Dans cette entrée en matière, où s’affrontent une “servant” et un roi en infraction, Hugo place ouvertement l’œuvre d’Hernani hors de la tradition classique et affirme d’emblée le parti pris romantique. L’atmosphère mystérieuse qui entoure l’homme tranche avec l’habituelle clarté d’une scène d’exposition. L’auteur joue sans vergogne la carte du grotesque comme en témoignent l’ascendant que pend la duègne sur ce personnage noble et l’échange aigre-doux qui constitue leur dialogue.
I. Une scène d’exposition
a) Des informations
Les didascalies sont en nombre important : elles permettent d’identifier le lieu de l’action, une chambre à coucher. Les costumes laissent deviner l’époque (« à la mode castillane de 1519 »). Le vocabulaire espagnol (duègne, doña Sol, Pastraña) situe la scène : nous sommes en Espagne. Les personnages sont eux aussi identifiés : l’un, doña Josefa, l’autre, un personnage inconnu pour le spectateur mais connu par le lecteur : le roi don Carlos. Il y aura pour le spectateur une reconnaissance différée (« Quoi, seigneur Hernani, ce n’est pas vous ! »). On apprend qu’Hernani, attendu par doña Josefa, est l’amant de doña Sol. C’est le héros éponyme du drame, il est attendu avec impatience : cette réplique retarde son apparition.
b) L’amorce de l’intrigue
La duègne attend l’arrivée de l’amant, qui, par une porte masquée (v.1-2), se fait ouvrir la chambre de sa maîtresse. Or, à la place d’Hernani, mais par cette porte, surgit un inconnu richement vêtu. Il est bien informé puisqu’il frappe selon les coutumes d’Hernani. Il sait qu’il est chez doña Sol, qu’elle est fiancée à un vieux duc, qu’elle a un amant qu’elle reçoit tous les soirs (v. 9-10) et cet inconnu menace la duègne pour obtenir qu’elle le cache (v.20). A ce stade on ignore ses intentions : assister à l’entrevue ? dénoncer les amants ? Mystère.
c) L’art du suspense
Cette scène est faite pour éveiller l’intérêt. Elle représente des personnages qui attendent. Doña Josefa attend Hernani, don Carlos attend quelque chose. Ces attitudes mettent le spectateur dans une situation expectative. On attend Hernani : on sait qu’il est jeune, qu’il est « sans barbe », sans moustache encore. Le portrait est lacunaire, mais les éléments du conflit s’esquissent. Doña Sol est partagée entre celui qu’elle doit épouser (« vieux », « vénérable », « caduc » v.5-6 ; cette redondance appuie l’aspect contre-nature de l’union) et son jeune amant. Il y a un troisième homme, le nouveau venu. La seule présence de trois hommes autour de doña Sol est génératrice d’un conflit.
II. Une scène typiquement romantique
Le rôle d’introduction est respecté mais il y a des traits nouveaux, une démarcation. Cette scène donne à voir au lieu d’expliquer. Le langage a la variété d’un dialogue réel. Elle met en scène une situation et des personnages inclassables (entre comique et tragique).
a) Un commencement abrupt
Il s’agit d’une entrée in medias res. Il n’y a ni tirade, ni longs échanges susceptibles d’expliquer au spectateur ce qu’il va se passer ou encore qui sont les personnages en scène (don Carlos est identifié scène 3). D’emblée, il y a des mouvements des personnages, du bruit, les coups sur la porte qui font échos aux trois coups d’ouverture au théâtre. Cette ambiance plonge le spectateur dans le cœur de l’action. Il y a des stichomythies vers 14 et 22 qui produisent un dialogue vivant entre une femme surprise et un homme prêt à tout. Les gestes des personnages (qui se touchent à plusieurs reprises) tranchent avec la distance prônée dans le théâtre classique.
