Introduction
L’illusion de la liberté
Dans ce texte, Spinoza cherche à démontrer que l'illusion de la liberté repose en définitive sur une méprise : l'homme se sent cause de son action, mais il ignore les causes qui le déterminent. L'homme croit donc être un agent libre puisque la liberté n'est rien d'autre que la production d'une série causale. En effet, la volonté est libre si elle est cause de mon action sans être elle-même déterminée à agir de telle ou telle manière par une cause supérieure. Certes, je ne décide pas de mes désirs : les désirs s'imposent à moi. C'est en ce sens que Spinoza affirme qu'il « n'est rien que les hommes puissent moins faire que de gouverner leurs désirs ». Or, si je ne suis pas libre quand j'obéis à mes désirs, il s'ensuit que je suis libre quand je peux y résister, c'est-à-dire quand le désir lui-même n'est pas trop impétueux : c'est là l’opinion habituelle. La plupart des gens croient donc qu'il suffit, pour maîtriser un désir pas trop violent, de se rappeler les désagréments qu'on a éprouvés la dernière fois qu'on y a cédé. En sorte que nous ne sommes pas libres de dominer tous nos désirs. Or, cette opinion est indéfendable, comme le montre Spinoza dans la seconde partie du texte. On a tous commis des actes qu'on a ensuite regrettés, que ce soit pour leurs conséquences désastreuses ou par mauvaise conscience. Souvent donc, « nous voyons le meilleur et faisons le pire » : nous savons ce qu'il faudrait faire, ce qui serait soit utile pour nous, soit moralement recommandable ; et cependant, nous ne pouvons nous y résoudre, et faisons tout le contraire. Comment alors affirmer que nous avons toujours la liberté d'agir contre nos désirs?
Le déterminisme
La dernière partie du texte explique ce point : le nourrisson n'est pas libre de désirer le lait, le bavard de parler, le couard de fuir. En effet, le peureux voudrait parfois montrer un peu de courage et le bavard se taire. Or ils n'y parviennent pas. Il faut donc admettre qu'il y a là un désir qui ne dépend pas d'eux, sur lequel leur volonté n'a aucune prise, en sorte que cette dernière est bien déterminée à vouloir ceci ou cela, et non libre de choisir. Mais alors, d'où vient l'illusion de la liberté si l'expérience nous dit que nous ne sommes pas libres? Parce que c'est nous qui agissons, nous croyons être à l’origine de nos actions. Parce que le lâche se met à courir, il croit qu'il aurait pu rester sur le champ de bataille; c'est tout simplement parce qu'il ignore que sa volonté elle-même est enchaînée à ses désirs, qui sont autant de « causes » qui nous déterminent.
I. Analyse détaillée du texte
1. Le désir et la liberté
a) Nous ne sommes pas libres de désirer ce que nous désirons.
Pour Descartes, la « liberté de notre volonté » se connaît immédiatement, « sans preuves » par « la seule expérience que nous en avons». Nous en faisons l'expérience en particulier dans le doute. Au moment même où nous doutons de tout et où nous supposons que celui qui nous a créés emploie tout son pouvoir à nous tromper, nous affirmons l'indépendance absolue de notre volonté à l'égard de la raison et expérimentons ainsi notre liberté. Celle-ci est si parfaite, si ample « qu'elle n'est renfermée dans aucune borne ». Elle nous fait connaître « que nous sommes à l'image et à la ressemblance de Dieu». Le « je doute » implique donc la liberté : le « je suis libre » est la suite immédiate du « je doute ». Je doute donc je suis libre. Pour Spinoza, il est évident que nous ne décidons pas de nos désirs. C'est si évident qu'il n’est pas nécessaire de faire une démonstration, et c'est à partir de ce constat que Spinoza construit ici son raisonnement. S'il « n'est rien que les hommes puissent moins faire que de gouverner leurs désirs », si notre volonté n'a aucun pouvoir sur les désirs qui la déterminent, alors nous ne sommes pas libres du tout : ma volonté peut être dite libre si elle est cause mais n'est pas causée. Spinoza soutient que ce qui détermine la volonté à vouloir n'est pas du ressort de la volonté : cette dernière est donc cause parce que causée, parce que mon désir résulte à chaque fois de l'action des choses extérieures sur moi. Or nous sommes bien tous conscients de cette force que les désirs exercent sur nous. L'opinion commune affirme la liberté d'action en l'homme.
