Introduction
La complexité du désir réside dans le fait qu’il aspire à être assouvi mais aussi à ne pas l’être. En effet, le désir assouvi après une éphémère sensation de soulagement libère une place dans l’esprit de l’homme au profit d’un nouveau désir inassouvi. On peut alors se demander si accomplir tous ses désirs est une bonne règle de vie. Car l’homme, dans sa volonté d’accomplir son désir, va être partagé entre deux sentiments contradictoires, l’un étant la jouissance, le plaisir émanant de la satisfaction du désir et l’autre étant la frustration, le manque créé par l’apparition d’un nouveau désir. Ainsi, l’accomplissement du désir va-t-il- apporter bonheur ou souffrance? Pour cela, est-il bon d’accomplir tous ces désirs? Et dans quelles mesures la satisfaction de tous ses désirs peut-elle conduire l’homme à mener une vie heureuse et morale? Nous nous interrogerons sur ce problème en nous demandant quelle est la nécessité de l’accomplissement des désirs et s’il est possible d’ériger de cette nécessité une règle de vie conduisant au bonheur et respectant la morale avant d‘énoncer une solution .
I- la nécessité de l’accomplissement des désirs
Nombreux sont nos désirs, ils reflètent nos envies, conscientes mais aussi inconscientes et sont le moteur de notre vie. L‘homme et le désir sont donc deux en étroite corrélation. Mais l’existence du désir dans l’esprit est une chose, sa satisfaction dans la réalité en est une autre . Cependant cet accomplissement du désir s’est révélé bien des fois nécessaire à différents points de vue. Mais afin de déterminer en quoi la satisfaction des désirs est nécessaire il convient de définir précisément ce à quoi correspond le désir.
Le désir, synonyme d’envie et de besoin, est la volonté de mouvement vers quelque chose qui nous manque, dont l’absence nous pèse. L’aspiration vers l’objet de notre désir se justifie par la pensée que l’assouvissement du désir est source de satisfaction. On désire donc ce que l’on ne possède pas et le désir propage ainsi un sentiment de manque, de privation qui peut parfois devenir souffrance, douleur. Il paraîtrait donc logique pour effacer cette douleur et mener une vie heureuse d’accomplir ses désirs.
De plus, le désir est l’essence même de l’homme. Le désir n’est pas présent chez les animaux ou chez d’autres êtres, il relève uniquement de la condition humaine. Il est la marque de la vie, n’avoir aucun désir est impossible à moins d’être parfait(dieu). Ainsi c’est le propre de l’homme d’avoir des désirs et ceux chez chacun d’entre nous. Le désir est un acteur du mouvement, de la vie. Il est au centre de l’esprit de l’homme et on ne peut ignorer ou refouler incessamment certains désirs. En effet, initiateur de nombreux mouvements, le désir peut être considéré comme le moteur de la vie humaine, il est le mobile de nos actions et selon Spinoza, il est une puissance de vie et un effort perpétuel de vivre qu’il nommera le conatus. Le désir est donc positif et son accomplissement nécessaire puisqu’il tend à augmenter notre puissance d‘agir, de jouir et ainsi de parvenir à la joie.
De même, Platon à travers le personnage de Calliclès dans le Gorgias exprime l’idée que pour être heureux il faut satisfaire tous ces désirs et non essayer de les étouffer lâchement « celui qui veut vivre droitement sa vie » doit « donner à chaque désir qui pourra lui venir la plénitude des satisfactions ». Il faudrait ainsi non seulement satisfaire tous ces désirs et ceci serait de plus la condition sine qua non à une « bonne » vie.
En effet quoi de plus naturel que la volonté de vouloir se libérer, s’épanouir en accomplissant ses désirs ? Puisque nos désirs reflètent d’une certaine mesure notre personnalité, notre imagination, il serait donc bon de leur laisser libre cours. L’accomplissement des désirs provoquant une telle sensation de plaisir, il est naturel et plutôt sain de chercher à les satisfaire. Au-delà de cela, on peut surtout dire qu’il est humain de chercher à accomplir tous ses désirs puisqu’ils nous définissent et représentent souvent nos pensées les plus intimes .
