Nous pensons généralement que le langage, qui est une aptitude spécifiquement humaine, nous permet de rendre compte de la réalité, de désigner le monde tel que nous le voyons en le nommant par des mots mais nous observons parfois une limite du langage : il arrive que nous n’arrivions pas à nous exprimer ; « les mots nous manquent » pour exprimer ce que nous ressentons, ce que nous voulons dire. C’est pourquoi nous pouvons porter un intérêt à nous poser la question suivante : « Les mots nous éloignent-ils des choses ? ». Nous avons
donc à nous interroger sur le rapport entre le monde et le langage ; si les mots renvoient immédiatement aux choses, les désignant pour ce qu’elles sont réellement, c’est-à-dire leur essence, leur nature ou si au contraire les mots nous bloquent dans notre rapport aux choses, nous empêchent d’être en relation directe avec la réalité. Les mots sont les éléments d’une langue qui signifient la pensée à partir d’un support sensible arbitraire et qui ont un sens général et stable ; les choses se définissent en tant que réalité concrète se donnant de manière particulière et immédiate à la perception. Comment le mot, au sens général et stable, durable, peut-il exprimer l’individualité,
le caractère unique et immédiat d’une chose ? L’Homme, par son utilisation du langage, semble restreindre la réalité. C’est ainsi que les mots l’empêchent d’être en relation directe avec la réalité ; les mots - ou signes linguistiques - l’éloignent des choses : de par leur ressemblance avec les concepts, ayant un sens général et durable, les mots effacent le caractère individuel, particulier et immédiat d’une chose, d’une réalité perçue. Plus encore, les mots, s’ils renvoient à des concepts, à des idées, s’éloignent d’autant plus des choses parce qu’ils ne sont que la représentation de la chose et non la chose elle-même. Toutefois, n’y-t-il vraiment aucun lien au réel ? Comment penser sans langage, sans les mots ? Les mots ne sont-ils pas la condition de la pensée ? En effet, ne structurent-ils pas, ne forment-ils pas la pensée de chacun ? Comment avoir connaissance des choses, du monde sans le langage ? Est-il possible d’exprimer la singularité de chaque chose ? L’artiste, n’exprime-t-il pas l’ineffable à travers son œuvre ? L’apprentissage d’une autre culture, d’une autre langue, ne permet-il pas d’enrichir sa vision du monde et d’ainsi se rapprocher de la réalité ? Nous pouvons effectivement penser que les mots ou signes linguistiques nous permettent de nous rapprocher des choses, de la réalité, car les mots structurent notre pensée et ainsi notre rapport au monde. De même, les mots semblent nous rapprocher des choses parce que le langage, dans sa complexité et par un travail sur les mots (travail de l’artiste), parvient à exprimer la réalité telle qu’elle est. D’autre part, par l’apprentissage d’une autre langue, d’une autre culture, nous enrichissons notre vision du monde, et donc, au lieu de nous éloigner des choses, nous nous en rapprochons car les langues expriment différentes visions du monde, traduisent différentes pensées. La confrontation de ces deux thèses nous amène à en dégager l’enjeu : la vérité. Si le langage, les mots signifient une pensée, nous pouvons toutefois déraisonner dans notre réflexion et ainsi nous tromper : Les mots nous cacheraient-ils alors la vérité ?
Première partie
Pourquoi pouvons-nous penser que les mots nous éloignent, nous sépare des choses ? Pourquoi cette impression d’un écart entre le langage et la réalité ? Ne serait-ce pas parce que les mots ont un sens avant tout général et stable ; et de par leur généralité et leur stabilité, les mots ne pourraient exprimer, saisir l’individualité, le caractère unique et immédiat de chaque chose ? Plus encore, les mots
n’ont-ils pas une certaine ressemblance aux concepts ? Le mot ne serait-il pas une étiquette que nous collerions à la chose ? Qu’exprime donc le mot ?
Dans un premier temps, nous pouvons penser que les mots nous cachent, nous éloignent des choses ; le langage nous trahit et ne nous permet pas de décrire la réalité telle qu’elle est car, en « collant » des mots sur les choses, mots qui ressemblent d’une certaine façon à des concepts, nous ne saisissons qu’un aspect durable et général d’une chose et non pas son caractère unique, l’individualité de cette chose. Effectivement, il apparaît que nous ne pouvons exprimer la singularité de chaque chose : Si chaque mot devait être le reflet de chaque chose, il y aurait autant de mots que de choses ; et il semble y avoir une infinité de choses. C’est ainsi que par notre utilisation du mot, nous exprimons ce qu’il y a de plus commun, ce qu’il y a de plus assimilable à la chose par rapport à d’autres choses « de la même catégorie ». Nous montrons, par le mot, l’essence la plus pure de la chose, sa nature la plus profonde par un souci d’efficacité ; mais nous oublions le caractère unique qui se dégage d’elle, nous laissons disparaître la singularité et le mouvement de la chose perçue. Nous classons, regroupons ainsi
les mots dans des concepts, concepts qui nous éloignent des choses particulières : le concept regroupe un grand nombre d’idées dans une seule catégorie, il repère ce qu’il y a de commun à plusieurs choses.
