Récemment encore nous avons vu un ministre démissionner à cause d’un scandale qui l’impliquait dans une sombre affaire de travaux fictifs, et les journalistes de critiquer la morale d’une jurisprudence (donc une loi), faisant remarquer que cela était injuste car cet homme était responsable du redémarrage de la croissance. Le résultat est un âpre débat sur le bien fondé de sa démission, partisans comme opposants prenant la morale pour appui. Cet exemple nous montre bien l’ambiguïté qui existe dans les rapports entre morale et politique, ce qui nous amène de fait à nous demander si nous pouvons séparer ces deux notions. Il nous incombe donc ici de définir ici ces notions de morale et de politique. Le sens ordinaire de la morale (donc celui qui nous intéresse car concernant le plus grand nombre) est : « ensemble de règles de conduite et de valeurs au sein d’une société ou d’un groupe ». Le sens de politique est le suivant : « art de gouverner la cité, de diriger l’Etat. ». Celles-ci vont souvent de paire, tout au moins pour l’opinion publique.
La question peut-on séparer morale et politique nous amène à nous demander pourquoi ces deux termes sont communément associés et comment un éventuel lien est-il noué. L’étude de l’histoire et des « expériences politiques » peut en fait nous suggérer ceci : si la politique est morale dans son essence, elle l’est rarement dans son exercice.
Nous verrons donc d’abord pourquoi nous pouvons dire que la politique est morale en son essence, puis comment il s’avère que dans l’exercice politique, il semble souvent nécessaire d’opérer une mise à distance de la morale et enfin pourquoi la politique et la morale évoluent souvent simultanément par interactivité.
I. La politique est morale en son essence
Pour Spinoza « La fin de l’Etat est la liberté ». La liberté est un des mots préférés des hommes pour qui elle est souvent un synonyme de « bonheur ». Pour les sociétés occidentales (et en théorie pour tous les pays membres de l’O.N.U.), qui ont codifié leurs plus hautes règles morales dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, afin d’assurer la dignité, la sécurité et le bonheur de chacun, « la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres ». Bien souvent il semble donc que le seul moyen d’atteindre cette liberté est de respecter un ensemble de règles, qui sont en fait tout simplement la morale. En effet, la morale est communément associée au bien. Tout comme le politique. L’immoralité absolue serait un retour à la brutalité pure, une loi du plus fort, dont le politique doit justement être le premier moyen de prévention. Ainsi il semble que dans son essence la politique vise à garantir la morale. Pour Platon le philosophe est celui qui possède la connaissance morale, et qui se doit de gouverner les hommes pour les éclairer (le philosophe-roi). Le bien suit le bien et le mal vient de l’ignorance. Le philosophe en éclairant l’homme lui permet d’être moral, ce qui est le but du politique. Nous pouvons donc voir que cette idée de morale dans l’essence du politique, est présente dès l’antiquité, à l’époque où justement la politique commence à être théorisée. Dès lors il semble logique que le citoyen lambda associe naturellement morale et politique : d’un point de vue historique cela a toujours été le cas. L’homme fait confiance au politique, car il est pour lui l’institution garante de cette morale qui lui permet d’être libre et de vivre dans une paix relative.
Cette confiance dans le politique de la part du peuple pour le servir est une base de la morale dans une société. La théorie qu’Hobbes développe dans son Léviathan est à cet égard particulièrement pertinente. Le philosophe au chapitre XVII de son ouvrage écrit ceci : « La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens […] des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres […] c’est de confier tout leur pouvoir à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puissent réduire leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. » L’homme abandonne son droit à se gouverner lui-même (à condition que chacun en face autant), pour assurer le bien de tous et donc le sien propre. Locke dans son Traité du gouvernement civil, explique ainsi que les hommes remettent leurs privilèges naturels à « l’autorité législative » pour mieux permettre au pouvoir de conserver leurs personnes, leurs libertés et leurs propriétés. Si on considère que la morale est corrélative au bonheur, et que la politique est une invention humaine, alors il devient évident que l’homme semble avoir créé le politique dans un but moral qui vise son progrès, son épanouissement et sa liberté. Cette hypothèse nous mène même plus loin : si la morale protège d’une loi du plus fort, inégalité par excellence, cela signifie que la politique a pour but d’instituer une certaine égalité, qui ne peut en terme de régime qu’être amenée par la démocratie. Les institutions politiques sont crées par les hommes afin de créer un compromis entre les passions de chacun, qui lorsque elles ne sont pas régule amène inévitablement à un aveuglement prémices du Mal platonicien, cette brutalité exacerbée et immorale. Mais si la confiance en le politique est altérée, la sécurité de chacun est remise en jeu, car sans confiance l’équilibre est rompu et c’est le retour au règne des passions. Or ce qui permet de maintenir la confiance est de voir que les institutions obéissent à des principes supérieurs qui sont ceux de la morale, loi commune à tous.
