I. Introduction
Les Maximes capitales d’Epicure sont des sentences générales portant essentiellement sur l’éthique et qui résument les préceptes, les règles d’action ou de pensée essentiels de la sagesse épicurienne, notamment sur le « quadruple remède », les vertus ou encore le plaisir, comme c’est le cas pour la maxime X d’Epicure que nous allons étudier. Les deux maximes précédentes (la VIII et la IX) portaient déjà sur le plaisir, la première sur l’identification du plaisir au bien avec la nuance que les causes de certains plaisirs peuvent être elles, au contraire, sources de maux plus grands, ce que reprend la dixième maxime. Cette dernière a le mérite de résumer de manière succincte les propositions générales de la sagesse d’Epicure, bien que certains points ne soient pas explicités abondamment. Elle se présente comme un raisonnement par l’absurde dans la mesure où elle propose une hypothèse contraire aux enseignements d’Epicure pour montrer tout l’intérêt de ceux-ci dans la quête du bonheur. La problématique posée dans cette maxime par Epicure est de savoir s’il faut ou non reprocher aux hommes de mener une vie de plaisirs irréfléchie, autrement dit si ce mode de vie est légitime dans la perspective d’atteindre le bonheur. La thèse qu’il défend est que cela ne saurait être légitime dans une perspective eudémoniste car cela ne permettrait pas d’éradiquer les troubles qui causent le malheur des hommes, contrairement au « quadruple remède » qu’il propose.
On peut estimer qu’Epicure a deux objectifs en écrivant cette maxime :
-affirmer la prédominance du plaisir sur tout le reste, de démontrer que « le plaisir est (bien) le principe et la fin de la vie bienheureuse », comme il l’écrit dans la Lettre à Ménécée, puisqu’une vie de plaisirs irréfléchie serait légitime si elle n’était pas accompagnée de douleurs liées à une mauvaise compréhension de la nature des choses
-affirmer la nécessité de la philosophie pour atteindre le bonheur puisqu’il n’est pas possible de mener une vie de plaisirs dissolue et qu’a contrario les préceptes de la philosophie d’Epicure sont censés le permettre
La maxime peut se découper en deux axes :
*le premier de « si les causes » à « limite des désirs » où Epicure pose une condition : que les causes des plaisirs des gens dissolus, autrement dit les causes des plaisirs en mouvement, aient le même effet thérapeutique que l’exercice philosophique, que le « quadrupleremède »
*le deuxième de « nous n’aurions rien » à « le mal » : la conséquence de la condition qui est l’absence de condamnation d’un mode de vie basé sur les plaisirs sans usage de la philosophie, car celui-ci serait en accord avec le bien puisqu’il n’y aurait aucune souffrance et que la souffrance s’identifie au mal
I. La distinction entre le mode de vie des gens dissolus et la pratique philosophique
Epicure commence par proposer une hypothèse (« si ») qui joue le rôle de condition menant à la conséquence dans la deuxième partie. Elle consiste à supposer que l’on pourrait éliminer les troubles de l’âme et donc atteindre l’ataraxie, se confondant avec le bonheur chez Epicure, par « les causes qui produisent les plaisirs des gens dissolus ». Cela signifie que ce qui cause les plaisirs variés des hommes qui courent après eux permettrait en même temps de cesser les troubles qui les empêchent d’être heureux. Après tout, pour reprendre les propos attribués à Epicure par Diogène Laërce, « les êtres vivants, dès qu’ils sont nés, se complaisent dans le plaisir et évitent toute peine, et cela naturellement et sans l’intervention du raisonnement ». Cette naturalité du plaisir explique pourquoi les hommes cherchent de façon primordiale les plaisirs, quitte à ce que cette recherche soit irréfléchie. Or ce que recouvre « les plaisirs des gens dissolus » est ce qui est appelé dans l’éthique épicurienne « les plaisirs en mouvement », par opposition aux « plaisirs stables ou catastématiques ». Les plaisirs en mouvement sont les plaisirs qui provoquent une excitation violente et sont donc souvent précédés et suivis de douleurs. Ils ne peuvent satisfaire ceux qui les attendent, ce qui les plonge dans une éternelle insatisfaction et empêchent donc l’ataraxie. Au contraire, les plaisirs stables sont ceux qui correspondent à la cessation d’une douleur et laissent le sujet qui les éprouve satisfait et non plus placé sous la dépendance d’une recherche effrénée de plaisirs toujours nouveaux, toujours plus grands. C’est pourquoi Epicure écrit : « quand nous ne souffrons pas, nous n’éprouvons plus le besoin du plaisir ».
