur.
L'autre ambiguïté du " moi " de Rousseau tient dans l'alternance et dans la confusion permanente qui existe dans le texte, confusion servie notamment par la dissociation entre le " moi " du narrateur " je forme une entreprise/ c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu/ j'ai dit le bien et le mal " et le " moi " de la personne.
La distinction s'opère fondamentalement mais aussi d'un point de vue formaliste, en effet le premier paragraphe est réservé à l'écrivain " je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple ", puis l'homme ne cesse de prendre le dessus.
Or il faut faire une distinction entre le moi de l'écrivain Rousseau qui écrit ses confessions vers la fin de sa vie et le moi intemporel de l'homme Rousseau. Bien entendu, il s'agit d'un même être dans le déroulement de son texte et plus généralement dans le récit des confessions, l'auteur, l'artiste, l'écrivain, ne va pas cesser de défendre par son talent, par sa
technique, l'homme qui vient se confesser à nous, devant nous et même au yeux de Dieu "je viendrais ce livre à la main... [... ] ".
La question est alors de savoir si à travers cette opacité recrée par la confusion des temps et des protagonistes, l'adulte narrateur maître en rhétorique ne vas pas reconstituer ou même inventer le " moi " biographique ne serais ce que par souci de cohérence.
2. Franchise totale
Rousseau s'exprime dans la plus pure franchise. Il souhaite dévoiler son intérieur aux hommes sans artifices " Intus et in cute " .
Proclamé sur un ton emphatique " trompette du Jugement dernier ", " souverain juge " l'avènement de la vérité repose sur une présentation " voilà ce que j'ai fait , ce que j'ai pensé , ce que je fus " .
L'auteur recherche une parfaite coïncidence entre l'être et le paraître " j'ai dévoilé mon intérieur " , comme le connote le champ lexical de la transparence " montré , dévoilé ".
" L'entreprise " que forme Rousseau se présente comme une restitution de la personnalité de l'auteur purement et simplement sans qu'il y ait le moindre doute de sa part sur la transparence de soi même: "je sens mon cour" dit-il cela suffit. Rousseau se donne même le regard de Dieu sur lui-même " j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'a vu toi-même". C'est donc " je " qui parle et se montre : le pronom personnel est utilisé à 24 reprises sous la forme sujet, à 8 reprises, sous la forme objet " me, moi " sans
parler des nombreux possessifs " mon, mes " et ceci en une trentaine de lignes.
Contrairement aux hommes, Rousseau qui n'a jamais caché ses indignités ignore le mensonge délibéré. Son souci de vérité lui impose d'accorder la même importance au bien et au mal, double postulation simultanée: comme le connote " J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise ", ce que confirme de rigoureuses mises en parallèlement stylistique. Grâce à la confession publique et générale née de cette lucidité supérieure, les homme se découvriront eux-mêmes ; " Que chacun d'eux découvre à son tour son cour avec la même sincérité ".
Rousseau ne s'interroge pas sur les rapports qui peuvent exister entre sincérité et vérité (on peut être sincère et tromper tout le monde à commencer par soi). Pour lui, l'engagement solennel de sincérité (aux yeux du lecteur) devant le tribunal céleste doit suffire : l'aveu même de la faute est une façon de s'innocenter.
En effet sous cette faute qui tient à un comportement extérieur, il y la vérité d'un être dont la nature est authentique et fondamentalement innocente ; " un homme dans toute la vérité de la nature ".
Il y met aussi en scène Dieu, il y convoque " le souverain juge " pour témoigner de sa sincérité: on ne ment pas devant Dieu.
Mais convoquer Dieu lui a permis de donner un ton absolu à sa franchise, de faire croire à son innocence en dramatisant l'acte de sincérité: son livre est " vrai " donc on ne peut rien lui reprocher , car il viendra " ce livre à la main " se présenter .
