Introduction
En posant la question « à quelles conditions une activité est-elle un travail ? », son auteur veut nous conduire à rechercher les éléments qui caractérisent un travail et qui permettent de le distinguer de manière catégorique de toute autre activité humaine.
Répondre à la question ne suppose pas d’opposer travail et activité - le travail est une activité-, mais demande de préciser le sens de chacun des termes.
Nous choisirons de définir l’activité comme « toute forme d’occupation humaine qui fait appel à l’utilisation de ses capacités physiques et/ou intellectuelles en vue d’aboutir à un résultat pensé au préalable» par opposition au « repos », moment où ces mêmes capacités sont à l’état de veille.
Pour le travail, nous dirons qu’il est « toute activité de transformation destinée à adapter la nature aux besoins de l’homme, à produire et à échanger ses moyens d’existence », en précisant que la diversité de nos besoins a donné naissance à des spécialisations par métier et que, pour faciliter sa tâche l’homme a eu recours à la technique et à la division du travail.
Il en a résulté une contradiction entre l’idée que le développement technique libère l’homme et le fait que, résultat de la division du travail, ce dernier est apparu de plus en plus aliénant. La conséquence a été la valeur donnée au temps libre et la naissance d’une civilisation des loisirs.
Pour expliquer ce qui différencie un travail d’une autre activité, nous chercherons donc à le caractériser en l’opposant à ce qui est considéré comme son contraire : « les loisirs », qui se présentent sous des aspects multiples mais qui, même lorsqu’ils sont passifs, sont néanmoins une forme d’activité.
Première partie
Le terme « travail » a pris de nos jours le sens d’emploi ; on dit : « chercher un travail », « aller au travail ». Utilisé ainsi, le mot évoque essentiellement le moyen de gagner sa vie, la notion de gagne-pain.
C’est qu’en effet, le travail est avant tout une forme d’activité dont le but est purement économique, une nécessité vitale dont la finalité, en premier, est de subvenir aux besoins fondamentaux de l’individu et d’assurer sa survie, en second, de satisfaire de nouveaux désirs créés par la société.
Par l’acte de travail, l’homme échange, pour une certaine durée, ses aptitudes physiques et intellectuelles contre une rémunération qui lui permet de se loger, de se nourrir et d’acquérir les objets indispensables à sa survie et à un minimum de confort.
Ainsi, dans notre société, d’un point de vue individuel, avoir un travail rémunérateur est une obligation matérielle dans la mesure où, pour vivre, il n’est pas possible de ne pas travailler.
On observera en outre qu’il est aussi impossible de ne pas travailler pour tous les peuples premiers qui vivent en autarcie, tirant leur subsistance du travail de la terre et pourvoyant eux-mêmes à leurs différents besoins.
La rémunération n’est donc pas le seul élément qui caractérise un travail.
On attache à la notion de travail une forme de condamnation à la souffrance et à l’absence de plaisir. Le travail est en effet souvent perçu comme une forme de malédiction, forme moderne du mythe de Sisyphe condamné à pousser éternellement son rocher jusqu’au sommet de la montagne
En dépit de la place de plus en plus importante prise par la technique pour réduire la pénibilité, une activité sera d’autant plus considérée comme travail qu’elle sera manuelle et pénible. Un ouvrier a « un travail », un employé un emploi. Pourtant, l’un et l’autre travaillent et peuvent le faire dans des conditions difficiles.
L’exemple de travail manuel qui vient à l’esprit est le travail à la chaîne. C’est une activité pénible parce qu’elle exige généralement de rester debout, qu’elle génère une tension nerveuse éprouvante et qu’elle engendre l’ennui source de fatigue; c’est une activité répétitive qui fait peu appel à la réflexion et qui ne requiert pas d’initiative, mais qui cependant exige de l’habileté et de la concentration. Si maintenant l’on considère le travail dans un Centre d’appel téléphonique chargé de la vente du produit fabriqué sur la chaîne, on établit le même constat bien qu’il ne soit pas un travail manuel : il demande également peu de qualification ; il n’est pas moins répétitif, ne requiert pas plus d’initiative et ne génère pas moins de tension nerveuse et de fatigue, il demande de la finesse d’esprit et de la psychologie.
Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien d’un travail pas seulement parce les deux sont rémunérés, et sont pénibles, mais parce que les deux font appel à des aptitudes spécifiques de l’ouvrier pour le premier, de l’employé pour le second. Enfin l’un et l’autre contribuent à la satisfaction des besoins de l’homme.