On comprend donc qu’Epicure se fait « l’avocat du diable » en défendant un mode de vie basé sur des plaisirs qui, pourtant, ne peuvent constituer le bonheur. S’il le fait, c’est qu’il cherche à montrer que l’intervention du raisonnement et donc de la philosophie, si elle est seconde par rapport à la primauté du plaisir, est nécessaire à ce dernier s’il veut être le contenu du bonheur et non juste un état éphémère qui peut être suivi de douleurs plus importantes. En effet, comme l’explique Epicure dans la Lettre à Ménécée, « tout plaisir, parce qu’il a une nature appropriée, est un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à choisir ; de même aussi que toute douleur est un mal, bien que toute douleur ne soit pas de nature à toujours être évitée ». Cela signifie que les hommes qui croient pouvoir trouver le bonheur en accumulant indistinctement tous les plaisirs se leurrent parce que les désirs qui sont à l’origine des plaisirs, en eux même tous bons, ne sont pas tous équivalents. Il faut ici se référer à la classification des désirs opérée par Epicure entre les désirs naturels et nécessaires (qu’il est toujours bon de satisfaire), les désirs naturels non nécessaires (qu’il convient de satisfaire, quand l’occasion est favorable) et les désirs vains (dont il faut s’éloigner car ils n’ont pas d’objet et ne peuvent donc jamais être proprement satisfaits). Cette classification, obtenue grâce à une réflexion philosophique, montre bien que l’hypothèse d’une vie irréfléchie de plaisirs n’est pas réellement soutenue par Epicure mais est en fait, par l’absurde, en faveur de l’usage de la philosophie pour trouver le bonheur.
Pour reprendre la suite de l’hypothèse, Epicure énumère ensuite les troubles qu’il convient à l’homme qui cherche la vie bienheureuse d’éliminer. Il précise qu’il s’agit de « craintes de la pensée » car ce sont bien des craintes nées de « suppositions fausses », pour reprendre l’expression de la Lettre à Ménécée, de craintes liées à des représentations erronées et non à une appréhension de la réalité. La première crainte évoquée est celle des réalités célestes, c’est-à-dire essentiellement des dieux, qui auraient une action sur le monde des hommes, pourraient les punir. La deuxième crainte est celle de la mort, en elle-même car elle pourrait être une souffrance extrême et de ce qui la suit, qui pourrait être une éternité de souffrance. Quant à la crainte des douleurs, elle consiste à penser que les douleurs n’ont pas de limites et qu’on pourrait donc ne pas supporter la douleur. Le dernier terme de cette série de troubles est celui qui est lié à l’idée, qu’on ne pourrait pas atteindre le bonheur parce que nos désirs ne sont jamais rassasiés, parce qu’ils renaissent sans cesse de leurs cendres, idée développée notamment par Platon. Ces quatre troubles des hommes correspondent au « quadruple remède » que leur propose Epicure, consistant à étudier la nature des choses et comprendre que ces craintes n’ont pas d’objet, mais qu’Epicure tait ici pour continuer à défendre le point de vue adversaire au sien.
