Avec Ruy Blas, drame publié en 1838, Victor Hugo, chef de file du Romantisme, confirme le renouvellement du genre théâtral marqué avec l’éclat par la bataille d’Hernani, huit ans auparavant. Une fois de plus, l’alliance du sublime et du grotesque, le mélange des genres et des registres et l’abandon des unités de temps et de lieu sont les indices de la rupture avec l’esthétique classique. Ruy Blas met en scène une passion amoureuse impossible entre la reine d’Espagne et le personnage éponyme, obscur laquais que la soif de vengeance du machiavélique don Salluste a conduit à usurper l’identité d’un grand royaume. Dans la scène 2 de l’acte II, la reine, laissée seule à ses dévotions mais trop tourmentée pour prier, révèle sa profonde tristesse, ses frustrations et ses craintes. Nous étudierons d’abord comment le monologue lyrique construit un touchant portrait de femme que sa sensibilité et son exaltation hissent au rang d’héroïne romantique. Puis nous prendrons la mesure du conflit qui agite le personnage, déchiré entre son devoir d’épouse royale et ses aspirations de femme.
I - Le portrait de la femme
Valeur première du mouvement romantique, la sensibilité trouve un cadre de choix dans le monologue, situation théâtrale garante de la sincérité des personnages. A l’occasion du premier monologue de sa pièce, Hugo donne la parole à la reine qui exprime ses chagrins et ses tourments dans un débordement lyrique.
A. Une femme solitaire et triste
Les confidences de la reine dessinent le portrait de la femme solitaire et triste. En effet, alors qu’elle a été lassée physiquement seule pour se consacrer à ses prières, la reine les oublie pour se plaindre d’une solitude morale autrement plus pesante. Ainsi, on remarque la récurrence de l’adjectif qualificatif « seule », présent trois fois dans la scène et qui jette une lumière nouvelle sur la didascalie initiale indiquant la situation de monologue : c’est bien un sentiment d’abandon que la reine exprime presque obsessionnellement au moyen de ce terme, de surcroît mis en valeur par différents procédés. Au vers 754, « seule » est placé après la césure ; de plus dans cette occurrence, l’adjectif, dont le sens est souligné par l’exclamation, est apposé au pronom de première personne « m’ » en antithèse avec les pronoms de troisième personne du pluriel « ils » et « tous », renvoyant collectivement à ceux qui délaissent la reine. Au vers 769, « seule » est coordonné à l’adverbe « loin » complété par « de ce qui m’aime », syntaxe qui met en relief la solitude affective dont souffre la reine. Enfin au vers 805, l’adjectif, une nouvelle fois placé après la césure de l’alexandrin, est mis en valeur par la ponctuation qui l’encadre, composée de virgules et de tirets. Par ailleurs, des verbes tels que « m’ont tous laissée », « me délaisse » et « il me laisse » font régulièrement écho au mot « seule » dans les vers 754, 765 et 805, formant avec lui un réseau lexical de la solitude. Cette solitude est vécue douloureusement par la reine car elle est totale : celle-ci se sent abandonnée par l’entourage des courtisans (v. 754), par son époux (« Mais il me lasse ainsi, - seule, », v. 805) et même par Dieu (« Je promets à mon Dieu, dont l’appui me délaisse », vers 765) et en tire un constat amer au vers 802 : « Je n’ai rien sur la terre ». Enfin, le comparant de l’obscurité dans la métaphore filée « Pauvre esprit sans flambeau dans un chemin obscur », au vers 755, traduit pathétiquement l’isolement que subit la reine. Cette solitude extrême engendre chez elle une profonde tristesse, caractérisée par la didascalie « Avec un sourire triste ». La seule échappatoire pour le reine est la rêverie, attitude de fuite largement signalée par les didascalies qui marquent un progression : « Rêvant », « S’enfonçant dans sa rêverie », « Retombant dans sa rêverie ». Le personnage s’abstrait donc de plus e plus de le triste réalité qui l’entoure.