b) Le sentiment intérieur de la liberté
Nous avons tous le sentiment intérieur de notre liberté. Or, un être libre est un être qui doute, qui affirme ou qui nie, qui veut ou qui ne veut pas. Cette liberté se manifeste d'abord dans l'état d'« indifférence» lorsque la volonté « n'est point portée par la connaissance du vrai ou du bien à suivre un parti plutôt qu'un autre». Ainsi, l'âne de Buridan, entre deux prés dont l'herbe est également fraîche, est également porté à l'un et à l'autre. Dans une telle situation, si l'âne n'a pas la liberté de choisir entre l'un ou l'autre pré, il se laissera mourir de faim. La liberté est précisément ce qui permet de choisir entre deux partis contraires auxquels nous sommes également déterminés. Dans un tel choix, nous expérimentons la liberté de notre volonté qui n'est déterminée par aucun mobile ou motif à pencher dans un sens plutôt que dans l'autre.
c) La difficulté de résister à la tentation.
Nous continuons donc paradoxalement à nous croire libres parce que tous nos désirs ne nous semblent pas avoir la même force, nous nous imaginons qu'ils sont de deux sortes : il y aurait des désirs faibles, et donc aisément maîtrisables, et des désirs puissants, de véritables passions, dont l'expérience ordinaire nous montre que nous ne savons pas les dominer. Nous en concluons alors que si nous ne sommes pas libres à l'égard des seconds, nous le sommes par contre à l'égard des premiers : pour les « choses à l'égard desquelles nous tendons légèrement », il nous serait facile de résister à la tentation, parce que d'autres idées en nous, plus puissantes, nous persuaderaient aisément qu'il découlerait pour nous plus de bien que de mal de les assouvir. Enfin Spinoza précise-t-il qu'une telle idée doit être « fréquemment rappelée » : l'idée confuse d'un événement passé désagréable a tendance à avoir moins de force sur notre esprit que l'idée quant à elle plus vive d'un plaisir prochain.
2. Le jouet du déterminisme.
a) La puissance du désir.
On commence alors à entrevoir ce que la suite du texte va confirmer : il se pourrait que nous soyons simplement le jouet passif (et donc non libre) de ces idées plus ou moins puissantes qui s'affrontent en nous. Reste que ce qui nous apparaît, c'est que tous nos désirs n'ont pas le même degré de puissance : les « choses auxquelles nous tendons avec une affection vive », nous voyons bien qu'aucun « souvenir » ne suffit jamais à nous en détourner. Dans ce cas alors, quand bien même j'en aurais souffert par le passé, la puissance de mon désir l'emporte et il me mène là où il le veut. Seul donc l'homme qui serait sous l'emprise d'une passion obsédante, obnubilé et comme aveuglé par elle, ne pourrait être dit libre; les autres hommes, ceux qui en fait composent le train du monde, plus raisonnables semble-t-il, disposeraient à l'inverse d'une parfaite « liberté d'action ».