C’est ainsi que le mot est une sorte de conception : ayant un sens général et durable, le mot efface le caractère unique de la chose, ce qui lui est propre. Le mot apparaît comme le moyen de distinguer ou à
l’inverse, de rapprocher les choses entre elles. Cette tendance à classer, à regrouper les mots dans des concepts est certainement dû au fait que nous utilisons les mots pour exprimer nos besoins, le langage n’a plus que la fonction de communiquer : communiquer reflète le besoin de mots généraux et permanents, ce qu’il y a de plus commun dans le langage. Ainsi, les mots s’inscrivent dans la fonction la plus commune des choses, ils marquent la chose de son aspect le plus utilitaire. Nous effaçons donc les détails de chaque chose par
les mots, leur individualité ; nous simplifions le langage par l’utilisation de noms communs, la première fonction du langage étant de communiquer : le langage a pour but la coopération, le langage nous permet de communiquer par le biais de mots, d’agir ensemble et efficacement. Par conséquent, les mots reflètent le caractère le plus
banal de la chose particulière, et ainsi, en ne prenant aucunement compte de son individualité, le mot semble cacher la chose : la nature de la chose, la réalité, disparaît avec les mots, le langage. De même que nous « collons des étiquettes » aux choses extérieures, aux objets extérieurs, notre pensée, nos sentiments, tout ce
qui nous est intérieurement propre, a son « étiquette », est rapproché d’un mot : nous privons alors ces sentiments, ces expressions de notre âme de tout ce qu’elles ont d’unique. C’est ainsi que les mots ne
parviennent pas à décrire ce que nous ressentons réellement, d’où l’expression très souvent entendue : « Je ne trouve pas mes mots ». Effectivement, par son caractère général et stable, se rapprochant de la notion de concept, le mot n’exprime pas l’unicité de nos états d’âme, ce qui nous ressentons réellement : L’individualité d’une chose, l’unicité de nos sentiment nous échappe par l’emploi de mots qui apparaissent trop éloignés par rapport à la chose elle-même de par leur sens trop commun, de par leur généralité ; les mots ne nous font
connaître que la nature la plus profonde des choses.
Mais le mot, signe linguistique, n’est-il pas un signifiant renvoyant à un signifié, à une idée, une représentation de la chose ? En effet, le mot ne signifie-t-il pas la pensée et ne renvoie-t-il ainsi en aucun cas à la
chose en elle-même mais plutôt à l’idée que nous nous faisons de la chose ? Le propre du langage n’est-il pas l’utilisation de symboles ?
Cet emploi des mots, ayant un sens général et stable permet effectivement de passer d’un support sensible, le monde des sensations, à une représentation du monde. Effectivement, le langage est le signe de la pensée au sens strict, signe de la pensée par l’intermédiaire d’une langue. Les mots n’étant pas la désignation de
choses concrètes mais signifiant une pensée, ils ne sont pas clairs, les mots sont arbitraires : puisque le mot ne désigne pas la chose mais évoque, suggère et que la pensée varie d’une personne à l’autre, le mot n’évoquera pas le même sens pour chacun d’entre nous ; de cette façon, les mots apparaissent arbitraires. C’est par son épaisseur, par sa polysémie (plusieurs sens possible aux mots) que le mot pourra porter à confusion au niveau de ses sens : il y a équivocité. Cette pluralité de sens dans le mot peut amener à une certaine confusion : la richesse de sens dans le mot peut nous égarer si l’on n’arrive pas à en saisir le sens ou la pensée que le mot contient. Les signes apparaissent ainsi opaques et il se crée donc un flottement de sens dans le mot. De même que le mot peut avoir une signification différente selon les individus, le sens d’un mot « désignant » une chose peut varier selon la langue : une langue est un système de signes linguistiques, vocaux, graphiques ou gestuels, qui permet la communication entre les individus ; la langue est la forme que le langage prend dans tel ou tel groupe, telle ou telle culture ; la langue est sociale et culturelle. Toutefois, il est important de noter qu’il y
a une pluralité de langues dans le monde. Cette pluralité de langues montre que le mot est un signe arbitraire : Les mots n’auront pas le même sens selon tel groupe ou telle culture. Le mot est ainsi un
signifiant, un mot qui change selon la langue, rassemble des signes et renvoie à un sens général, un signifiant qui représente un signifié, mot renvoyant à un concept général et durable dans la pensée,
quelque chose ayant du sens (c’est-à-dire l’idée). Ce flottement de sens dans le mot nous éloignerait d’autant plus des choses et nous donne à penser que nous serions dans une relation symbolique du
