Rousseau, Les Confessions - Livre IV: Promenades

Commentaire en trois parties :
I. La quête d'indépendance,
II. Relation de Rousseau avec la nature,
III. Transposition de la personnalité de Jean-Jacques Rousseau

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour prévenir les malheurs : cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise ; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font tourner la tête ; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à cent toises au- dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet en pile ; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d'atteindre le fond du précipice.

Rousseau, Les Confessions - Livre IV

Introduction

Jean-Jacques Rousseau, auteur du XVIIIème siècle, siècle des lumières fut très contesté. Dans sa vie, on peut distinguer deux inspirations successives et différentes :
- le philosophe
- le préromantique

Le philosophe organise ses idées en 5 traits qui provoquèrent de vives critiques : de 1750 à 1762
- discours sur les sciences et les arts
- discours sur l'inégalité
- lettre à d'Alembert sur les spectacles
- l'Emile et le contrat social

On peut dire que les principes issus de ses ouvrages ont fait de Rousseau un exclu. A travers le désir inhérent de Rousseau de se justifier, on note bien son inspiration préromantique où Rousseau cherche à se justifier dans des textes où germent les thèmes majeurs du romantisme français. Les confessions connotent une certaine culpabilité, un désir d'autojustification.

Ce texte est tiré du livre 4 des confessions, Rousseau refait vivre son dernier grand voyage pédestre effectué en septembre 1731. Parti de Lyon, il rejoint Mme de Warens à Chambéry. Il refuse le cheval qu'on lui a proposé et choisi de faire le chemin à pied.

Annonce du plan

Ce texte raconte l'errance de Rousseau dans les Alpes. Grand contemplatif de la nature, Rousseau parle de lui-même. Ce marginal refuse le classicisme, s'intéresse à lui-même et annonce le romantisme.

La problématique pourrait être la suivante :
" En quoi ce texte est-il un archétype préromantique ? "

Trois axes se sont profilés après cette étude, à savoir:
- la quête d'indépendance,
- la relation entre Rousseau et le paysage,
- l'interprétation de ce paysage.

I. La quête d'indépendance

Au soir de sa vie Rousseau se livre dans la plus grande sincérité possible. Il s'attache à ne laisser aucune équivoque sur son parcours et ses choix. Il prône également l'indépendance et la solitude de 1 être avec une honnêteté parfois touchante.

1) Un témoignage sincère du philosophe

Comme le connote le titre Les confessions, Rousseau rentre dans une démarche sincère. Ainsi dans cette optique, deux regards vis-à-vis des faits racontés s'imposent au lecteur.

Ce contraste est mis en scène par l'opposition entre les temps du présent et ceux du passé. A cet effet, le présent de vérité générale " il me faut des torrents " est indubitablement celui de Rousseau. L'utilisation de ce présent est directement liée à l'importance de la scène. Il intervient à chaque fois que le fait est essentiel, notamment sous la forme de présent de narration " court, bouillonne ", cette sincérité, norme vitale pour l'harmonie de Rousseau avec lui-même se voit ainsi sévir par le temps du présent dépourvu de coupure. Le philosophe se penche non sans une certaine mélancolie touchante sur ce souvenir si cher à son cour. Ainsi il use de passés pour l'adolescent de 19 ans en ébullition. Le passé ressuscité recouvre ici l'instant présent. On voit s'opérer une certaine fusion contribuant à un effort de sincérité. De ce fait le temps du passé est marqué par des faits détaillés et précis servant une action brève et précise servant une action brève et unique comme le passé simple " j'avançais, j'eus ce plaisir ". Par contre les actions qui durent sont évoquées par l'imparfait " je pouvais contempler " qui insiste sur la longue extase de Rousseau.

Dans cette juxtaposition de points de vue temporels met ainsi en valeur la scène, accroît sa force niais surtout dévoile la démarche sincère de son auteur, aucun artifice Rousseau rentre directement dans nos cours.

2) La louange de la liberté

Rousseau laisse libre cours à sa fantaisie et s'affranchit des règles.