De plus Rousseau témoigne de sa bonne conscience En effet il semble sincère tout au long de sa démarche et lorsque la trompette du Jugement dernier sonnera il sera prêt ; " sonne quand elle voudra " L'authenticité de l'auteur est supposée prouver la bonté de l'homme, être vrai, c'est être juste.
3. L’ambiguïté du raisonnement
On peut se demander pourquoi toute cette franchise, ce désir de clarté, quel est le moteur ? Ce qui est supposé être une confession devient alors progressivement un plaidoyer comme l'explicite les termes se référant au domaine de la justice " jugement, juge ".
Face à des ennemis qui sont proches, à un complot connoté par l'expression " mes misères ", le texte devient un véritable discours direct expliqué notamment par la domination du "je ", l'introspectif devient alors justificatif.
Il ne s'agit plus pour les autres hommes de faire une lecture sereine qui leur permettrait de porter un jugement impartial " être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités. " Le justificatif devient alors didactique.
L'ouvre pièce à conviction permettra de couper court à toute injustice. En mettant ainsi en scène Dieu soit à travers des métaphore " être éternel " ou implicitement " le jugement dernier sonne ", c'est là il faut le dire non l'expression d'une attitude religieuse, mais un artifice rhétorique. Le " pêcheur " Rousseau est sûr de lui, sans remords, il ne songe qu'à impressionner le lecteur qui est ici le vrai juge. Bien entendu, il craint que le lecteur ne le juge trop vite et le condamne hâtivement comme le souligne l'expression " c'est qu'on ne peut juger qu'après m'avoir m'a lu ", "on " social et insistant. Le transfert de la faute s'est opéré: Rousseau s'exclue d'une humanité accusé et inculpé.
Il faut tenir compte de tous les aspects de l'homme (actes / pensées), l'aboutissement final est le " ce que je fus ". Bien sûr, en détour de phrase, sans doute pour montrer sa lucidité, Rousseau aborde la difficulté d'être totalement " vrai " : il avoue avoir ajouter à son récit ici et à " quelque ornement indifférent ". Mais précisément un ornement peut il être " indifférent " ? Orner, n'est ce pas embellir, et donner de soi plus ou moins consciemment le visage d'un homme auquel nul ne puisse se comparer ?
II. Exemplarité de la démarche
1. Conscience de son unicité
Jean Jacques est, et fût constamment un être unique. Aussi, dans une confidence qui débute comme une apologie on ne relève pas moi de 23 occurrences du "je" repris par des adjectifs possessifs ou de pronoms personnels à la première personne. Le "je " s'affirme d'une manière abrupte et s'exclue de toute comparaison " Moi seul " dans une attaque où l'absence d'humilité s'exprime des la première ligne avec la double caractérisation de l'entreprise: chacune des deux relatives repose sur des affirmations catégoriques.
Rousseau ose , il assume sa différence radical et irréductible notamment à travers la phrase " je connais les hommes ... et je crois n'être fait comme aucun de ceux qui existe " .
Toujours à grand renfort de retroussements, de parallélismes et d'antithèses , il se pose comme unique en face de tout autre. Il rejette le conformisme social souligné par la métaphore " si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté "et assume sa différence comme le souligne l'expression, " si je ne vaut pas mieux au moins je suis autre ". La netteté de l'architecture des phrases fait croire à l'évidence de la réalité qu'elles traduisent . Cette extraordinaire affirmation de sa singularité porte en germe et légitime toute la littérature autobiographique des futurs écrivains de l'époque romantique .
Ce n'est donc pas seulement l'ouvre des confessions qui est unique mais son auteur lui-même et plus exactement c'est parce que le personnage lui-même que raconte les confessions est unique que l'ouvre est unique. La valeur même de l'individu est dans sa singularité: " s'il ne vaut pas mieux au moins il est autre ", on le voit bien, le " on ", social, est spectateur comme le souligne la gradation dans l'effet d'écoute, " écoutent ", " gémissent ", " rougissent ", Jean Jacques animalise le social pour mieux sacraliser l'individu , ici acteur, comme le souligne l'abondance du verbe être "sera, suis, être, fus ". Jean Jacques plutôt qu'évolutif, est introspectif.