b) Le mélange des tons
On est dans un début de drame, où le spectateur croit assister à une scène de comédie. Il y a du comique (hésitation de l’inconnu à se dissimuler, v. 18 et 22) Les didascalies participent à un comique de gestes : « ouvrant une armoire », « la refermant », « rouvrant ». Les répliques miment un dialogue réel (certaine trivialité dans le ton vers 10 « à la barbe du vieux », vers 15 « son vieux futur », vers 24 « le manche du balais qui te sers de monture », « vas-t-en si tu n’en veux pas »). Cette trivialité est voisine de certains effets (v.19-20). Le vers 18 « cache-moi céans » est archaïque, il s’efforce de faire ‘couleur locale’ en utilisant une expression du XVIe siècle. Il y a aussi une complicité se faisant avec le public (vers 23-24, l’allusion à la sorcière). Enfin, les didascalies manifestent la volonté de l’écrivain de contrôler la mise en scène.
c) Des personnages complexes
La duègne est faussement vertueuse (vers 21 « Vous êtes donc le diable ? » tout en acceptant la bourse). Elle pèse la bourse vers 33, la cache à la fin de la scène. C’est le prix de son silence, elle est achetée. On est loin des valeurs de fidélité propres aux confidents tragiques. La duègne se montre réaliste, utilise toutes les ressources de la chambre (l’armoire) puis tire parti de la situation jusqu’à l’inverser (passage au tutoiement impératif : « vas-t’en »). On assiste à un ordre théâtral nouveau : une gouvernante peut rudoyer un roi sans craindre de faillir aux convenances.
III. Une scène scandaleuse
Cette scène a profondément coqué une partie du public : le maniement irrespectueux de l’humour et l’assouplissement radical du vers sont les principaux facteurs de cette indignation.
a) De l’humour avant toute chose
Cette scène est drôle (en tout cas elle l’est plus que le reste). Pourquoi ce décalage ? Tout d’abord il y a la volonté de retenir le spectateur, de l’attirer immédiatement. C’est de la part de l’auteur le fait de pouvoir se démarquer de la structure codifiée de l’exposition. Il laisse certains éléments dans l’ombre. On remarque aussi l’exploitation plaisante des ressources scéniques (déguisements, objets) et aussi des ressources du discours : la duègne prend au sens littéral l’injonction de se taire. Elle ne répond que par « oui » ou « non » : aux vers 16-17 cela donne « - Que je meurs ! // – Oui. » Elle manie l’ironie quand elle dit par exemple : « un homme ici ! » au vers 25 ; tout comme don Carlos qui répond alors « c’est une femme – est-ce pas – //Qu’attendait ta maîtresse ? ». On a enfin l’antanaclase (figure de style qui consiste ne un jeu sur l’exacte identité phonique et l’altérité sémantique de termes rapprochés dans une même phrase) au vers 10 « Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. » qui poursuit l’antithèse jeune/vieux sur un mode tout à fait désinvolte.
b) Un langage libéré
Le vers est libéré de toute contrainte comme le souhaitait Victor Hugo. On note le recours systématique au rejet, notamment vers 2 « Dérobé. ». Un certain nombre d’expression plus simples disloque l’alexandrin : « J’entends le pas // de doña Sol. » « que le ciel nous garde // de l’Enfer. » C’est comme si l’esprit recherchait le mot juste sans le trouver. Le champ lexical du langage souligne la parole « deux mots » vers 4 et vers 12, « parle » vers 14. Cela saisit sur le vif la conversation comme l’illustrent les exclamations et les changements de registre ‘menace/prière’ pour le roi et ‘crainte/auto persuasion’ pour la duègne.
Conclusion
Par ses audaces de mise en scène consistant à privilégier le burlesque tout en représentant un roi, cette scène illustre bien l’ambition propre au théâtre romantique : loin de mépriser la nécessité d’une exposition, elle en renouvelle le style, ménageant le suspense, exploitant les ressources visuelles du spectacle pour faire rentrer le spectateur au cœur d’un drame humain.