monde. Il y a une fonction symbolique du langage, du fait de la fonction signifiante du langage : le mot a plusieurs sens dans le langage, il peut y avoir une ambiguïté du mot, car il y a une richesse de la pensée ; le mot signifiant toute l’ampleur d’une pensée, se rapproche du symbole du fait qu’il est un signe arbitraire, le mot a quelque chose de symbolique par son épaisseur, son équivocité. Le langage apparaîtrait donc abstrait. Une idée découle de la précédente : le mot ne reflèterait aucunement la chose, le langage ne recopierait pas la réalité. En effet, le langage signifiant la pensée, le mot n’apparaît plus que comme la représentation que nous nous faisons de la chose : si le mot est un signifiant représentant un signifié, c’est-à-dire l’idée que l’on se fait de la chose, ou le concept dans laquelle est
mise la chose, nous pouvons nous apercevoir que les mots nous éloignent des choses. Les mots, s’ils sont représentation des choses et par nature abstraits, puisqu’ils sont une sorte de détour en passant
par la pensée et qu’ils suggèrent une multitude de sens à travers eux, les mots ne peuvent recopier les choses en ce qu’elles ont d’unique et propre en chacune d’elles car nous ne saisissons généralement
pas le « tout » d’une chose, mais plutôt son aspect général. De par cette idée, le langage, apparaissant abstrait et conceptuel s’oppose à la réalité concrète et complexe : Les mots nous cachent les choses,
nous en éloignent ; par les mots, nous semblons restreindre la réalité, nous ne pouvons l’atteindre.
Deuxième partie
Mais les mots ne nous rapprochent-ils pas, au contraire, des choses ? Effectivement, les mots ne sont-ils pas une condition de la pensée ? Les mots ne font-ils pas office de structure de notre pensée
et n’établissent-ils pas un ordre dans la réalité permettant d’organiser notre vision du monde ? Ainsi, sans langage, comment pouvons-nous connaître le monde ? Les choses ne disparaissent-elles pas sans
les mots ? Plus encore, au lieu de cacher les choses, la réalité, le langage n’a-t-il pas une fonction révélatrice ?Pour quelles raisons pouvons-nous penser que les mots, au lieu de cacher les choses, nous les rapprochent ? Effectivement, les mots ne sont-ils pas une condition de la pensée ? Et la pensée n’est-elle pas elle pas celle qui organise notre vision du monde ? Sans les mots, le langage, pouvons-nous encore avoir conscience de ce que sont les choses ? Comment penser les choses, le monde, sans langage ?
Le langage apparaît essentiel comme lien entre notre pensée et les choses : les mots structurent notre pensée, ils organisent notre vision du monde. Effectivement, le langage introduit une permanence des mots, mots qui s’occupent de rapprocher ou de distinguer les choses entre elles. Ce travail de rassemblement ou de distinctions au niveau des mots permet d’établir un ordre dans la réalité et d’ainsi organiser notre vision du monde. Cette fonction de classification, de mise en ordre est propre au langage : le langage contient à la fois une
fonction d’analyse (partir des éléments, du particulier au tout) et une fonction de synthèse (partir du tout pour aller aux éléments). Le langage nous permettrait ainsi de réfléchir sur l’un et le multiple, et de trouver le principe unique de toute chose. De la sorte, le langage apparaît rationnel, du fait que les mots, agencés entre eux de
façon logique, nous amènent à raisonner. Plus encore, si le langage se révèle être le moyen nous permettant de structurer notre pensée et d’ainsi établir un ordre dans la réalité, d’organiser notre vision du monde, sans les mots, nous ne pourrions avoir connaissance du monde, des choses qui le composent : sans les mots, nous ne
pourrions plus avoir une réelle conscience des choses et de ce qu’est le monde ; sans les mots, les choses « disparaîtraient » de notre pensée. De même que dans le langage, on rapproche ou on distingue les choses entre elles, les langues rapprocheront des notions ou, au contraire, les éloigneront : il y a également l’idée d’une
mise en ordre dans les différentes langues. D’autre part, le langage étant le signe de la pensée et du fait qu’il s’exprime dans les différentes les langues, celles-ci traduisent, à travers leur grammaire (l’agencement des mots ne sera pas le même selon toutes les langues, variant d’une langue à l’autre et correspond à une pensée) et leur
vocabulaire, diverses pensées, et donc diverses visions du monde : par l’apprentissage d’autres langues, nous enrichissons notre manière de penser le monde, la langue étant elle-même une conception du monde qui pourra être différente selon tel groupe ou telle culture. Il semble important de noter qu’une langue imposée limitera son
vocabulaire à un vocabulaire matériel comme l’illustre l’exemple de l’anglais, aujourd’hui appris à travers le monde entier mais plus au sens de « globish » (ou « global english ») : se révélant nettement appauvrie, le « globish » se limite seulement aux expressions et aux mots les plus communs de la langue anglaise. Ainsi, la pluralité des langues apparaît source d’enrichissement par l’apprentissage que l’on fait de ces langues qui élargissent notre vision du monde, la démultipliant, la complexifiant, la nuançant : loin de cacher les choses, de nous en éloigner, le langage, les langues, les mots nous donnent à voir la richesse d’un monde complexe et nous font découvrir ce monde sous diverses facettes. Le langage a une fonction révélatrice.