De plus, la nécessité d’accomplir ses désirs est fortement soutenue par une société où le désir occupe une place primordiale. En effet de part et d’autre(publicité omniprésente) nous entendons qu’il faut libérer son esprit, s’épanouir et ce en acquérant le plus possible ce qui fait l’objet de nos désirs.« Vivre ses désirs » est dans la société actuelle une formule publicitaire assez banale On observe ainsi un assouplissement des mœurs, de moins en moins répressifs qui correspond à une volonté amplifiée de la satisfaction de nos désirs. On prendra pour exemple le désir sexuel, qui après avoir été pendant longtemps un sujet tabou, connaît une véritable révolution depuis la fin des années 60. Révolution qui paraît justifiée et bénéfique.
On a donc vu que le désir existe dans l’homme et inversement l’homme existe dans le désir, il est donc indispensable et indissociable de l’homme. La satisfaction de ses désirs est très encouragée de nos jours et paraît être une véritable source de plaisir, nécessaire à l‘homme. Cependant on peut se demander si l’accomplissement de tous les désirs peut réellement constituer une bonne règle de vie. Nous verrons donc dans un second temps s’il est possible que l’accomplissement de ses désirs puisse rendre l’homme meilleur, tant sur un plan moral que sur un plan bénéfique.
II- Peut-on ériger de cette nécessité une bonne règle de vie conduisant au bonheur et à une morale ?
De tous temps, la morale et le bien-être de l’homme ont été confrontés à ses désirs. Certains les ont jugés bons, d’autres mauvais. Nous nous demanderons nous aussi si la satisfaction de tous les désirs peut conduire l’homme à mener une vie empreinte de bonheur et de vertu soit s’il y a une possibilité pour cette volonté d’accomplissement d’être une bonne règle de vie. Mais il nous faut pour cela déterminer clairement ce que signifie une bonne règle de vie.
Une règle de vie est un principe ou précepte qui applique certains critères avec mesure, raison et rigueur. Fondée sur une norme, elle conseille et prescrit la façon que l‘on doit avoir de vivre. Ici l’adjectif « bonne » donne plusieurs dimensions à la règle de vie. Il laisse transparaître une idée de bonheur, de bien-être mais aussi de vertu, de morale. Ainsi une bonne règle de vie correspond à la mise en place pour l’homme d’un ordre en vue du bien-être et de la morale. Il s’agit de déterminer dans quelles conditions la vie peut s’avérer satisfaisante en tenant compte des deux dimensions définies. Cette règle est souvent établie par le sujet qui en fait l’objet, il en a donc entièrement conscience.
Or, comment établir en règle ce que l’on ne peut contrôler,mesurer? Car le désir n’est-il pas l’oxymore de cette chose dictée par la raison, la mesure et la rigueur qu’est une règle? On voit ici qu’il y a une forte contradiction entre les termes désir et règle. Le caractère irrationnel du désir rend difficile l’association de celui-ci avec une règle tout à fait rationnelle.
De plus, comme montré précédemment la règle est portée à la conscience de l’individu mais ses désirs n’étant pas toujours révélés consciemment à ce même individu, il est donc fortement compromis de vouloir ériger une règle de vie visant à les accomplir sans exception.
Enfin, une règle est établie par rapport à une norme tandis que le désir est multiple, il est extrêmement diversifié. Il existe de nombreux désirs chez l’homme, tous différents les uns des autres. Cette diversité et multiplicité forment un ensemble très hétérogène de désirs, comme un chaos, qu’il est donc impossible de normaliser et qui ne peut correspondre à une règle.