b) L'expérience du remords vient démentir le sentiment de la liberté
Il en ressort finalement que, pour le sens commun, l'absence de liberté serait l'exception et non pas la règle : nous avons tous spontanément tendance à nous croire libres. Mais c'est là qu'est l'illusion : l'expérience ne se laisse pas si aisément contre-tire. À moins d'être complètement insensés, en effet, nous ne pouvons nier que s'il est bien un sentiment que nous éprouvons « souvent » et « maintes fois », c'est celui du regret ou du remords : je savais parfaitement que ce que je m'apprêtais à faire finirait par me nuire, c'est-à-dire se révèlerait désavantageux et désagréable pour moi, et je l'ai fait tout de même ; ou encore, je savais très bien que cette action était purement et simplement immorale, et pourtant, malgré ce savoir, je l'ai bel et bien commise. Dans chaque cas, je le regrette ; et qu'est-ce à dire, sinon que ce n'est pas nous qui décidons en vérité de nos actes, mais bien des forces ou des puissances en nous, les désirs, auxquelles nous nous montrons incapables de résister?
c) Critique du libre arbitre
Comment donc en effet expliquer que le plus souvent et paradoxalement « nous voyons le meilleur et faisons le pire » ? Puisque je sais ce qui est bon (pour moi ou en soi), pourquoi donc est-ce que je ne le choisis pas? Les hommes ne sont tout simplement pas libres dans leurs choix : ils ne disposent aucunement d'un libre arbitre, entendu comme capacité de choisir souverainement ce qu'ils font. Le problème qui se pose alors avec une acuité redoublée est le suivant: comment se fait-il que la plupart des hommes se croient parfaitement libres de vouloir et d'agir, alors que l'expérience elle-même leur montre constamment qu'ils ne le sont en fait pas du tout? C'est à cette question que répond Spinoza dans la dernière partie du texte.
La position de Leibniz
Leibniz, dans ses Essais de Théodicée, affirme que la liberté d'indifférence est une pure fiction. Le cas de l'âne de Buridan, dit-il, est une fiction « qui ne saurait avoir lieu dans l'univers, dans l'ordre de la nature ». Il y aura toujours bien des choses « dans l'âne et hors de l'âne, quoiqu'elles ne nous paraissent pas, qui le détermineront à aller d'un côté plutôt que de l'autre ». Il en est de même pour l'homme qui, quoique libre, ce que l'âne n'est pas, ne saurait se trouver dans le « cas d'un parfait équilibre entre deux partis ». Et seul un ange ou Dieu pourrait toujours rendre raison du parti que l'homme a pris, « en assignant une cause ou une raison inclinante qui l'a porté véritablement à le prendre». Cette raison est souvent inconcevable à nous-mêmes parce que « l'enchaînement des causes liées les unes avec les autres va loin ». Pour Leibniz — quoique l'homme se décide à faire, quel que soit le choix auquel il s'arrête, c'est toujours en lui la raison la plus forte qui l'y détermine. Or cette raison a une cause et cette cause a nécessairement à son tour une autre cause et ainsi de suite. Cette chaîne sans fin des causes est ce qui nous met souvent dans l'ignorance de la raison de nos actes. Une liberté se déterminant sans raison est donc une absurdité. Aussi absurde est une liberté s'affirmant par le choix de l'erreur ou du mal puisqu'elle le fait pour cette raison que c'est un bien de témoigner ainsi de sa puissance. Il y a donc une raison pour se déterminer contre la raison, de sorte que le choix est toujours déterminé. Il faut donc s'en tenir au principe de raison suffisante qui veut que « rien n'est sans raison». Et s'il est vrai que nous ne sommes pas toujours conscients des véritables déterminations de nos actes, l'affirmation de la liberté à partir du sentiment intérieur que nous en avons se révèle illusoire.
La position de Spinoza
Pour Spinoza, le libre arbitre est une illusion : « Les hommes... se trompent en ce qu'ils pensent être libres; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. L'idée de leur liberté c'est donc qu'ils ne connaissent aucune cause à leurs actions ».
3. L'explication de cette illusion
a) L'homme a conscience de ses désirs...