En effet le politique qui est permis par et pour le peuple ne trouve sa légitimité que s’il reste accessible à ce dernier. Le politique est profondément ancré dans les us et coutumes de chaque peuple. Or bien souvent le système moral d’un peuple découle de ses traditions, car respecter celles-ci est un fait qui ne peut pas être remis en cause, en ce sens, où aidée par le temps elle semble devenir une sorte d’impératif catégorique. Ainsi, le politique ne peut perdurer qu’à condition de rester dans le cadre d’une morale ancestrale qui rassure le peuple et qui lui paraît être le gage que le politique remplit sa fonction, c’est à dire qu’il est en mesure de lui apporter le bonheur. Le politique s’appuie sur cette morale qui semble bonne à tous. Considérons le problème des Etats d’Afrique Subsaharienne. Les frontières de ceux-ci, le plus souvent ne correspondent à rien : elles regroupent plusieurs nations sans liens, en séparent d’autres. Ainsi ces pays se trouvent constitués de plusieurs nations aux traditions et donc aux morales différentes les unes des autres. Dans ces conditions le politique et le pouvoir ne peuvent pas être légitimes, car, tout au mieux, ils se baseront sur un assemblage incertain et plus ou moins cohérents des différentes morales des peuples qu’ils administrent. Et l’histoire le montre : la confiance ne pouvant être instaurée réellement (des dictateurs en font parfois d’artificielles), ces états, comme le Rwanda ou mieux, le Zaïre, périclitent rapidement. Ainsi le politique ne semble pouvoir exister sans ancrages dans une morale collective et universelle aux administrés. Chaque politique est donc lié aux lieux et aux peuples qui l’instaurent.
II. Mais dans l’exercice politique, il semble souvent nécessaire d’opérer une mise à distance de la morale
Donc dans ses fondements le politique est indéniablement liée à la morale, cependant l’exercice du politique amène parfois pour assurer la pérennité du pouvoir à pratiquer une mise à distance de la morale.
La plupart des formes d’Etats primitifs (chez les Grecs ou chez les Egyptiens) mêlaient politique et religion. Ainsi à Athènes il s’agissait d’une religion civique intimement liée à l’état.
Par la suite l’Empire Byzantin constitue le parfait exemple de la théocratie. Mais depuis le seizième siècle et Machiavel la tendance historique va de plus en plus vers une désacralisation de l’Etat. En effet il y a une incompatibilité entre le politique et le religieux, et ce pour plusieurs raisons. D’une part tous deux veulent s’occuper de l’homme mais si le premier est basé sur le temporel le second l’est sur l’éternel. D’autre part, à partir de ces deux approches opposées ils prétendent tous deux jouer un rôle social et judiciaire. Ainsi l’Ancien Testament regorge de préceptes socio-économiques, et semble même parfois revêtir l’aspect d’une constitution. Le terme récurent de « morale religieuse » commence à montrer la faille d’un état théocratique. On a vu que la morale émane du peuple, or les religions « politisantes » sont toutes dîtes révélées, donc venant d’un seul, D-eu ou prophète. La morale « civile » est celle de tous elle reste donc modérée, mais la morale religieuse, souvent ambiguë et floue, laisse place à tous les fanatismes et à l’intolérance. Spinoza développe longuement cette idée dans le Traité Théologico-politique. Ainsi la religion lorsqu’elle se mêle au politique, lui ôte une grande part d’objectivité. L’Etat peut alors se retourner contre ses administrés. Sous couvert de morale, il rétabli l’immoralité et la loi du plus fort, la force étant ici remplacée par un intégrisme qui se fait passer pour du savoir.
La morale religieuse qui semble, au départ, pouvoir intervenir dans le politique ; en est finalement un élément corrupteur qui met l’individu en danger, si elle remplace la « morale essentielle » du politique, comme tout excès.