B. Une femme tourmentée
Par ailleurs, le lyrisme de la reine lui permet d’exprimer les préoccupations qui la hantent. Le personnage manque manifestement de sérénité comme en témoigne l’abondance des phrases exclamatives, des inter jonctions, il est en proie au doute, à l’incertitude manifestés par des phrases interrogatives des vers 753 à 758 et au vers 783. Surtout, l’esprit de la reine est obsédé par la vision de figures masculines fortement antithétiques : la première, bien qu’anonyme comme le signale l’apostrophe du vers 768 «ô jeune homme inconnu », est connotée méliorativement. La reine associe à cette figure masculine des valeurs telles que la générosité, exprimée par de multiples compléments circonstanciels de but avec anaphore de la préposition « pour » (« Pour m’apporter les fleurs », « pour cela, pour si peu », « Pour donner une fleur à la reine d’Espagne »), e le don de soi symbolisé par le sang versé (« ce sang répandu sur moi », « Toi qui verses ton sang ») voire le sacrifice de sa vie, bien mis en évidence par le parallélisme du vers 772. Dans le discours de la reine, cette figure bienveillante et protectrice est désignée par des procédés ou la métaphore de l’ange, vers 789 ; elle suscite un sentiment de gratitude dont témoigne la bénédiction du vers 776. La seconde figure masculine est en complète opposition avec la précédente. Tout d’abord, elle est clairement identifiée et fait l’objet d’un jugement défavorable aux vers 777, 778 : « l’implacable Don Salluste » ; Ensuite en écho à l’épithète « implacable », la reine se pose en victime avec le groupe verbal « m’accable » qui forme une rime très riche et fonde le sentiment de crainte, également relayé par la métaphore menaçante du vers 779 (« un spectre affreux me suit ») et par la périphrase « Un homme qui me hait » au vers 782. Les visions contradictoires qui bouleversent la reine sont fortement mises en lumière par l’accumulation d’antithèses saisissantes telles que « le sort me protège et m’accable », « Un homme qui me hait près d’un homme qui m’aime » ou par la métaphore du drapeau, « mon destin flotte à eux vent opposés ». l’évocation de ces figures masculines engendre un registre tragique marqué par la présence du champ lexical de l destinée, composé de termes comme « le sort », « je sens s’agiter dans ma nuit », « quelque instant suprême », « mon destin ».
Dans son monologue lyrique de la scène 2, acte II, la reine manifeste donc des sentiments complexes qui témoignent d’une sensibilité aigue et qui fondent son statu d’héroïne romantique. En même temps, son discours multiplie les indices d’un dilemme auquel elle se trouve confrontée.
II- La mesure du conflit qui agite le personnage
A tous les sujets d’accablement ou de crainte de la reine s’ajoute un tourment supplémentaire, celui de porter un secret qu’elle ne peut confier à aucune oreille humaine parce qu’il provoque chez elle angoisse et culpabilité. La reine est déchirée entre la passion et la raison et elle ne peut se laisser aller à exprimer ce combat intérieur que dans l’intimité de son oratoire.
A. Une femme amoureuse
En effet, la reine manifeste son désir de vivre une vraie vie de femme, ce qui, pour elle, signifie antithèse la passion amoureuse. Ainsi, la phrase exclamative du vers 803 pose sa revendication fondamentale, naïvement formulée comme une obligation : « Mais enfin il faut bien que j’aime quelqu’un, moi ! ». Par l’antithèse que forment les vers 804 et 805, elle résume son drame intime : on remarque l’utilisation de l’irréel du passé (« s’il l’avait voulu, j’aurai aimé le roi ») qui indique sa volonté initiale d’être une bonne réponse, à condition d’y être encouragée. Toutefois, la conjonction adversative « mais » crée un retour à la réalité en coordonnant à la proposition précédente une proposition dont le verbe est conjugué à l’indicatif présent : « Mais il me laisse ainsi, - seule, - d’amour privée ». Ce constat amer caractérise le roi comme un mari indifférent et absent, responsable du désert affectif dans lequel elle se débat puisqu’il n’a pas su remplir la condition formulée au vers 804. Puisque le bonheur auquel elle aspire ne peut s’épanouir dans le cadre conjugal, la reine s’autorise à rêver à un autre homme. Cet autre homme est lui bien réel, et très présent dans son esprit, comme l’indique l’enjambement entre les vers 753 et 754. Dans le