Il ne présente aucune attache ni contrainte. Cette liberté avantage l'épanouissement de l'être, elle favorise ainsi l'effacement du temps. Il ne fait aucune précision temporelle mais une référence constante au libre arbitre. Il suit sa volonté et son désir comme le connotent l'emploi récurent du pronom possessif: mon, ma, "j'aime marcher à mon aise et m'arrêter quand il me plaît ", montre bien la totale liberté de Rousseau dans ses actions. Le temps qui est une forme d'esclavage et ici abandonné. Cet effacement est souligné par l'expression " faire route à pied sans être pressé ". Cette liberté permet de trouver un nouvel intérêt à sa vie.

La composition syntaxique nous montre Rousseau comme un homme allant à l'aventure sans but primaire " faire route à pied et avoir pour terme de ma course un objet agréable ", mais avec l'intention comme se suggère l'expression de se découvrir lui-même et de vivre l'instant présent intensément.

3) La solitude

Cette quête de liberté implique irrémédiablement la solitude du philosophe, exclue par sa propre passion.

Cette solitude est présente sous deux formes, la solitude physique et la solitude morale. Ce lieu solitaire qui est décrit pour sa beauté sauvage, son calme, son aspect secret et pour son immensité, prestige que lui confère l'absence de l'homme, plonge Rousseau dans un isolement extrême. Rousseau y ressent la majesté écrasante de la nature de l'inhumain comme le souligne " montagnes coupées, rocs, sapins ". Ces termes accordent relief et puissance à cette nature qui se supplante au genre humain.

La solitude morale de Rousseau est-elle soulignée par une constante référence à lui-même, comme le montre l'anaphore du "je " à 14 reprises traduisant un culte de l'égotisme. Cela est dû au fait que Rousseau est un éternel incompris. Cette solitude morale le pousse donc à fuir le monde, elle devient par conséquent physique. Son âme s'installe et se réfugie dans le cocon symbolisé par la nature.

La volupté de l'isolement d'être selon son cour, procure donc l'exaltation de la sensibilité rousseauiste.

Rousseau par sa passion pour cette nature s'inscrit dans une marginalité touchante, parfois sincère, niais certainement créatrice.

II. Relation de Rousseau avec la nature

Dans cette quête de liberté Rousseau développe une véritable relation avec la nature, complexe caractérisée par :
- ces goûts,
- un besoin de bien-être,
- une nature expansive, baroque.

1) Son exigence vis-à-vis de la nature

Rousseau n'entretient pas n'importe quelle relation avec la nature, il a certains goût.

La société à fausser son univers, il va donc rechercher une dialectique intense, ainsi il témoigne explicitement de son aversion vis-à-vis des paysages plats connotée par l'expression amalgamique " jamais pays de plaines, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux " soulignant le refus de platitude, la nature doit être pour lui propice à l'exaltation, aux épanchements du cour. Il a besoin d'expression, il veut une nature libre, dans sa vérité, elle doit s'exprimer par son relief comme le souligne l'expression injonctive " il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes... " extériorisant bien ce véritable besoin de nature expansive et brillante. Cette force est aussi connotée par un jeu important de sonorité, alliance de fricatives et d'allitérations en R, équivalent musical du paysage soulignant la vie, la rugosité, les aspérités, c'est à dire la personnalité. Ce paysage doit être à l'image de la personnalité de Rousseau fougueux adolescent à l'époque. Le sentiment de la nature est omniprésent, il est donc servi par une prose poétique et fluide. La gradation au sein du thème " il me faut " contribue ainsi à souligner l'intransigeance de Rousseau, son plaisir se doit à une nature spécifique où s'y déploie un panthéisme éclatant suggéré notamment par l'expression " court et bouillonne dans des gouffres affreux... " symbolisant la vie dans toute sa splendeur, l'authenticité dont le champs lexical de la végétation composée de termes tels que: " bois, sapins, buissons " est prolifique. Cette nature doit être à vif et doit avoir un vécu " grands chemins taillés dans le roc ".

La jouissance de Rousseau née donc de l'effacement de l'homme dans une nature caractérisée par son gigantisme qui se doit d'être son reflet.