Dans Le Prince Machiavel, va même plus loin : le prince (ici le pouvoir politique) peut se servir de la religion : elle lui permet de paraître bon et donc de se faire apprécier. Mais la religion ne constitue en aucune façon un outil politique en elle-même. En fait, cela s’inscrit parfaitement dans la logique du florentin : « La fin justifie les moyens ». En matière de politique, le philosophe distingue de temps : la théorie et l’exercice. Or, Machiavel est explicite sur ce point : en matière d’exercice politique morale et politique doivent être séparées. Le prince peut procéder comme il veut, mais doit avant tout se faire craindre et éviter d’être haï et ce pour le bien de l’Etat. L’exercice politique nécessite essentiellement de savoir faire preuve de « virtu ». La morale n’a pas d’utilité, il faut savoir s’adapter aux circonstances et les tourner en sa faveur. Machiavel ne récuse en aucun cas la valeur de la morale, il affirme simplement que celle ci n’a pas sa place dans l’exercice politique. La plupart des gens ne comprennent pas que la morale possède des limites et qu’à l’image des hommes elle doit évoluer. Les règles préétablies de la morale constituent un archaïsme qui est contradictoire avec le principe de « Virtu ». Pour Machiavel le politique exercé devient instable quand il prend en compte la morale, car les hommes politiques étant avant tout des hommes ils peuvent sous couvert de morale commettre des erreurs qui mettent l’Etat en péril. Cependant, le siècle précédent a bien montré qu’il faut rester vigilant, en effet dans certains cas la mise à distance de la morale peut entraîner des abus qui menacent le politique en le discréditant.
L’Affaire Dreyus reste sans doute dans les mémoires comme l’affaire qui a mis en cause la notion de raison d’Etat. On pourrait même être tenté de dire qu’elle est à l’origine de la conception populaire de cette notion. La raison d’état est le prétexte invoqué au nom de l’intérêt publique pour contourner une loi. Dans le cas de l’Affaire, on a simplement bafoué les droits d’un être humain. Le principe de raison d’Etat en lui même semble légitime : tenir secret des faits dans l’intérêt du plus grand nombre, et souvent pour protéger celui-ci. Le problème est donc le suivant : les cas où l’on invoque la raison d’Etat ne sont légitimes que si l’on est assuré de la bonne foi de ceux qui recourent à un tel procédé et de la légitimité à y avoir recours. Car ce qui est caché par la raison d’Etat ne peut être contrôlé par personne et permet tout les débordements. Mais la morale permet-elle au politique d’avoir recours à un procédé aussi dangereux au nom de l’intérêt général ? Si nous considérons que le politique émane du peuple qui a un doit de regard permanent sur lui, nous nous apercevons que la raison d’Etat rompt en quelque sorte l’équilibre du politique-peuple. Si l’on admet que la raison d’Etat est quelque chose de légitime, il incombe à ceux qui y recourent de faire preuve d’objectivité ; sinon la raison d’Etat devient raison personnelle. En ce cas ceux qui ont renoncé à leurs privilèges naturels au profit d’une institution représentative, se trouvent lésés, car il ne possèdent plus les privilèges civiques qu’ils avaient reçus en contre partie. Dès lors est à nouveau institué un droit du plus fort, immorale. Nous pouvons donc dire qu’à défaut de cautionner la raison d’Etat, la morale (sous sa forme de conscience objective et universelle) permet, si judicieusement utilisée, de prévenir d’éventuels excès.
Si l’exercice politique semble souvent nécessiter une certaine mise à distance de la morale, il y a cependant des cas ou cela semble incompatible avec l’intérêt de l’individu. Cependant commence maintenant à se dégager des influences réciproques entre morale et politique dont le lien étroit est l’homme.
