La philosophie est une discipline scolaire et universitaire qui s’enseigne et qui s’apprend. Aussi ce texte de Kant a-t-il quelque chose de très paradoxal lorsqu’il annonce que « la philosophie ne peut pas s’apprendre » ; d’autant plus qu’il justifie sa thèse en disant que « la philosophie n’existe pas encore ». Comment comprendre cette affirmation, sous la plume de quelqu’un qui est pourtant lui-même considéré comme un grand philosophe. C’est qu’il ne s’agit pas là d’une critique de la philosophie, mais plutôt d’une réflexion sur la spécificité du discours philosophique, dont Kant explique qu’il est d’abord une pratique et non un savoir constitué. On analysera le texte en suivant chacun de ses moments.
On verra dans un premier temps comment Kant pose le problème de ce que signifie « être philosophe » et comment il justifie que l’on ne puisse pas apprendre la philosophie. Cette justification se fait elle même en deux temps : par l’affirmation que la philosophie n’a pas encore réussi á se constituer comme un système définitif d’une part ; par l’idée que même si elle y parvenait, « apprendre » ce système ne suffirait pas à rendre philosophe, d’autre part.
Dans un second temps, on examinera la distinction que fait Kant entre la philosophie et les mathématiques, et comment il justifie que ces dernières puissent, elles, faire l’objet d’un apprentissage.
On se demandera toutefois dans un troisième temps de notre analyse, si cette distinction proposée par Kant est complètement légitime, et si elle ne repose pas sur une conception classique des mathématiques, reposant sur la notion d’évidence, et méconnaissant leur nature hypothético-déductive, ce qui modifie la manière dont on peut concevoir la différence entre philosophie et mathématiques.
De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s'il ne peut philosopher.
Dans sa première phrase, Kant semble énoncer une tautologie, mais il nous donne un élément important de la définition de ce qu’est « être philosophe » : cela ne consiste pas à « savoir de la philosophie » mais à « philosopher. » La philosophie n’est donc pas un savoir c’est d’abord une activité.
Mais on n'apprend à philosopher que par l'exercice et par l'usage qu'on fait soi-même de sa propre raison.
La seconde phrase précise le sens de cette activité : philosopher c’est faire usage de sa raison. Cela s’oppose donc au fait de suivre un dogme imposé par autrui (dogme religieux par ex) ou les raisonnements d’un autre. Toute « raison » n’est pas philosophique ; seule l’est celle que l’on pratique soi-même. Cette pratique est double. Kant distingue « l’exercice » et « l’usage » : par le premier on forme sa raison, par le second on l’applique une fois formée, à des objets de réflexion. La raison n’est pas là en nous toute faite, comme s’il n’y avait qu’à l’utiliser : elle doit être exercée comme on exerce le corps. L’expression « sa propre raison » ne signifie pas « sa propre opinion » : philosopher c’est chercher des vérités valables universellement pour tout homme.
Comment la philosophie se pourrait-elle, même à proprement parler, apprendre?
Question rhétorique qui annonce la thèse.
En philosophie, chaque penseur bâtit son oeuvre pour ainsi dire sur les ruines d'une autre ; mais jamais aucune n'est parvenue à devenir inébranlable en toutes ses parties.
C’est bien l’idée commune que nous avons de l’histoire de la philosophie : Platon critiquant Parménide et Héraclite, Aristote critiquant Platon etc…Kant appelle les philosophes des « penseurs » ; le terme dit bien que chacun d’eux a fait des tentatives pour accéder à des vérités universelles et que cet effort de « penser » est l’essentiel de la philosophie. Kant présente moins ici la philosophie comme un système unique que comme une histoire : chaque philosophe croit que l’édifice qu’il a bâti est unique, mais la philosophie est en fait l’ensemble de ces édifices juxtaposés. Pour poursuivre la métaphore de Kant (reprise notamment de Descartes qui parlait d’une fondation de la vérité), chaque philosophe construit une maison, mais la philosophie est la ville entière. On pressent que Kant voudrait y mettre de l’ordre.
De là vient qu'on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu'elle n'existe pas encore.
Énoncé de la thèse paradoxale : on ne peut pas apprendre la philosophie, elle n’existe pas. On peut souligner « la » : il existe des philosophies, des pensées ; mais pas un système unique. On comprend qu’à l’horizon de la pensée de Kant il y aurait une philosophie, qu’il faudrait construire. (Si l’on en sait assez sur Kant, on peut dire que sa philosophie a effectivement pour but, comme il l’énonce dans la Critique de la raison pure de « soumettre la philosophie au tribunal de la raison », et de clarifier les débats en examinant à quel type de connaissance la raison peut légitimement prétendre.)
Mais à supposer même qu'il en existât une effectivement, nul de ceux qui l'apprendraient, ne pourraient se dire philosophe, car la connaissance qu'il en aurait demeurerait subjectivement historique.
Deuxième argument pour justifier que l’on ne puisse pas apprendre la philosophie. Même s’il existait un système ultime, si l’on se contentait de l’apprendre par cœur on ne philosopherait pas. On ne pourrait philosopher qu’en le réinventant : apprendre de la philosophie n’est pas un acte philosophique. L’expression « subjectivement historique » est ici assez difficile à comprendre. On peut proposer deux hypothèses de lecture : cela peut signifier que tout système philosophique est situé historiquement, donc que celui qui se prétendrait le système ultime ne serait pas moins relatif que tous ceux qui l’ont précédé. Cela semble un peu en contradiction avec ce qui précède puisque Kant vient d’admettre l’hypothèse d’un système ultime et définitif. Une autre hypothèse consiste à prendre « historique » au sens étymologique de descriptif : « subjectivement historique » voudrait donc dire « reçu de l’extérieur » : la subjectivité ne produirait pas ce système mais c’est l’histoire qui le lui fournirait. Ce qui est conforme au propos antérieur du texte.