Le « petit enfant » qui a faim, le « jeune garçon en colère » qui s'estime offensé et veut châtier l'offenseur, le « peureux » qui choisit la fuite plutôt que le combat, sont autant d'exemples de ce que Spinoza nomme dans une de ses lettres « l'illusion naturelle, congénitale même » de la liberté ou plus exactement du libre arbitre. Qu'ont donc en commun tous ces « individus de même farine »? Tous éprouvent un désir dont ils ont bien conscience, et tous y cèdent, quelles qu'en soient les conséquences (bonnes ou mauvaises pour eux) et quelles que soient les bonnes résolutions qu'ils avaient pu prendre auparavant: l'homme ivre, sous l'effet de son ivresse, se laissera aller à parler plus que de raison et révèlera peut-être des secrets qu'il avait pourtant promis de taire, perdant ainsi un ami cher. Le peureux, avant d'aller au combat, était sans doute persuadé qu'il ferait acte de bravoure, et qu'il sortirait de l'épreuve du feu avec tous les honneurs, admiré par ses compagnons d'armes ; le voilà pourtant qui, étreint par la peur de mourir, fuit au premier coup de canon. Néanmoins, là est le paradoxe, tous diront que ce qu'ils ont fait, ils l'ont fait par « un libre décret de leur âme ». Ainsi, c'est parce que j'ai voulu fuir que j'ai fui, dira le lâche: c'était mon choix. Les raisons invoquées ne manqueront pas : cette guerre était absurde ou perdue d'avance, etc. Ce qui sera par contre passé sous silence par ce peureux, c'est pourtant l'essentiel, c'est-à-dire le véritable moteur de sa fuite, sa vraie cause, qui quant à elle ne lui apparaît pas : la peur irrésistible qui l'a saisi et dont sa fuite n'a été que la conséquence inéluctable.
b) ... mais il en ignore les causes
Tout est donc limpide : là même où je crois décider librement de mes actes, je ne fais en fait encore et toujours que céder à « l'impulsion » la plus forte qui s'exerce sur moi. Mais je me croirai et me dirai pourtant libre, tout simplement parce que j'ai conscience de ce que je fais (de fuir, de parler, etc.), tout en ignorant les « causes » qui me déterminent d'une manière parfaitement nécessaire à agir de cette façon. C'est donc la conjonction de la conscience des effets et de l'ignorance des causes, qui explique notre croyance purement illusoire en l'existence d'un libre arbitre : je me crois cause souveraine, donc libre, des effets que sont mes actes par pure et simple ignorance des causes réelles, quant à elles extérieures, qui les produisent en fait (le lait, l'alcool, etc.). Il faut donc en conclure que non seulement je me crois libre, mais que je me crois nécessairement libre, lors même que je ne le suis pas. L’illusion est inévitable car elle découle de notre nature même : nous sommes, en tant qu'êtres humains, conscients de nous-mêmes, et toujours d'abord ignorants de l'ordre des causes et des effets dans la nature. Le comble, c’est « l'expérience » elle-même sur laquelle Spinoza s'est appuyé dans ce texte qui nous le montre « aussi clairement » que le raisonnement lui-même.
II. Intérêt philosophique: la liberté n'est-elle qu'une illusion ?
1. L'identité de la volonté et du désir
Spinoza a pour but dans ce texte de dénoncer une croyance commune, la croyance en l'existence d'un libre arbitre; ce faisant, il contredit non seulement l'opinion commune mais aussi et surtout la thèse de Descartes : celui-ci, dans les Méditations métaphysiques, définissait en effet cette faculté de l'âme humaine qu'est pour lui la volonté comme un libre arbitre, c'est-à-dire un pouvoir souverain d'affirmer ou de nier, de poursuivre ou de fuir un objet, laissant ainsi entendre que l'homme a toujours le pouvoir d'opposer sa volonté à ses désirs. C'est là précisément ce que conteste Spinoza : il n'y a au fond pas de sens à distinguer volonté et désir, tout simplement parce que l'esprit humain n'est pas à proprement parler un ensemble de facultés (entendement, mémoire, imagination, volonté, etc.), mais n'est que désir, c'est-à-dire une certaine tension déterminée, ou « conatus », une tendance ou un effort « pour persévérer dans l'être ». Il n'y a donc pas, en deçà ou en plus de cet effort conscient de lui-même (ce désir qui nous définit), une volonté qui pourrait trancher par « libre décret ». Au contraire, ce qui nous fait agir, c'est toujours et nécessairement – par essence – le désir.