III. Pourquoi la politique et la morale évoluent souvent simultanément par interactivité
Si l’homme renonce à ses privilèges naturels, il le fait pour acquérir des privilèges civiques qui lui donnent accès au politique. Si la morale est à l’origine du politique et si chaque homme possède celle-ci, non seulement il est plus clair que jamais que la politique est une science de l’homme pour l’homme, mais aussi que chacun y est impliqué. Ainsi, l’éducation prend un nouvel aspect. Elle devient le lien entre l’homme et le politique. Les privilèges civiques ne sont rien en eux même et c’est le rôle de l’éducation de leur donner matière à exister. Si nous regardons les différentes sciences qui permettent d’éduquer le citoyen, nous rencontrons des matières qui tournent plus ou moins autour de la politique : histoire, philosophie, éducation civique… Le politique crée lui même un système destiné à assurer sa pérennité. Or, la visée « classique » de l’enseignement, à travers l’apport du savoir est de socialiser l’individu, ceci nécessitant que l’individu adhère aux règles préétablies de cette société. Ainsi comme la morale est essentielle à la politique, la politique contribue à la continuité de la transmission de la morale, grâce à un lien plus ou moins franc. L’éducation reste donc un moyen privilégié pour accéder au plein potentiel de ses privilèges civiques
En effet, qu’il le fasse de près ou de loin, c’est un devoir moral pour tout homme que de participer à la vie politique. C’est un impératif catégorique pour le citoyen. Le politique étant au service de chacun, donc notamment de soi, il est logique de prendre part au politique. La politique est la science la plus proche de nous, elle nous atteint toujours, à travers notre environnement. Qu’il le veuille ou non l’homme est au coeur du politique, tout comme il est le tenant de la morale, opérant ainsi une jonction entre ceux-ci. Ici commence la question de la responsabilité. Car au confluent « du politique » et « du morale » se trouve « le juste ». L’homme fait la politique, et dispose de la morale et de l’esprit critique pour juger des choses et de ses actions. A partir du moment où il juge ses actes politiques, l’homme pose le problème de la moralité en politique. En effet, si l’on se refuse à regarder les choses avec suffisamment de recul, voilà ce que l’on peut voir : la morale crée la politique, le nazisme est une politique, donc il a une essence morale. Mais la morale réprouve la barbarie, le nazisme fait preuve de barbarie, donc la morale réprouve le nazisme. La morale serait donc à l’origine de ce qu’elle a pour but d’empêcher : cela devient absurde. En fait la morale en politique n’est rien sans la notion de justice, qui est la garante de la moralité des actes du politique (au sens marxiste du terme).
Karl Marx dans Critique du programme de Gotha émet l’hypothèse suivante : la morale influence nos choix politiques et le politiques influence nos choix moraux. Si les sociétés se fondent autour d’un idéal commun, le plus souvent le bonheur et la liberté, il est difficile de comprendre comment une évolution sensible du politique et du moral peut se faire quand le but qu’ils semblent devoir permettre d’atteindre ne paraît pas évoluer. En fait cette évolution ne peut se faire dans l’absolu. Il nous faut nous demander où est le terme de cette quête éternelle d’une liberté plus grande et d’un bonheur plus intense. Si l’homme possède une nature elle se caractérise sûrement par une insatiable soif de progrès. Il n’y a pas d’époque sans visionnaires. L’homme cherche toujours à acquérir un savoir de plus, comme une nouvelle pièce d’un puzzle qui serait son autoportrait. Car l’homme est avant tout à la recherche de lui même, car trop évolué pour vivre dans le moment présent. La morale (et donc du politique si l’on considère qu’elle en est l’essence) s’adapte donc à cette nouvelle image qui change constamment. Alors si l’on considère que pour l’homme la politique est une science, comme beaucoup le suggère, une science comme la médecine, la physique, mais une science humaine, on ne peut que la faire progresser à tâtons, regardant nos modèles historiques, influencés par une conscience extra-personnelle communément appelée morale. Mais nous savons très bien que dans ce progrès ce que nous cherchons c’est une autre pièce de ce puzzle sans fin. Et au moment où nous l’acquérons et que nous verrons toutes celles qui par essence nous manque, nous nous sentirons libre l’espace d’un instant, avec ce sentiment d’incommensurable puissance et d’indépendance, qui nous pousse à chercher la pièce suivante.
Conclusion
La morale est avant tout une chose humaine, qui lie les hommes par un accord tacite, pourtant jamais remis en cause et qui sert d’essence à la politique. Celle-ci apparaît comme un organe de contrôle de la première. Même mise à distance de l’exercice politique, dans le but d’assurer la stabilité du pouvoir et donc la réalisation d’un idéal communautaire, la morale apparaît souvent garante de la liberté des citoyens. Ce phénomène est d’autant plus intense que l’homme constitue justement un lien pondérateur entre morale et politique par son esprit critique et sa capacité à appréhender la notion de juste et de moralité.
« Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible. Les choses, telles qu’elles sont, ne me paraissent pas satisfaisantes. », écrivait A. Camus dans Caligula. La morale trouve son essence en ceci : tenter d’atteindre ce qui est inaccessible en tant qu’absolu, mais que nous faisons tout pour obtenir.