Un travail présente aussi des contraintes. Comparé à une activité artisanale, un travail en usine présente plus de contraintes. L’activité artisanale, peut être exercée librement par l’artisan, ses horaires sont plus souples, il peut en partie laisser s’exprimer sa créativité et avance son chantier à son rythme; un travail en usine est beaucoup plus contraignant puisqu’il prive l’individu de la liberté du choix des horaires, qu’il impose une cadence de travail et des règles de sécurité. De plus, l’artisan n’a qu’un seul maître, lui-même ; le travailleur est soumis à l’autorité d’une hiérarchie, plus ou moins pesante à travers la discipline qu’elle fait régner et il accomplit ses tâches selon des normes de production.
Pourtant, l’artisan, dans son ouvrage qui est aussi une œuvre de transformation de la matière (peinture, métal, terre), doit respecter des règles et doit également recourir aux techniques liées à son artisanat. A ce titre, comme l’ouvrier soumis aux contraintes de son entreprise, l’artisan effectue bien à un travail. Surtout, le produit de leur travail ne leur appartient pas, il appartient à l’entreprise pour l’ouvrier, à son client pour l’artisan.
Mais un travail n’est pas que souffrance, contraintes, privation de liberté, dépossession. Le travail repose sur l’intelligence que l’homme met dans ses entreprises pour maîtriser la matière et la nature ou pour créer. En cela, il est enrichissant. Au-delà de la différence entre la pénibilité du travail manuel et la prétendue facilité du travail intellectuel, il y a l’enrichissement de l’individu que l’un et l’autre apportent. Ainsi, le travail manuel produit des objets concrets, des biens matériels, que le travail intellectuel a conçus au préalable. L’objet est d’abord pensé par l’ingénieur, mais il lui faut les mains de l’ouvrier pour qu’il devienne concret. Lorsque l’objet à concevoir est complexe et fait appel à des connaissances de très haut niveau, la satisfaction d’avoir su dépasser ses limites et d’avoir réussi est d’autant plus grande pour les deux.
De la sorte, plus la technique est présente dans l’élaboration d’un objet et plus la part d’intelligence qu’il a fallu, non seulement pour le concevoir, mais aussi pour le fabriquer est grande. Ainsi, le recours à l’intelligence de l’ouvrier croît au fur et à mesure que la technique progresse. Le travail sur une chaîne de montage automobile aujourd’hui n’a rien de commun avec ce qu’il était il y a trente ou quarante ans. Le travail fait progresser l’individu.
D’un point de vue social, le travail apparaît aussi comme une obligation morale. C’est un devoir envers la société à laquelle appartient l’individu. C’est une manière pour lui d’apporter sa contribution à la communauté qui, par ailleurs lui fournit un certain nombre de commodités (routes, hôpitaux, stades …). Mais surtout il met les hommes en relation les uns avec les autres en créant différentes sortes de rapports entre eux (travaux en groupe, rapports hiérarchiques …). En cela il rend l’homme plus humain.
Il permet ainsi à l’homme d’être et de demeurer un être social autonome, lui conserve sa dignité et sa fierté de participer à la vie de la communauté et d’obtenir la reconnaissance de ses semblables. L’on en prend conscience en constatant les effets destructeurs du chômage sur les chômeurs de longue durée qui subissent l’exclusion de la société et la perte des repères de sociabilité.
Transition
En résumé, on peut dire que les conditions qui permettent d’avancer que telle activité est un travail résident dans la rétribution que l’individu en retire, la pénibilité qui est liée à la transformation ou à la création, les contraintes qu’il doit supporter, la dépossession du résultat de son travail, mais aussi dans le fait que cette activité contribue à faire progresser l’homme et qu’elle favorise et développe son insertion sociale.
Toutefois, d’autres activités, bien qu’elles ne répondent pas totalement aux caractéristiques précédentes, sont semblables à un travail, mais ne sont pas considérées comme tel.
Seconde partie
On a dit que la rémunération est un des éléments importants qui permet de dire qu’une activité est un travail. Pourtant, il existe des activités non rétribuées qui, à ce défaut de rétribution prés, ne présentent pas de différences avec un travail.