2. Une entreprise fondatrice
Face à Saint Augustin , Montaigne en passant par Châteaubriand jusqu'à Michel Leiris qui l'ont précédés, Rousseau ne manque pas d'émules . Il reste que l' " entreprise " de Rousseau est fondatrice, car elle a devancé les recherches de la psychologie et de la psychanalyse contemporaine sur l'irréductible unicité de l'individu "je suis autre ".
Le projet de dire toute la vérité sur soi et d'être disculper par ce simple aveux conduit Rousseau à prétendre " qu'il forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur ". Il lance, en effet son premier défi à tous les auteurs de Mémoires de Souvenirs ou de Confessions. Mais surtout l'idée qui mûrissait dès le Discours est reprise: face à une humanité déformée par la vie sociale, Rousseau offre une incarnation imparfaite et cependant exemplaire des premiers
mouvements de la nature.
Cette volonté ne va pas sans ambiguïté: comment concilier le souci de préserver tel ou tel caractère différenciant d'autrui et la nécessité d'envisager les autres comme semblables, puisqu'il veut être lu " c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu "? Se peindre comme un être d'exception avec une absolue sincérité, écarter tout jugement de valeur sur ses propres actions, tels sont les éléments originaux d'une ouvre exceptionnelle à l'image de son auteur : "j'ose n'être fait comme aucun autre qui existent".
La réalité montre que Rousseau se trompe totalement. Mais l'absolu de son emphase " n'eut jamais, n'aura point " la symétrie des négations : " ne ... jamais , ne ... point " et des temps " eut /aura " , les effets d'échos " jamais d'exemple / point d'imitateur / montrer un homme / cet homme ce sera moi / moi seul " confère à son affirmation une force qui intimide et dissuade de le contester. Le discours de Jean Jacques se veut unique, fondateur, combattant le pragmatisme populiste.
III. Un défi
1. Représentation fantasmatique
Cette ouvre peut-être implicitement une représentation fantasmatique propre à Rousseau. En effet ce projet de réalisation artistique est consciemment réfléchi. Dans la scène finale se profile l'image d'un Rousseau provocateur exprimé par la gradation des verbes : " écoutent, gémissent , rougissent " et à la fois martyr comme le connote le groupe nominal " mes misères " .
Avec une certaine grandiloquence il espère que le plaidoyer provoquera une salutaire contagion de sincérité chez autrui. Mais sous couvert d'arbitrage divin par l' " Etre éternel ", la confession devient défi et la différence s'érige en orgueilleuse supériorité.
Il présente son ouvrage à lui, recours naturel unique garant dont il n'hésite pas à faire un interlocuteur privilégié. Rousseau laisse ainsi les auteurs autobiographiques futurs sur un même champ d'égalité comme le suggère les termes se " découvre avec la même sincérité " face à un témoin suprême. Un défi est donc clairement lancé.
2. Défi à l'espèce humaine toute entière
Cette unicité exacerbée, ce désir de justification, et cette grandiloquence, pousse irrémédiablement Rousseau vers une attitude conflictuelle, un défi à l'espèce humaine comme le souligne le troisième paragraphe poussant le défi jusqu'à la provocation.
Dans une dramatisation surprenante, Rousseau convoque Dieu et se fait injonctif " rassemble les hommes ". Rousseau se fait le centre du monde, il pourrait dire: " Être éternel, rassemble autour de toi " , mais non il dit: " rassemble autour de moi ".. Et il organise une sorte de procès où d'accusé il va devenir accusateur.
Il traverse les dimensions, de la victime expiatoire, à l'être persécuteur, mutation évoquée par la mise en scène de ce triomphal procès -, pour commencer, le narrateur ouvre les guillemets, utilise le style direct , et devient quasiment l'avocat de son " moi " , c'est-à-dire du client Rousseau , qu'il défend " hautement ".