2. Le sens spinoziste de la liberté
La philosophie spinoziste de la liberté est donc un appel à propager la raison et s'oppose ouvertement à la vieille maxime selon laquelle « la superstition est le plus sûr moyen auquel on puisse avoir recours pour gouverner la masse ». Par la connaissance, de passif, l'homme devient actif mais cette plénitude d'être qui lui fait trouver la liberté, le fait aussi accéder à la réalité de la substance unique puisque « rien n'arrive sinon par la force de la cause qui crée toutes choses, c'est-à-dire Dieu qui par son concours prolonge à chaque instant l'existence de toutes choses » et que donc « puisque rien n'arrive que par la seule puissance divine, il est facile de voir que tout ce qui arrive par la force du décret de Dieu et de sa volonté ». Chez Spinoza, le moi se trouve donc dissous dans la substance unique (Dieu) et la personnalité libre naît à la liberté que pour se perdre aussitôt dans la nécessité de Dieu.
3. La liberté comme nécessité conçue et comme pouvoir de maîtriser la nécessité
a) « Je dois donc je puis ».
Pour Kant, la liberté de la volonté consiste dans son autonomie à l'égard des lois de la nature ou encore « dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa propre loi ». Mais, comme il est impossible de démontrer par raison la liberté, il reste à justifier celle-ci par les conséquences morales de sa négation. Le mérite ou le démérite, le devoir, l'obligation morale, la responsabilité n'ont de sens et de réalité que si l'on suppose la liberté. La preuve de la liberté se fonde donc sur l'impératif catégorique : « Je dois, donc je puis. » Je puis, c'est-à-dire je suis capable d'agir par une détermination qui ne vienne que de moi. Mais une telle position paraît être en contradiction avec l'expérience que nous avons du déterminisme. En effet nous constatons souvent après coup que nos actes, mêmes les plus délibérés, ont des causes et qu'ils ne sont donc pas libres. Kant répondrait à cette objection en affirmant que, s'il est vrai que, dans le monde phénoménal, nous percevons des faits qui se succèdent, il n'en demeure pas moins que c'est l'entendement qui applique la catégorie de causalité. C'est la raison pour laquelle, dès que nous pensons à nos actes personnels, nous les insérons nécessairement dans une chaîne causale. Mais la causalité n'est pas un fait d'expérience. Seule la théorie nous empêche de saisir la réalité, à savoir la liberté de nos déterminations.
b) Tout effet a une cause.
Le marxisme s'oppose à cette conception kantienne de la liberté et s'en tient à la réalité du déterminisme qui veut que tout effet ait une cause. Pour Marx et Engels, la loi de causalité est un reflet de la réalité objective. Autrement dit, il y a déterminisme dans l'ordre physique entre deux phénomènes distincts, dont l'un est antérieur à l'autre et qui sont dans un rapport de cause à effet, lequel comme tel est prévisible. Ainsi, par exemple, une feuille poussée par le vent se déplace. Le rapport du poids de la feuille et la pression du vent étant connus, l'arrêt ou la vitesse de la feuille peuvent être prévus. Mais il y a aussi déterminisme dans l'ordre des êtres vivants. Même si l'être humain a le sentiment d'agir de lui-même, par lui-même en fonction de ce qui lui plaît ou de son intérêt, il reste déterminé aussi bien par les lois de la nature extérieure que par celles qui régissent son existence physique et psychique. La liberté ne saurait donc consister « dans une indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature » mais plutôt dans « la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées ». Ainsi, plus l'homme connaît les causes qui le poussent à agir, plus il est susceptible d'en dévier le cours, par l'interaction d'autres causes, dans le sens désiré, plus il peut agir sur la nécessité par la nécessité même à laquelle il obéit tout en la faisant servir à ses fins. La liberté n'est donc pas quelque chose qui est donné, mais quelque chose qui est à prendre. Les hommes n'ont pas à apprendre qu'ils sont libres, ils ont à se libérer. Cette liberté ne peut se développer que dans des rapports sociaux déterminés. Mais dans la mesure où l'homme prend conscience des rapports sociaux qui le déterminent, il peut les transformer. Il y a donc une certaine liberté politique fondée sur la connaissance de la nécessité.