monologue, elle livre à demi-mot, au travers de l’éloge de ses vertus, le secret de l’intérêt qu’elle lui porte. A ses yeux, il est courageux puisqu’il surmonte pour elle des obstacles dangereux comme « la muraille si haute », eu vers 758, les « pointes de fer », au fer 761 ; elle célèbre tout particulièrement sa bravoure et son dévouement en mettant l’accent par deux fois sur la disproportion entre le risque mortel encouru et l’objectif visé, si dérisoire :c’est l’antithèse du vers 760, « Pour cela, pour si peu, s’aventurer ainsi ! », et celle encore mise en valeur par le parallélisme et l’enjambement dans les vers 772 et 773 : « Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours / Pour donner une fleur à la reine d’Espagne ». L’autre vertu qu’elle admire chez lui est le désintéressement suggéré par le parallélisme du vers 770. Insensiblement, la reine passe du discours laudatif à l’aveu amoureux ; ses paroles et ses mouvements, précisés par les didascalies, trahissent la fascination qu’elle subit (« Cette lettre ! / Elle est là qui m’attire », « comme cédant à une attraction irrésistible ») ; elle avoue sa faiblesse et ses contradictions(« j’y retourne sans cesse », vers 776, « Hélas ! depuis un mois je dis toujours cela », vers 795. D’une certaine manière, elle place cette relation secrète sur un plan presque religieux puisqu’elle se rend au banc comme à un lieu de pèlerinage et porte sur son cœur, à la manière de reliques, les traces du passage de son admirateur, comme e témoigne la didascalie : « Elle (...) en arrache une lettre froissée, un bouquet desséché e petites fleurs bleues et un morceau de dentelle taché de sang (...) ». Plus significatif encore, la lettre d’amour paraît répondre à ses attentes puisqu’elle la commente avec la métaphore filée du vers 801 « Quand l’âme a soif, il faut qu’elle se désaltère » qui indique que son besoin d’amour est satisfait. Enfin elle s’inquiète pour son admirateur blessé comme le montrent ses questions ou ses exclamations comme celle du vers 756 ou le « Blessé ! » du vers 768 ce qui témoigne bien de l’attachement qu’elle lui porte.
B. Les remords de la reine et l’appel à Dieu
Pourtant, l’aveu amoureux se double de l’expression d’un fort sentiment de culpabilité parce que le personnage reste très conscient de ses devoirs d’épouse et de reine. C’est ainsi qu’elle assimile son obsession amoureuse à un péché contre lequel elle doit lutter avec l’aide divine. Elle en appelle donc à l’impératif à valeur de prière, associés à des apostrophes respectueuses : « - Secourez-moi, Madame », vers 786, « Vierge, espoir de martyre ! / Aidez-moi », vers 789, 790 ; « ô reine de douceur ! (...) / Venez, je vous appelle », vers 791, 793. Plusieurs autres indices dans le discours révèlent qu’en elle, la femme de devoir perçoit cet amour comme une faute et cherche à prendre le dessus sur la femme amoureuse. Ainsi la lettre se prête-t-elle à des interprétations angoissées : elle l’assimile à un objet de tentation infernale (« Elle est là qui m’attire », vers 777, « La dentelle, la fleur, la lettre, c’est du feu ! », vers 789). La reine a conscience de son indignité devant la figure divine de la madone ainsi que le révèlent ses paroles : « car je n’ose / Elever mon regard jusqu’à vous », vers 786, 787. Elle fustige sa faiblesse au vers 785 et se reproche son entêtement dans la faute au moyen de compléments circonstanciels de temps : « J’y retourne sans cesse », « depuis un mois, je dis toujours cela ». Enfin, la réplique finale de la reine à l’annonce d’une lettre de son époux est doublement révélatrice. D’abord, elle trahit une conscience tourmentée puisqu’elle s’exclame « je suis sauvée ». Elle avait donc le sentiment de se damner en cédant à des pensées coupables. Par ailleurs, elle semble percevoir cette lettre comme une réponse à sa prière, comme un signe divin de la nécessité de revenir à ses obligations de rien et d’épouse, en écartant la tentation que constitue la lettre d’amour.
Conclusion
Le monologue permet le dévoilement dune sensibilité touchante : la femme intime émerge derrière la figure royale hiératique de l’acte I, scène IV.
Dès lors, on constate que la reine est digne de la représentation idéale que s’en fait le héros éponyme. Ces deux personnages vont-ils pouvoir s’aimer ? La rencontre entre les deux personnes est-elle possible ? Et dans quelle condition ?