A cela vient s’ajouter le fait que l’accomplissement du désir est un acte très personnel, qui n’a pour seul but que de soulager l’individu. Il s’agit là d’un plaisir individuel, où les actes commis dans le dessein de satisfaire ses désirs sont effectués dans le seul but de procurer une jouissance égoïste. Une règle, à l’inverse doit pouvoir s’appliquer à l’ensemble d’une population sans que l’un des individus en tire plus de profit qu’un autre. Ceci ne peut s’appliquer dans la mesure où les désirs de chaque individu sont toujours différents.
N’oublions pas la dimension morale que contient l’idée d’une bonne règle de vie, comment est-il possible que chacun de nos désirs soient accomplis sans que cela n’ait de mauvaises répercutions sur l’ensemble de la population? Sans même parler de la nature du désir, il suffit de regarder les moyens mis en œuvre pour l’accomplir. Par exemple lorsque l’on désire un objet que possède notre voisin, la nature du désir (l’objet) est souvent anodine et non immorale, mais si pour satisfaire ce désir nous devions voler cet objet le moyen utilisé déroge à une bonne règle de vie.
Enfin, la nature du désir est aussi problématique. Car il existe chez tous des désirs immoraux voire dangereux dont nous n’avons bien souvent pas conscience mais qui restent présents malgré tout. L’accomplissement de tous les désirs sans exception serait donc une entrave à une vie heureuse mais surtout morale tant pour soi que pour les autres. Il n’est pas possible d’imaginer un monde où chacun réaliserait tous ses désirs, cela empièterait forcément sur la vie d’autrui de manière néfaste et menacerait l‘harmonie fragile de la société. L’accomplissement de tous les désirs deviendrait une forte source de conflit dans la société (bien qu’elle soit déjà présente mais à plus faible échelle).
Ainsi, on a vu que pour répondre aux exigences d’une bonne règle de vie l’accomplissement de tous les désirs doit obéir à des critères moraux et de bien-être vis-à-vis de l’homme et de la société. Or l’énoncé même de la satisfaction de tous ses désirs comme étant une règle de vie soulève une indéniable contradiction. Le désir est fondamentalement opposé à la rigueur, le sens de la mesure et de la raison d’une règle, de par son irrationalité et son caractère incontrôlable. De plus l’accomplissement de tous ses désirs ne peut avoir lieu sans de nombreuses conséquences au caractère peu moral et sans répercutions sur le bonheur de soi et d‘autrui.
Nous allons voir que le désir, par définition, ne peut être assouvi dans son exhaustivité mais ne peut non plus être ignoré totalement, nous envisagerons donc une alternative.
Synthèse: la mesure, l’alternative
Les désirs, nous l’avons vu sont multiples et très différents. On peut avoir pleinement conscience de nos désirs ou non, mais peut-on tous les réaliser? En effet comment est il possible de satisfaire un désir dont on a pas conscience? Mais surtout ce qui me fait dire qu’on ne peut réaliser tous ses désirs, c’est sa définition même. Étant l’essence de l’homme et le mobile de nombreux de ses mouvements, le désir ne s ‘arrête jamais. On croit s’en débarrasser lorsque l’on lui donne satisfaction mais sitôt la sensation de soulagement et de plaisir éprouvé, un nouveau désir vient nous accaparer l ‘esprit. Ainsi Platon le souligne-t-il lorsqu’il compare le désir au tonneau percé des danaïdes. Le désir serait tel un tonneau percé qui jamais ne pourrait se remplir, qui donc ne pourrait jamais être satisfait. On peut alors établir qu’une des principales caractéristiques du désir est sa capacité de renouvellement à l‘infini. Les désirs de l’homme sont incessants et ce pour son plus grand malheur puisqu’il croit au contraire trouver satisfaction en accomplissant ses désirs alors qu’il ne fait ainsi qu’en créer de nouveaux.