2) Un besoin de bien-être

Ce lieu aux aspects tourmentés propices à l'exaltation se révèle être un lieu privilégié pour lui offrir un refuge vis-à-vis d'une société qui le rejette.

Rousseau dés le début jette les principes de sa philosophie de la marche à pied, liée pour lui, indéniablement à la notion de plaisir comme le connote l'expression "j'aime à marcher à mon aise". Ainsi le domaine de l'épanouissement de l'être est omniprésent, il est appuyé par un champ lexical du plaisir très important " aime, me plaît, beau agréable, goût ". Cela est révélateur de l'aspect épicurien de Rousseau, bon vivant dont le plaisir exacerbé dans ce milieu, tends même au bien-être. En effet il se réconforte au sein de l'immensité de la nature dont le gigantisme sans cesse suggéré " montagne, précipices " symbolise un véritable cocon. Un cercle se forme autour de Rousseau qui y trouve réconfort. Cela est révélateur de la manière dont Rousseau s'installe au sein de la nature. Il use d'une prose poétique et fluide soulignant la sérénité provoquée par ce cadre perçut comme édénique et surtout emprunt de majesté.

Rousseau développe dons une relation fusionnelle avec la nature, facteur d'apaisement vis-à-vis des maux de la société.

3) Un paysage baroque voire pré-romantique

Certes Rousseau, à travers aux couleurs sentimentales a recours au classicisme mais seulement dans la forme. Ainsi, il développe un raisonnement construit et non impulsif, en trois temps: énonciation "j'aime à marcher à mon aise ", expérimentation "j'eus ce plaisir ", paroxysme "je me délectais ". Mais la domination du baroque est indéniable. De ce fait il développe une description tout en profusion, expansive, laissant libre cours à la nature qui est un personnage et non un simple cadre " grand chemin taillé dans le roc ", " une petite ... ". Un panthéisme se déploie, la vie est Frémissante " écume, eau bleue ". Ceci est un outrage au classicisme prônant lui, la rigidité. De plus, le moi, encore haïssable au XVIII' siècle, revient avec une récurrence parfois déroutante, l'individualité est omniprésente "j'avançais ", "je restais", "j'entendais ". La rêverie et l'écriture lui permettent donc un accord profond avec lui-même, le culte du " moi " soulignant la sensibilité et l'importance de l'unicité de l'être dans une société qui plonge ses acteurs dans le social. A cette louange du " moi ", Rousseau appose un jeu de sentiments important rejoignant le domaine du plaisir " j'eus ce plaisir ", " je délectais ", " contempler " ; véritable paroxysme révélant bien l'anachronisme de Rousseau qui à travers une nature définitivement baroque voire préromantique se définit lui-même comme un être hors de son temps.

L'hypertrophie de la sensibilité de Rousseau est donc indubitablement exaltée par ce paysage outrancier au vu des goûts de l'époque.

III. Transposition de la personnalité de Rousseau

A travers cette description, se profile nettement la personnalité de Rousseau caractérisée par une ambition démesurée, un désir de justification, mais aussi par un certain sadomasochisme.

1) L'ambition de Rousseau

Rousseau, à travers les confessions n'a de cesse de dévoiler la haute idée qu'il a de lui-même (prologue), orgueil tendant à l'ambition qu'il exalte à travers cet extrait grâce à un jeu de symboles pléthorique. Ce trait de caractère est ainsi souligné par l'expression privative " jamais pays de plaine " traduisant l'aversion de Rousseau vis à vis de la facilité. Ce goût pour la difficulté se ressent comme une véritable nécessité, un besoin inéluctable comme le symbolise " les montagnes ", connotant un obstacle à fi7anchir, un véritable défis qu'il se lance à lui-même afin de prendre conscience des possibilités de son être et de prouver son talent face à ses détracteurs. Son ambition est aussi exposée dans le jeu du regard qui monte, la description est graduelle " torrents, rochers, sapins, bois noirs, montagnes " dénotant explicitement l'attirance de Rousseau pour les hauteurs, les sommets, exerçant un véritable pouvoir magnétique. Rousseau est un ambitieux qui rêve de grandeur, tendant parfois à la mégalomanie. Il trahit aussi son goût de l'exigence, du travail approfondis et non artificiel parle choix du paysage, ce paysage est le fruit d'une lente élaboration, c'est une nature complexe et travaillée comme le montre l'expression personnificatrice " qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles ". Aucune entrave à la nature n'est à relever.

