Introduction
Aristote distingue les sciences théoriques qui ont pour but la connaissance, des sciences pratiques qui ont pour objet les formes de l’action. L’éthique est une de ces dernières, car sa finalité est la recherche du bonheur. Dans cet extrait de l’Ethique adressée à son fils Nicomaque, le fondateur du Lycée explique qu’une des vertus sociales qu’il faut pratiquer pour atteindre le bonheur est l’amitié. Mais sur quoi est-elle fondée ? Sur l’utile, sur le plaisir, ou sur la vertu. Le natif de Stagire distingue différents types d’amitiés qu’il ne place pas sur le même plan.
I. Etude linéaire du texte
Dans le 1er § Aristote distingue l’amitié utile de l‘amitié agréable. La première est fondée sur l'intérêt que l'on trouve dans le commerce de l'ami, l'autre sur le plaisir que l'on tire de cette relation. Par exemple, dans le premier cas, l'ami n'est aimé qu'en vertu de sa richesse, si l'on est pauvre, ou de son savoir, si l'on est ignorant. Pour l’élève de Platon, l'amitié utile caractérise généralement les relations entre personnes d'âge mûr, tandis que l’amitié plaisante est surtout le fait des jeunes gens qui recherchent surtout le plaisir du moment.
Dans le 2nd § Aristote rassemble les caractères communs aux 2 espèces d’amitié. Ces deux amitiés ont en commun d'être accidentelles : toutes deux en effet sont "souvent l'effet des circonstances", car ce que l'amitié vise, c'est moins la personne de l'ami que ce qu'il est susceptible de nous procurer en matière de plaisir ou d'intérêt. Pour cette raison ces amitiés sont, du même coup, éphémères : elles s'évanouissent quand disparaissent ces qualités - quand l'ami cesse de nous charmer ou de nous être utile.
Dans le 3ième § Aristote définit la parfaite amitié, la bienveillance réciproque, comme étant celle des hommes « bons et semblables par la vertu", car tout d’abord, l’amitié n'est ni une passion pour l'autre, ni une "puissance", c'est-à-dire une prédisposition spontanée à ressentir des passions ; en effet, passions et puissances nous échappent et ne méritent pour cette raison ni l'éloge ni le blâme. Au contraire, la vertu en général et l'amitié en particulier, sont des dispositions permanentes, acquises par habitude, que leur stabilité oppose à la passion, et des choix volontaires, que leur caractère délibéré distingue des puissances. De plus, cela signifie qu'il n'y a d'amitié véritable qu'entre sages : les véritables amis ne sont cependant "semblables" que sous le rapport de la vertu ; il pourra y avoir entre eux de très grandes disparités de richesse, ils pourront être différents dans leurs goûts ou du point de vue de leur sensibilité. En revanche, ils ont en commun la bonté, seule capable de conduire l'homme au bonheur, c'est à dire à ce qu'Aristote nomme le souverain bien. Cette amitié est durable car l'autre y est aimé pour lui-même, non pour les avantages qu'il peut, à l'occasion, nous procurer (amitié utile) ou les moments agréables qu'on peut espérer passer avec lui (amitié agréable). "Pour lui-même", c'est-à-dire pour sa sagesse, laquelle, encore une fois, est une disposition constante.
Conclusion
En mettant l’accent sur l’amitié, Aristote souligne l’appartenance de l’homme à sa communauté familiale, économique ou politique. Pour le précepteur d’Alexandre le Grand, la vertu et le bonheur humains sont certes fonction de la rationalité dont est capable l’individu, dans la mesure où la finalité de l’homme est la raison, via l’activité intellectuelle, mais il n’oublie pas que l’homme est avant tout un animal politique, c'est-à-dire qu’il est primordialement inscrit dans une collectivité de mœurs et de lois dont il dépend et dont il bénéficie.
II. Intérêt philosophique
a) La logique de recherche de la vérité
L’intérêt philosophique de ce texte est tout d’abord, sur le plan de la méthode, de montrer qu’Aristote, qui a été son élève pendant 20 ans, ne peut s’empêcher d’utiliser la logique de recherche de la vérité de Platon, à savoir la méthode de division et de rassemblement, et non sa propre logique syllogistique de l’enchaînement juste des propositions. Aristote commence en effet par distinguer l’amitié utile de l‘amitié agréable avant de rassembler les caractères communs aux 2 espèces d’amitié. Notons toutefois qu’Aristote reste fidèle au principe du juste milieu, puisqu’il présente l’amitié vertueuse comme une sorte de point d'équilibre entre deux excès contraires : l’excès de futilité de l’amitié plaisante et l’excès de sérieux de l’amitié utile.
b) ...pour critiquer l'idée d'un bonheur autosuffisant
Ensuite ce texte peut être lu comme une réponse à Epicure, pour qui le bonheur est dans le plaisir et donc fatalement dans l’amitié plaisante. En effet, pour Aristote, si le bien est la fin ultime de la vie humaine, le plaisir n’est qu’un accompagnement qui advient de surcroît. De plus, contrairement à Epicure qui prône l'autosuffisance, pour Aristote, le sage ne saurait être pleinement heureux dans l'autarcie, car c'est en contemplant la belle activité de son ami, et la joie de celui-ci, qu'il prend vraiment conscience de son propre bonheur, ce bonheur qui est le souverain bien.
c) ...et défendre l'amitié vertueuse, bienveillante
Enfin ce texte préfigure l’amour agapique, tel qu’il sera ultérieurement développé par les chrétiens, sous l’impulsion de St Thomas d’Aquin (Aimez-vous les uns les autres). Pour Aristote, on ne naît pas vertueux, on le devient, par la pratique de la vertu. Cette pratique est d’abord pure politesse, car agir poliment c’est agir comme si on était vertueux, puis morale, car agir moralement c’est agir comme si on aimait, et enfin amitié vertueuse. Comme la morale libère de la politesse en l’accomplissant (l’homme vertueux n’a plus à agir comme s’il l’était), la bienveillance réciproque libère de la morale (celui qui aime n’a plus à agir comme s’il aimait). C’est l’esprit des évangiles, par quoi le Christ nous libère de la Loi (« Aime et fais ce que tu veux »). L’amitié vertueuse aristotélicienne, c’est l’amour gratuit sans motif, sans intérêt, et même sans justification, c’est l’amour agapique, qui se distingue bien sûr de l’amour érotique, toujours avide, toujours égoïste, toujours motivé par ce qui lui manque, mais aussi de l’amour philique, qui comme le souligne à juste titre Aristote dans ce texte, n’est jamais tout à fait désintéressé. Aimer disait Alain c’est trouver sa richesse hors de soi : par le manque, qui est passion (éros), par la joie reçue ou partagée, qui est amitié (philia), ou par la joie donnée en pure perte, qui est charité (agape).