Certains philosophes notamment dans l’antiquité on déduit que l’unique moyen d’arrêter cette spirale du désir et de la frustration est de renoncer à tous ses désirs et ne plus chercher à en accomplir aucun. De même, Schopenhauer prescrit une morale de renoncement, censée donner à l’homme une vie plus sereine, il considère le désir comme étant une force obscure de vouloir vivre dont l‘homme serait l‘esclave. Cependant, sans le désir l’homme ne devient qu’un pâle objet, dépourvu de ce qui fait sa spécifié et le renoncement de tout désir ne fonde en rien une bonne règle de vie ou même une règle de vie morale. Il semble donc que la solution de renoncement de Schopenhauer soit bien trop radicale et cause tout autant de mal que le problème en question. On sait donc que l’on ne peut satisfaire tous ses désirs mais qu’il n’est pas non plus possible de les abandonner totalement. Mais si l’on ne peut accomplir la totalité de ses désirs, c’est bien parce que bons nombres d’eux dérogent à le morale et à la raison. Il conviendrait donc de faire le « tri » entre les différents désirs qui nous habitent afin de voir lesquels sont réalisables et lesquels ne le sont pas.
Ainsi, deux grandes écoles de la sagesse antique ont établi des classements ou catégories afin de mieux comprendre et maîtriser le désir. Pour l’Épicurisme, il existe différents types de désirs. On établit ainsi deux catégories majeures, celle des désirs naturels (qui se rapprochent le plus des besoins) et celle des désirs vains. Selon cette philosophie, il faut donc prendre pleinement conscience de la nature du désir afin de juger s’il est bon de l’accomplir ou non. L’épicurisme vise à rapprocher le désir de la nature, du besoin et à condamner ce qui s’en éloigne. D’une toute autre manière,pour le Stoïcisme, il s’agit de confronter ses désirs à la raison en accordant pouvoir et vouloir. La satisfaction du désir doit être dans ce cas dirigée par la volonté et non accomplie de manière irréfléchie et irraisonnable. Cependant en cherchant d’une part à rapprocher le désir du strict besoin et d’autre part de la raison, les deux philosophies en oublient que le désir n’est rien de raisonnable et d’indispensable (à l’inverse du besoin).
On voit donc que malgré les efforts de nombreux philosophes, le désir reste difficile à comprendre et à maîtriser. Plusieurs solutions ont été élaborées mais elles sont souvent trop extrémistes. Il convient donc de trouver une juste alternative, entre stoïcisme et épicurisme, entre la volonté d’accomplir tous ses désirs et de n’en accomplir aucun. Je pense que chacun de nous est capable de vivre en harmonie avec désir, du moment qu’il les satisfait avec mesure. La satisfaction des désirs est certes, source de plaisir du moment qu’on ne cherche pas à tous les satisfaire. De la même manière, il est parfois nécessaire de renoncer à ses désirs mais cela n’implique en aucun cas le renoncement de tous les désirs. Il semble donc sain de se dire que certains désirs sont proches de la réalité et peuvent facilement être satisfaits mais que certains désirs peuvent aussi être très irrationnels, démesurés et doivent être mis de côté. En ne cherchant à accomplir que les premiers, l’individu connaîtra le plaisir de la satisfaction du désir et moins la frustration de l’échec de cette satisfaction.
Conclusion
Après s’être interrogé sur la nécessité de l’accomplissement des désirs, on comprend que le désir est le propre de l’homme et ne peut à ce titre être dissocié de l’homme. Il lui est essentiel et occupe une place primordiale dans sa vie. Cependant, l’accomplissement de tous les désirs est en pratique impossible car le désir ne cesse jamais d’exister. Ainsi se donner pour règle de satisfaire tous ses désirs, c’est se condamner à une vie de souffrances. De plus, ce serait agir égoïstement et sans considération envers autrui. Une telle conduite de la part de chacun ne saurait que causer la discorde et le malheur dans la société. On ne peut donc pas établir une bonne règle de vie qui, par définition, n’est pas cohérente avec la notion de désir. On peut cependant simplement envisager une philosophie, un art de vivre qui dans la juste mesure des choses reviendrait à accomplir certains de nos désirs, source de bonheur, et ce sans tomber dans l’excès.