II. Le raisonnement par l'absurde qui condamne ce mode de vie
La deuxième partie de la maxime explicite la conséquence de la supposition précédente : celle-ci serait légitime puisque cela permettrait aux hommes, de manière positive, d’être « emplis de tous côtés par les plaisirs », autrement dit d’être pleinement satisfaits, comblés (au sens figuré comme au sens propre puisque cela signifierait, dans la physique épicurienne, qu’ils combleraient le manque d’atomes qui est la cause de la douleur du corps et de l’âme, bien que les atomes de l’âme soient différents, plus petits et mobiles). Réciproquement, de manière négative, cela leur permettrait de ne pas souffrir, que ce soit physiquement (« souffrant ») ou mentalement (« affligé »). Or vivre dans le plaisir et hors de la souffrance est précisément la définition du bonheur épicurien puisque le plaisir est le contenu du bonheur. Les hommes qui mèneraient une vie de plaisirs dissolus seraient dès lors heureux. Or, puisque ce n’est pas l’absence de douleur que recherchent les adeptes d’une vie de jouissance mais justement la jouissance, les plaisirs en mouvement, ils se placent sous la dépendance d’une recherche constante du plaisir plutôt que de se satisfaire de leur bien être. Ils demandent en fait plus que ce que demande la nature, ce qu’exprime Lucrèce lorsqu’il écrit dans De la nature des choses : « Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? ».
Dès lors, l’hypothèse de la première partie est bien fausse, parce qu’il n’y a pas de bonheur possible ayant pour contenu des plaisirs en mouvement, qui s’opposeraient à l’ataraxie (la paix de l’âme) et à l’aponie (l’absence de douleur corporelle). C’est pourquoi Epicure écrit dans la Lettre à Ménécée : « Lorsque nous disons que le plaisir est la fin, nous ne voulons pas parler des « plaisirs des gens dissolus » ni des « plaisirs qui se trouvent dans la jouissance », (…) mais de «l’absence de douleur en son corps, et de trouble en son âme ». Epicure se distingue bien ici d’une conception hédoniste naïve qui n’userait pas de philosophie, se contenterait de suivre les sensations alors qu’elles pourraient s’épargner le malheur en prônant une maîtrise des désirs La dernière subordonnée « ce qui est précisément le mal » introduit un nouvel élément à la réflexion : la douleur s’identifie au mal et si Epicure ne le précise pas ici, cela signifie également que le plaisir s’identifie au bien. Ce qu’Epicure souligne par là est que le bonheur et la morale n’entrent pas en contradiction mais, bien au contraire, se confondent et il s’oppose ainsi aux conceptions qui sacrifient le bonheur au nom de la morale, en leur répliquant qu’il n’y a pas d’autre bien que celui qui est naturel (et non conventionnel) et qui se nomme plaisir.
Conclusion
Pour conclure, cette dixième maxime reprend les éléments principaux de la sagesse épicurienne, à savoir les quatre troubles des hommes, supprimés par le « quadruple remède » proposé par l’épicurisme, implicitement la distinction entre les plaisirs stables, constituant l’ataraxie, et les plaisirs en mouvement, incapables de nous mener au bonheur et l’idée que le plaisir s’identifie au bien et la douleur au mal. Elle délivre également le message principal de l’éthique épicurienne puisqu’il s’agit de reconnaître le rôle déterminant de la philosophie pour nous aider à trouver le bonheur, le souverain bien, qui lui-même s’identifie à une accumulation de plaisir, celui-ci étant toujours bon, mais auquel on doit parfois renoncer ou qu’on doit parfois reporter car il pourrait mener à des souffrances plus grandes compromettant notre bonheur. Cette maxime fait donc la synthèse de l’éthique épicurienne. Sa spécificité réside dans sa forme de raisonnement par l’absurde qui s’oppose à un hédonisme pur et simple qui échouerait à nous procurer le bonheur et en même temps affirme un hédonisme modéré et raisonnable qui, lui seul, peut nous mener à l’ataraxie.