L'orgueil, l'ambition sont des caractéristiques inhérentes à la personnalité de Rousseau.

2) Une transposition de sa vie

Le but primaire des confessions pour Rousseau est de se justifier. Ainsi, inexorablement même à travers la description d'un paysage pouvant paraître anodin, des brides de sa vie sont suggérées. La vie de Rousseau à été principalement marquée par de nombreuses difficultés, les unes surmontées, les autres subies comme le souligne l'expression " des chemins raboteux à monter et à descendre " traduisant les innombrables épreuves qu'il eut à surmonter. Epreuves affectant notamment sa vie professionnelle, le mal qu'il éprouvait à l'organisation de ses idées, jaillissant avec profusion à l'heure d'écrire, est ici connoté par les termes " court, bouillonne, écume ", idées, qui avec le temps s'assemblaient comme le souligne la métaphore " une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles ", tout comme le temps mis par la philosophie de Rousseau à s'imposer comme référence philosophique dans une société recluse dans les murs du conformisme Voltairien. En effet sa haine envers Diderot et Voltaire, ses éternels ennemis d'idéologie, est symbolisée par l'image des " corbeaux " et des " oiseaux de proies ", son mépris est connoté par l'aspect péjoratif mais aussi par l'expression " à cents toises au-dessous de moi " soulignant la distance et la domination de Rousseau. Il aggrave leurs cas à travers la métaphore " qui volaient de roches en roches et de broussailles en broussailles " symbolisant l'inconsistance de leurs personnalités et de leurs idéaux.

Ce texte dévoile des facettes de la vie complexe de Rousseau, ce qui justifie sa place dans les confessions.

3) La perversité de Rousseau

Rousseau allie constamment plaisir et difficulté révélant ainsi de manière graduelle l'aspect pervers de sa personnalité. Pour cela, il juxtapose avec malice l'évocation de l'effroi et du bien être " qui me fasse bien peur ", " gagner des vertiges tout à mon aise ", antithèses soulignant la perversité délicieuse de Rousseau. Tout de même, le philosophe, n'est pas actif dans son plaisir, il le subit comme le montre " ils me font tourner la tête ", " me fassent bien peur " témoignant explicitement de la passivité de Rousseau, son masochisme est indéniable, Rousseau se comptait dans la douleur. L'auteur extériorise aussi une certaine forme de sadisme. A travers une action puérile, jeter des cailloux, on décèle un acte calculé, réfléchis, révélateur de l'évacuation des fi7ustrations de Rousseau. Ce sadisme est aussi montré par la gradation " rouler, bondir, voler en mille éclats avant d'atteindre le fond du précipice " implique un plaisir intense, dans la durée, souligné notamment par le verbe fort " je me délectais ", véritable extase.

Les profondeurs intimes de Rousseau se découvrent au lecteur, témoin de la perversité de Rousseau, amateur de la douleur.

Conclusion

Ce texte constitue effectivement les prémices du romantisme, par la forte sensibilité s'en dégageant et par la prédominance de la nature.

En effet, Rousseau s'adonne au vagabondage de l'esprit, il laisse son lecteur pénétrer au cour de son intimité, en dévoilant notamment ses tendances masochistes et le plaisir lubrique qu'il éprouve, véritable constante dans les confessions.

Rousseau est un véritable précurseur, le paysage fit en effet son apparition dans la sensibilité littéraire, surtout à travers lui, occasion de récits subjectifs traduisant une quête intérieure. La nature est une image du flux perpétuel de toute chose, elle brille par son intemporalité, vertu que l'on pourrait appliquer à Rousseau, dont les principes critiqués au XVIIIème siècle furent défendus au XXème. Il figure notamment au Panthéon.