Conclusion
Si le langage peut apparaître aux premiers abords obscur, opaque, ne fera-t-il, s’il est complexe, surgir quelque chose ? Effectivement, l’artiste ne peut-il, par un travail des mots, exprimer l’ineffable ? Ainsi, le langage artistique ne permet-il pas d’exprimer plus subtilement ce que l’on veut dire, ce que l’on ressent ?
La fonction artistique du langage semble permettre l’expression de la richesse qui compose les choses. Le langage, sous sa forme artistique comme la poésie, même s’il s’ancre dans quelque chose d’obscur, d’opaque, permettra de créer, d’inventer, de faire surgir quelque chose par sa complexité.
Complexité qui enrichit notre regard, notre vision du monde. Effectivement, ce travail sur le langage exprimera de façon plus subtile ce que l’on cherche à dire, ce que nous ressentons : le langage clarifie ainsi notre regard vis-à-vis du monde et joue le rôle de révélateur, nous dirigeant vers un monde plus subtil dont on saisira un sens plus important. C’est le travail que produit l’artiste à travers son œuvre : en agençant les mots d’une façon unique, il retranscrit l’individualité d’une chose, de la réalité par la richesse de sa palette de mots qui exprimera « les mille nuances fugitives » de la chose. A l’inverse, un discours qui se voudra neutre, limpide, transparent tendra plutôt vers quelque chose de plat : ce langage dit « transparent » n’exprimera pas toute la chose, sa richesse, sa complexité. Ainsi, « la parole parlante », c’est-à-dire l’expression originale que l’on retrouve chez les poètes ou les romanciers, se distingue de la parole parlée se définissant comme la langue commune : cette façon unique et originale que l’artiste a d’agencer les mots, de travailler la langue l’ouvrira à une vision plus riche du monde. En effet, selon Bergson, le sens ne se situerait pas dans le mot mais serait dans l’écart entre les mots ; le sens circulerait entre les mots. Qui plus est, la langue est un système, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une liste de mots mais qu’elle établit une relation entre les mots, la langue est une manière d’agencer les mots. De cette façon, la langue si elle est système et que le sens des mots se trouve dans l’écart entre ceux-ci, il apparaît possible d’agencer les mots de diverses façons, de les combiner entre eux différemment et ainsi de nous en faire saisir un sens plus précis, ce qu’il y a de plus ténu et de plus mouvant dans la chose dont on parle. Le langage apparaît ainsi libre dans la façon que nous avons de combiner les mots d’une infinité de manières. Plus encore, l’artiste utilise généralement de manière métaphorique le langage : La métaphore se définit en tant que synthèse de l’hétérogène (combinaison de mots n’ayant aucun rapport entre eux) ; il y a utilisation de l’imagination consistant à combiner de manière fantaisiste, originale les éléments du réel, qui associera d’une infinité de manières différentes les mots, ce qui nous donne à voir le monde autrement ; notre vision du monde est élargie. La parole parlante, personnelle et libre, est telle qu’elle a une fonction révélatrice, faisant surgir le sens de façon symbolique de la chose : le travail de la langue (poésie, littérature) permet d’accéder à une vision plus complexe et plus riche du monde, et d’ainsi nous rapprocher au plus près des choses, de la réalité ; elle nous permet d’échapper à la banalité des mots nous cachant les choses, nous « gommant » leur individualité, ce qu’elles ont d’unique.