Il semble évident que j’ai une connaissance de moi, intuitive et première : connaissance de mes émotions, sentiments, perceptions. En ce sens l’introspection parait à première vue le meilleur chemin d’accès à moi-même, par son caractère direct. Pourtant la découverte de l’inconscient me révèle que je n’ai pas directement accès à la totalité de mes pensées. De même, autrui peut parfois me surprendre en me révélant un aspect de mon être que j’ignorais, car il bénéficie d’un regard extérieur. L’introspection est donc peut-être une fausse bonne solution. Elle m’informe sur ce que je pense –du moins ce que je crois penser…- mais ne me permet pas forcément de comprendre pourquoi je le pense. Or se connaître n’est pas simplement “ prendre acte ” de ce qui se passe en moi. Il s’agit donc de déterminer en quoi consiste cette connaissance de soi, et si elle est envisageable ou vouée à l’échec : en effet, je ne suis pas un simple objet mais un sujet, une liberté toujours en acte. N’est-ce pas contradictoire avec l’idée de connaissance, et avec la production d’une définition ? Comment donc avancer sur le chemin de la connaissance de soi, sans se laisser réduire à l’état d’une chose, définie une fois pour toutes ?
I. Qu’est ce que se connaître ?
Je connais de moi certaines caractéristiques, comme mes goûts, mes émotions, mes perceptions. En effet, moi seul ai accès à mon expérience interne. Mais se connaître ce n’est pas simplement additionner quelques caractéristiques et savoir qu’on aime le vert et non le bleu. C’est savoir de quoi on est capable, connaître ses limites, mais aussi ses qualités et défauts, ses compétences ; c’est aussi savoir quel sens on donne à sa vie, et quel genre d’homme on est, dans les milliards de possibles qui nous sont offerts. Ce n’est pas rester à la surface des choses et constater quels sont nos goûts et nos choix mais savoir pourquoi on a ces goûts, pourquoi on a fait ces choix, et quel type d’homme ils révèlent. Bref, qui est ce moi que j’ai choisi d’être ?
Se connaître c’est donc un peu se construire : il y a une réflexion sur soi, et non un simple constat. C’est un travail, créatif, puisque je m’y construis. En effet en réfléchissant à qui je suis, je crée celui que je suis, car je cesse de subir mon être pour le choisir : je deviens conscient de moi même. Mais jusqu’où peut-on atteindre cette conscience de soi ?
II. L’échec de la connaissance de soi
Il y a une difficulté à comprendre véritablement son être : derrière mes actes je n’ai pas conscience des déterminismes sociaux, culturels, et psychologiques qui les ont déterminés. Enfermé dans ma subjectivité, je me vis sur le mode du pour-soi et je n’ai pas la distance nécessaire pour savoir ce qui a fait ce “ moi ” présent, qui est d’abord un résultat. Les sciences humaines nous aident dans ce travail. Mais elles ne permettent de saisir le moi que comme produit de structures. La spécificité du sujet, sa liberté, se trouve niée.
Sensible à cette qualité de sujet, Sartre affirme que l’entreprise est vouée à l’échec, à moins de se figer en objet. Car se connaître c’est se définir une fois pour toutes. C’est donc renoncer à changer, à me construire, à m’inventer. Or pour l’existentialisme, l’homme n’est jamais fini, il se fait chaque jour, par ses choix qui engagent sa vie, donnent un sens à ce qu’il vit. C’est par sa capacité à choisir qu’il se distingue de l’animal et affirme sa liberté, à laquelle il est condamné. On ne peut pas ne pas être libre de choisir qui on est, à moins de renoncer à être un homme : c'est-à-dire se figer en une chose déjà prédéfinie, et s’enfermer dans une définition de soi : “ le garçon de café ”, “ le prof de philo ” = c’est jouer un rôle, et non exister. C’est donc aussi renoncer à sa liberté. C’est pourquoi en tant qu’être libre on ne peut donc jamais totalement se connaître.
Pourtant il ne s’agit pas de vivre dans l’ignorance de soi ou dans l’illusion. Pour faire des choix et exercer ma liberté je dois me connaître en partie, comment alors atteindre cette connaissance de soi, même partielle ou plutôt temporaire ?
III. La connaissance de moi comme sujet actif dans le monde
Je dois alors m’appuyer sur tout ce qui me renvoie une image de moi-même : mon action d’abord. C’est en agissant que je me connais, car j’apprends ce dont je suis capable : dans les choses extérieures que je crée ou que je modifie je retrouve la marque de moi-même, l’empreinte de mon action et donc de ma subjectivité. Par exemple un tableau, une dissertation de philo, ou la construction d’étagères. C’est donc dans le travail que je prends conscience de moi comme sujet actif dans le monde.
C’est aussi par le regard des autres, qui a l’avantage d’être extérieur c'est-à-dire que je suis objet pour l’autre alors que je suis sujet à mes propres yeux : l’autre a ainsi cette distance que je n’ai pas. Mais cette distance est dangereuse. L’autre a tendance à me figer en objet, à m’enfermer dans une définition, comme dans une boite. Je peux aussi ressentir de l’agacement ou de l’exaspération, de la douleur même, par le décalage entre l’image que l’autre perçoit de moi et ce que moi j’en comprends. C’est la conscience malheureuse de Hegel... Si je reste passif effectivement je risque ces deux dangers : être figé en objet, et ne pas être compris. C’est par mon action, mon mouvement vers l’autre que je peux changer quelque chose : c’est dans l’affrontement avec l’autre que je prends conscience de celui que je suis. Ce que Hegel appelle l’affrontement et la reconnaissance des consciences. Je dois prendre des risques, m’opposer, me présenter à l’autre pour devenir conscience pour soi et plus seulement conscience en soi.
Conclusion
Ainsi on peut conclure que se connaître est une tâche et non un moment, une tâche qui n’est jamais achevée. C’est un travail de réflexion sur moi-même qui m’aide à me construire, car je dois m’inventer, savoir qui je suis, choisir. Pour m’aider dans ce travail je peux user de l’introspection (le regard intérieur) et je dois écouter le regard des autres, mais sans m’y enfermer. C’est par le travail et la confrontation avec les autres que j’apprends sur moi de manière active, et non plus passive. Je ne peux pas me connaître si je reste passif, uniquement préoccupé d’écouter quels sont mes goûts et constater mes choix. Je peux me connaître si je suis actif dans le monde c'est-à-dire si je me confronte, aux autres et à la matière