c) « Connais-toi toi-même ».
Pour Spinoza, est libre « la chose qui existe d'après la seule nécessité de sa nature et qui est déterminée par soi seule à agi ». L'être libre est donc celui qui est lui-même, qui a pris possession de soi, c'est-à-dire d'abord celui qui n'est plus aveuglé par la passion qui le livre enchaîné et impuissant à l'objet qu'il croyait posséder. Pour Spinoza, la servitude de l'esprit c'est la privation de connaissance. Plus l'homme connaît, plus il comprend et plus il devient libre. Seule la connaissance peut tirer les hommes de leurs erreurs et leur enseigner à maîtriser leurs passions, seule elle « est utile à la vie sociale en tant qu'elle enseigne à ne haïr personne » et aussi « en tant qu'elle nous apprend dans quelles conditions les citoyens doivent être gouvernés et dirigés afin de n'être pas esclaves, mais de pouvoir accomplir librement les actions les meilleures».
Conclusion
1. Les idées adéquates
Faut-il alors en conclure qu'il n'y a plus de sens à parler de liberté pour aucun homme, puisque nous ne disposons d'aucun libre arbitre ? Non pas. Il est vrai que nous ne sommes jamais immédiatement libres : ainsi que Spinoza l'a montré dans le texte, nos désirs prennent le plus souvent leur source et leur origine déterminantes dans les choses extérieures que nous subissons, et dont nous sommes ainsi à notre insu les jouets passifs. Telle est alors bien la condition naturelle et ordinaire de l'homme : la servitude passionnelle, et non pas la liberté. Mais si, au lieu de rester ignorant des déterminations qui pèsent sur moi, je faisais l'effort de les connaître, que se passerait-il alors en moi? Je saurais en vérité pourquoi je fais ce que je fais, et de nouvelles idées naîtraient alors en mon esprit : non plus ces idées « confuses » et « mutilées » que Spinoza appelle dans l'Éthique les « idées inadéquates », toujours issues des affections que je subis, mais des « idées adéquates », issues quant à elles de la seule force de ma puissance de penser et de connaître. Il en découlerait qu'au lieu d'être la « cause inadéquate » de mes idées, et donc par là des désirs et des sentiments qu'elles produisent en moi, j'en serais la « cause adéquate » : mes désirs s'expliqueraient alors non pas par l'action des choses extérieures sur moi, mais par ma propre et seule nature.
2. Connaissance des causes et des conséquences.
Agir selon la seule nécessité de sa nature, voilà précisément ce qu'est la liberté pour Spinoza : si donc l'homme n'est jamais immédiatement libre, c'est non pas tant parce qu'il désire, que parce que ses désirs ont une origine dans des causes extérieures qu'il ignore. Que par contre ses désirs découlent de sa seule puissance de penser, et alors l'homme pourra être dit libre: la liberté véritable ne réside donc pas dans un libre arbitre ou un « libre décret », pure illusion dont le texte a montré l'origine, mais dans l'effort de connaissance de l'ordre des causes et des effets dans la nature.