Son plaidoyer se donne aussitôt le ton de l'objectivité: il dit le bien comme le mal Mais déjà le parallèle entre bonnes et mauvaises actions est déséquilibré comme le soulignent les adjectifs pour les conduites répréhensibles " méprisable " et " vil ", et ceux pour les conduites positives se suivant selon une gradation " bons, généreux, sublime".
En effet, Rousseau effectue bien ce renversement de situation, habilement il transvase les responsabilités, avec notamment la convocation , autour de " l'accusé " , de " l'innombrable foule " , de ses " semblables ". Ceux sont eux qui doivent se sentir honteux devant les Confessions de Rousseau comme le souligne les trois subjonctifs impérieux " qu'ils écoutent [... ], qu'ils gémissent[ ... ], qu'ils rougissent " , dictant aux hommes leur attitude. Certes , ils doivent " gémir " et " rougir " par pitié devant les misères bien humaines de Rousseau , mais surtout , ils doivent retrouver en lui l'image de leurs propres indignités Le portrait que leur présente Rousseau est un miroir où chacun doit se reconnaître.
Ainsi, la honte change de camp. Si ses semblables doivent rougir de ses misères, c'est peut-être qu'ils sont un peu responsables , mais surtout que l'ensemble des hommes est coupable au même titre que lui. Il y a effectivement une certaine logique dans cette provocation finale -, Rousseau se sentant d'avance gagnant sur le plan de la sincérité " Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur ... avec la même sincérité ", est convaincu de l'être aussi sur le plan de la valeur , puisqu'il a tout
misé sur la transparence.
3. L'orgueil
Inexorablement le sentiment de supériorité et d'orgueil fait suite à ceux d'unicité et de justification. En effet le domaine de l'égotisme est ici hypertrophié comme le soulignent l'expression " n'être fait comme aucun autre de ceux qui existent ", or dans un siècle où règne le social, où toute individualité, synonyme d'identité sociale propre est rejetée, Rousseau fait part d'un insolence indubitable.
L'orgueil de Rousseau est manifeste comme le souligne l'expression emphatique " qu'un seul te dise, s'il ose: je fus meilleur que cet homme-là ", parfaitement théâtrale, portant le défi à son point culminant, Rousseau semble accepter quelque ex-aequo, mais il reste néanmoins le premier !
Cette mise en scène mystiquo-sociale s'inspire aussi de l'épisode de la femme adultère, dans l'évangile: Jésus, dit en effet aux accusateurs : " Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre ", et tous s'en vont l'un après l'autre, n'osant plus la condamner (Jean VIII).
En démarquant cet épisode, que ces lecteurs ont évidemment à l'esprit, Rousseau sait bien qu'une des façons de convaincre, c'est de réduire au silence, anéantir les arguments de son adversaire.
Aussi, il défie tous les hommes dans un élan d'orgueil à le surpasser " que chacun d'eux découvre à son tour son cour aux pieds au pied de ton trône avec la même sincérité ", l'orgueil est bien le meilleur serviteur de la conviction. En leur proposant sur un ton emphatique de se découvrir " avec la même sincérité " que lui , il sait pertinemment que " ses semblables " ne l'atteindront pas, il est un être unique.
Conclusion
Ce préambule a naturellement un caractère surprenant , extraordinaire mais surtout pathologique. En effet la dualité est constante , comme le souligne l'orgueil frémissant d'un " Moi seul " , suggérant l'image du créateur qui s'isole dans son propre destin pour écrire l'histoire de son âme. Orgueil et solitude fusionnent .
La conscience d'une destinée exceptionnelle avec celle de la création d'une ouvre unique dont les mérites viennent compenser les fautes de l'homme. L'autobiographie apparaît alors comme un moyen d'autodéfense et de survie.
Contrairement à ce qu'il affirmait, il eut beaucoup d'imitateurs dans sa démarche introspective et justificative, notamment Proust, avec A la recherche du temps perdu qui d'ailleurs vient d'être adaptée au 7ème art.