L’extrait dont je vais vous parler s’intitule Le Neveu de Rameau de l’auteur Denis Diderot. On estime que Diderot, grand écrivain et philosophe français, a rédigé cette œuvre entre 1762 et 1773 mais que le roman n’est paru officiellement en français qu’en 1891. Si l’auteur n’a pas publié son œuvre c’est probablement pour deux raisons. Diderot cite des ennemis du parti philosophique qu’il tourne en dérision. Il pensait que cette œuvre était peu conventionnelle, trop hors de son temps et ne voulait la confier qu’à la prospérité. De plus la censure très forte à cette époque et les risques qu’il courait l’ont amené à une plus grande vigilance. Cet ouvrage inclus des personnages issus de la réalité et doit son titre au neveu du célèbre compositeur Jean-Philippe Rameau. Le thème abordé dans cet extrait est le théâtre social mis en scène par Lui incarnant le Neveu et Moi représentant un philosophe qui peut être Diderot. Dans cet extrait Lui dévoile à Moi ses talents de mime.
Après lecture de ce passage, nous pouvons nous demander quelle image de la société est donnée par ce texte. Je vais tenter d’y répondre en vous présentant dans un premier temps la façon dont l’auteur traduit l’image de la société à travers l’art de la pantomime puis dans un second temps le dialogue de la critique.
L’art de la pantomime
L’observation des autres
Par définition la pantomime est l’art d’exprimer des sentiments, des idées par des gestes sans avoir recours à la parole. Dans ce texte, elle se révèle remarquable tout d’abord par la qualité de son observation. Pouvoir singer (moquer) différents métiers et différentes attitudes suppose en effet d’avoir intégré en quelques instants les traits caractéristiques et même caricaturaux, qui les rendent uniques. Le premier paragraphe indique les postures, attitudes mais aussi le poste occupé par Lui pour ses études de caractères à l’aide de verbes de mouvements et tout cela en deux seules longues phrases rythmées par la ponctuation sans un mot de liaison.
Il s’appuie dans un premier temps sur des types puisque son imitation vise « l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant » (que l’on retrouve aux lignes 1-2) ou brocarde (charrie) « des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux » (à la ligne 10-11 et 28). Il les reprend ainsi dans leur attitude générale, les distingue par des traits (manière de faire et de bouger) mais ne les définit pas dans leur personnalité c’est-à-dire leur esprit et caractère.
La qualité du mime
Sans recours à la parole, le mime suppose une expression du corps. Lui utilise donc la gestuelle comme le montre les lignes 2 à 9 « il a le pied droit en avant […] il cherche à lire sur des visages ». L’accumulation des propositions et les choix de verbes, d’attitude (dos courbé l.3, tête relevée l.3), montrent un homme de théâtre utilisant son corps et l’espace qui lui est donné pour remplir son rôle.
Lui se focalise également sur les expressions du visage « le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte » (l.3-4) et exécute donc un travail complet et minutieux pour recréer le personnage imité. Plus encore, il les fait naître devant son interlocuteur « je vois Pantalon (personnage type de la commedia dell'arte) dans un prélat » (l.15). Il s’agit donc d’un mime qui s’avère plutôt réaliste puisque Lui parvient, par la simple imitation, à représenter une autre personne.
La charge critique (de la pantomime)
Le mot « pantomime » utilisé dans l’extrait suppose un travail d’imitation et de composition qui saisit les traits de la personne visée mais également ce qu’elle peut avoir de ridicule. Ce mot comporte donc déjà une nuance d’esprit critique.
Ainsi, il stigmatise des comportements hypocrites qu’il observe et juge. Par la mention des « gueux » (mention citée à plusieurs lignes telles que 11, 18, 28 et 32) signifiant « pauvre et voleur » tout d’abord, qui renvoie à une dénonciation de tous les comportements sociaux des courtisans et emmène dans un même élan «l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant » (l.1) et l’homme méprisable. Il englobe donc dans la même catégorie et dans la même phrase l’homme de cour et l’homme du monde : « Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux ». Personne ne semble épargner dans cette généralité de l’hypocrisie sociale.
La pantomime de Lui révèle donc une charge critique. Mais cette critique est adressée et reçue : elle reçoit un écho et s’amplifie.
Le dialogue de la critique
Interaction entre les deux personnages
La réaction de Moi de la ligne 15 à 17 « et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis », indique qu’il aura ensuite à cœur de repérer ces manières dans ses observations futures. Lui lui a dispensé un enseignement dont Moi se souviendra par la suite. Les qualités de pantomime de Rameau constitueront un fond d’observation commune : « Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages » (l.13-15). Le mot « maque » est ici employé pour figurer la composition artificielle de l’hypocrisie et désigne également le masque de l’acteur qui endosse tous les rôles.
Diderot fait intervenir de vraies personnalités telles que l’abbé Galiani (l.5) et l’écrivain Rabelais (l.6) sans oublier que Lui incarne une personne réelle Jean-François Rameau neveu du célèbre Jean-Philippe Rameau ; il fait de ses personnages des Géants.
Dialogue de la critique
Moi prend ensuite le relais de la dénonciation énoncée par Lui. Lorsque Lui épargne le souverain, « Il n’y a dans tout royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions » (l.21-22), Moi lui dénie aussitôt cette position privilégiée et accuse : « Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. ». En dénonçant jusqu’à la personne du souverain, il le rabaisse à sa qualité d’hommes, ni plus ni moins que les autres. D’autre part l’auteur en assimilant « maîtresse » et « Dieu » à la ligne 27, au roi, joue la carte de la provocation car le roi devant montrer en public sa foi chrétienne se plie aussi devant ses maîtresses. Moi reprend aussi les termes de Lui, « flatteur », « valet », « gueux » (l.28) pour montrer que la leçon est assimilée et poursuivie. L’expression « pantomime des gueux » lui est d’ailleurs attribuée et Lui se montre presque plus mesuré comme en témoigne les lignes 32-33 : « Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre ».
Enfin lorsqu’il explique « je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis. », il donne des qualificatifs précis à des personnalités, les disqualifie et les juge. L’ «autruche » attribué au ministre à la ligne 16 dénonce le fait que les ministres suivent la politique de l’autruche, faire semblant de ne rien voir. Le mot « pourceau » à la ligne 16, attribué à un « cénobite » est en effet une dégradation, de même que le jugement porté sur le ministre et sa cour. Moi intègre donc la leçon de Lui mais dépasse la dénonciation de l’hypocrisie pour porter des jugements.
L’étude menée ci-dessus met bien en lumière que la charge critique et la dénonciation de l’hypocrisie ne sont pas seulement dans le mime exécuté par Lui mais également dans sa réception et le dialogue qui s’en suit. Dans l’investissement aussi de Moi qui dépasse l’enseignement pour porter sa propre charge critique. L’un critique par le geste, l’autre y adjoint la parole. Ce texte est très critique envers l’ensemble des pouvoirs et les comportements sociaux alors que Diderot prône l’égalité entre tous les hommes.