Qu’est-ce qui distingue ce que fait un bénévole dans une association, en faveur des déshérités par exemple, d’un travail ? Son activité présente les mêmes caractères : il est assidu, accepte les contraintes, respecte les horaires et la hiérarchie, utilise son intelligence pour améliorer l’efficacité de son action. De plus, son activité répond bien à l’obligation morale et sociale que l’on a décrite pour le travail. Enfin, ce travail bénévole dédié à atténuer la souffrance des autres procure à celui qui le pratique la satisfaction de venir en aide à autrui et de se sentir meilleur, plus humain, de la même façon que l’assistante sociale qui consacre son énergie à améliorer le sort des plus démunis.
Quelle différence du point de vue de la pénibilité et de la souffrance entre l’athlète professionnel, coureur de marathon, qui s’entraîne quotidiennement des heures durant et l’amateur passionné de course à pied qui consacre ses loisirs à s’entraîner et qui dispute le même marathon ? Le premier gagne sa vie en courant, le second gagne sa vie en travaillant et cherche à prendre du plaisir en courant. Ce qui les intéresse dans la course, c’est l’effort qu’ils doivent fournir, la douleur et la fatigue qu’ils surmontent, c’est le dépassement d’eux-mêmes, mais le premier court par obligation, par devoir envers son club, son pays ou ses sponsors, le second court par passion, par choix personnel.
Quelle différence entre ce que fait le bricoleur qui consacre ses week-ends à refaire la décoration de sa maison et le travail que ferait un décorateur professionnel ? L’un et l’autre utilisent les mêmes matériaux, les mêmes outils et les mêmes techniques. Le travail accompli, considéré comme l’ensemble des moyens physiques, intellectuels et techniques mis en œuvre, n’est-il pas le même ? La différence la plus notable n’est-elle pas dans le fait que, lors de l’élaboration du projet, le professionnel apportera quelques suggestions supplémentaires nées de son expérience, et que le résultat final sera (peut-être) plus flatteur grâce à son savoir-faire. Cependant, indépendamment des économies que notre bricoleur du dimanche aura faites, la différence majeure, pour lui, sera la satisfaction et la fierté qu’il éprouve en contemplant le résultat de son travail parce qu’il s’agit bien là du résultat de son travail et non de celui de quelqu’un
qu’il aurait rétribué. Il en retirera aussi d’être reconnu pour cela par ses proches au même titre que le travailleur bénévole est reconnu par ses collègues de l’association.
Que dire du passionné d’automobiles de collection qui achètent de vieilles voitures dont la mécanique est en mauvais état et qui consacre tous ses loisirs à les remettre en état de ses propres mains, en respectant fidèlement les techniques, en fabriquant éventuellement lui-même les pièces devenues introuvables ? La différence de son activité avec le travail d’un mécanicien réside plus, une fois encore, dans le fait que c’est un choix, le résultat de la passion que le premier apporte à son projet que dans la mise en œuvre de capacités physiques et intellectuelles ou dans le recours à des techniques propres à la mécanique automobile. Elle est aussi dans le fait que le résultat de son activité lui reste acquis tandis que le résultat du travail du mécanicien appartient au propriétaire de l’automobile qu’il a réparée.
Conclusion
Nous avons retenu comme définition que le travail est une activité qui nous permet d’adapter la nature à nos besoins. Cela revient à dire que nous devons travailler pour subvenir à nos besoins et, qu’à moins d’hériter une fortune, nous sommes sans autre choix et avons l’obligation de travailler. Mais, contrairement à l’image négative que nous entretenons souvent du travail, il faut le considérer comme une chance et non une malédiction. Même lorsqu’il est pénible, outre qu’il constitue notre gagne-pain, il est enrichissant puisque nous y acquérons des savoir-faire, il nous permet d’avoir une vie sociale, il peut nous conduire à nous dépasser et à devenir meilleur. Sans doute, d’autres activités présentent des caractéristiques semblables, mais aucune ne les réunit toutes. De surcroît, à moins encore une fois d’être fortuné, si nous étions sans travail, chômeur ou oisif, nous n’aurions pas le même désir de ces activités et notre vie n’aurait pas le même sens. Surtout, ce qui fait la différence entre activité et travail est que la première est librement consentie, elle est pratiquée par choix personnel, par passion et que son résultat appartient à celui qui la pratique, tandis que le travail est obligé et contraint et que le produit de ce travail échappe à celui qui l’a fait puisque ce travail est fourni en échange d’un moyen de subsistance.