Il en va autrement en mathématiques
Amorce du troisième temps de la réflexion : distinction de la philosophie et d’une autre discipline.
Cette science peut, dans une certaine mesure, être apprise
Les mathématiques sont une science, ce que n’est pas la philosophie. Elles peuvent être apprises, parce qu’elles restent identiques de génération en génération : elles ne changent qu’en extension par production de nouveaux résultats, mais en gardant les mêmes bases, par opposition à la philosophie où chaque penseur repart chaque fois sur de nouvelles bases. Kant précise « dans une certaine mesure ». Pourquoi cette nuance ? Parce que les mathématiques, dans la mesure où elles sont rationnelles, ne peuvent jamais seulement être apprises, elles doivent être comprises. Le mathématicien ne réinvente pas tout. Il apprend les résultats obtenus par ses prédécesseurs. Mais son apprentissage ne se limite jamais à « apprendre par cœur » comme on apprend un catéchisme. Les propositions mathématiques en tant que vérités rationnelles, ne prennent sens que comprises « de l’intérieur », non pas comme des choses mémorisées mais comme des vérités de raison. C’était le sens de l’expérience menée par Socrate avec un jeune esclave, dans le Ménon de Platon. Il est possible de faire résoudre un problème de géométrie à un esclave ignorant tout des mathématiques. C’est bien que les mathématiques n’ont que dans « une certaine mesure » besoin d’être apprises.
Cette science peut, dans une certaine mesure, être apprise ; car ici, les preuves sont tellement évidentes que chacun peut en être convaincu ; et en outre, en raison de son évidence, elle peut être retenue comme une doctrine certaine et stable.
Kant justifie ici son propos au sujet des mathématiques. Si celles-ci peuvent être apprises, c’est parce qu’elles sont évidentes. L’évidence dont parle Kant, ce n’est pas l’évidence de ce qui apparaît dès le premier coup d’œil : nous savons que les mathématiques ne sont pas toujours faciles à comprendre, et sont loin d’être « évidentes ». Mais les propositions mathématiques reposent, comme l’expliquait déjà Descartes, sur des propositions simples, que les mathématiciens appellent des axiomes et que l’on considérait –du moins jusqu’au XIXème siècle- comme des propositions évidentes par elles-mêmes. Ce sont des propositions qui n’ont pas besoin d’être démontrées mais qui servent à démontrer les autres. Les Éléments d’Euclide adjoignaient aux axiomes les définitions et les postulats qui servaient de propositions premières. Les théorèmes en revanche sont les propositions qui découlent de ces dernières. Du coup, on peut considérer que les mathématiques tout entières reposent sur des évidences, ce qui explique que Kant les qualifie de « doctrine certaine et stable ». C’est cette stabilité qui justifie, avec la réserve que nous avons vue, que les mathématiques puissent être apprises, par opposition à la philosophie, qui reste instable.
Par delà l’analyse phrase à phrase, il faut encore répondre à la question : qu’apprend on alors, lorsqu’on apprend la philosophie ? On peut dire que si philosopher c’est exercer sa raison, le meilleur exercice consiste précisément à étudier les systèmes des philosophes qui nous ont précédés. Contraire : pour exercer sur eux notre esprit critique. Pas en cherchant ce qui est solide en eux, amis au contraire en cherchant par où ils restent incertains. Ainsi la philosophie ne sera pas un stérile ressassement de doctrines établies, amis une vraie réflexion sur le monde lui même, en profitant des théories passées pour apprendre d’elles, amis en les soumettant à l’épreuve des faits et de la cohérence logique. C’est dans ce va-et-vient entre les réflexions des autres et notre propre réflexion que notre faculté de raisonner se construit, en même temps qu’elle s’enrichit de la connaissance du monde qui nous entoure. Et ce même si l’idée d’une philosophie dernière et définitive reste un horizon inatteignable mais qui nous indique ce vers quoi nous devons sans doute tendre.
Kant écrivant au XVIIIème siècle, sa conception des mathématiques restait tributaire de l’état des mathématiques à cette époque, et l’on pourrait difficilement lui reprocher de ne pas avoir anticipé la possibilité de géométries non-euclidiennes. Au reste dans quelle mesure cela modifierait-il notre propos ? La notion d’évidence ne peut plus être prise comme fondement des mathématiques, et l’édifice mathématique doit moins être conçu comme un savoir que comme une construction rationnelle. La différence entre philosophie et mathématiques proposée par Kant s’en trouve atténuée mais pas effacée pour autant ; il peut y avoir un débat philosophique sur les fondements des mathématiques, cela n’empêche pas que dans le cadre d’axiomatiques bien définies, l’apprenti mathématicien ait des résultats à apprendre. Il faut préciser que cet apprentissage passe nécessairement par une compréhension de ce qui est appris. Et que l’apprenti philosophe doit aussi apprendre les doctrines du passé, non pour s’y soumettre passivement mais pour y confronter sa raison. La différence majeure, c’est que les mathématiques tirent leur précision et leur cohérence du caractère restreint des objets qu’elles étudient ; tandis que la rationalité philosophique s’attache à tous les aspects possibles de l’existence humaine. Pour que ses argumentations puissent prétendre á une formalisation aussi stricte que celle des mathématiques, et échappe au désordre des interprétations, il faudrait que l’existence humaine elle-même soit rendue aussi simple que des figures de géométrie. Est-ce vraiment souhaitable ?