La loi ne nous fait pas une obligation de faire le bonheur des autres. Par contre, d'un point de vue morale, il est nécessaire d'envisager ce que nous devons au sens strict aux autres. Mais faire du bonheur le contenu d'un devoir moral présente un aspect paradoxal. On voit mal, en effet, comment cela pourrait être un devoir moral,car, si tel était le cas la question ne se poserait pas. Se demande-t-on s'il faut respecter autrui? Nous avons en général connaissance de nos devoirs même si nous ne les respectons pas toujours. Or, comme nous pouvons le constater l'idée d'une exigence morale consistant en faire le bonheur d'autrui ne nous apparaît pas comme évidente. Nous touchons en fait ici à une limite de notre pouvoir. Si l'on comprend le bonheur comme état de contentement subjectif lié à des facteurs circonstanciels (l'étymologie nous disant que le bonheur c'est la bonne chance), comment pourrait-il être de notre devoir de réaliser quelque chose qui ne dépend pas de nous ?
Il y a bien comme une contradiction entre le concept de devoir qui est une obligation universelle et le bonheur qui est un état particulier et tout à fait subjectif de l'individu. Que devons-nous au juste aux autres et réciproquement? Pourquoi le bonheur des autres aurait-il à nous intéresser si nous n'y pouvons rien, n'y sommes pour rien? Y sommes-nous d'ailleurs totalement indifférents?
Nous verrons donc dans un premier temps que le bonheur comme idéal de l'imagination semble a priori opposé à la possibilité d'en faire le contenu d'une morale. Puis, nous montrerons que le bonheur des autres suppose des conditions objectives dont certaines dépendent de nous. Enfin, nous verrons que s'il ne nous appartient pas de faire le bonheur des autres, il nous appartient cependant moralement d'y contribuer.
I. Le bonheur semble opposé à la possibilité d'en faire le contenu d'une morale
Si l'on comprend comme bonheur un état de contentement durable plutôt que ponctuel, on peut se demander si de fait cet état dans sa durabilité n'est pas un idéal de l'imagination. C'est la supposition que fera Kant dans La critique de la raison pratique. Ceci signifie au moins deux choses. La première pour Kant est que c'est un idéal tout à fait indéterminé. Chaque individu en fonction de sa position sociale, historique et personnelle nourrira un idéal différent de celui d'un autre. La seconde est que comme idéal, il ne peut définir le contenu d'une morale objective. On ne peut vouloir réaliser les rêves des autres, car à l'impossible nul n'est tenu.
Dans cette optique, le devoir ne peut porter que sur ce que chacun est en pouvoir de faire. Ainsi, la morale me ferait l'obligation d'une certaine bienveillance à l'égard des autres. Dans la mesure où chacun recherche son propre bonheur, sa propre fin, je n'ai pas à y faire obstacle et réciproquement. Par ailleurs, l'idéal du bonheur porte sur un contentement lié à la possession de certains biens, la santé, la richesse, la renommée... Or, ces biens étant extérieurs à l'individu ne sont pas en son pouvoir. Cet idéal est en faite précaire et dépend bien de la chance ou d'une part de contingence. C'est ainsi ce que cherche à établir Descartes dans Le discours de la méthode lorsqu'il énonce son troisième principe morale "changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde". Ce que nous pouvons au mieux c'est souhaiter le bonheur des autres, nourrir un espoir mais rien de plus.
II. Le bonheur des autres supposent des conditions objectives dont certaines dépendent de nous
Mais, il est pourtant vrai qu'il nous est fait un devoir de ne pas faire souffrir les autres, tant physiquement que moralement. C'est même l'un des premiers préceptes de la morale. Le fondement du devoir étant fondé ici sur la reconnaissance de l'humanité de l'autre et donc sur l'expérience d'une sympathie à l'égard d'autrui. Nous partageons le même destin de chair, de sang et d'âme, et sa joie et sa souffrance, je peux la comprendre parce qu'elles ressemblent quelque part aux miennes. À noter que cette sympathie s'étend jusqu'aux animaux, dont la morale réprouve les souffrances infligées inutilement. De ce point de vue, on pourrait alors fournir une définition du bonheur qui ne repose pas sur un idéal mais qui soit juste une définition par la négative et qui soit d'une portée universelle. Le bonheur c'est l'absence de souffrance. On ne cherche plus alors à fournir une définition qui prendrait en compte les particularités subjectives de chacun, mais une définition qui réduit le bonheur çà sa condition fondamentale. On voit mal en effet comment un homme comblé dans ses vœux pourrait connaître le bonheur s'il souffre.
Il est donc évident que notre devoir à l'égard des autres n'a pas un contenu positif. Il ne s'agit pas pour nous de faire pour eux ce qu’eux seuls justement sont à même de faire. Notre devoir dans son caractère universel est plutôt d'"Agir toujours de telle sorte que nous traitions l'humanité en notre personne comme en celle d'autrui toujours comme une fin et pas seulement comme un moyen", ainsi que nous le dit Kant. A l'inverse nous devons leur laisse la possibilité d'exercer leur liberté pour qu'ils atteignent leurs fins, tout comme ils nous doivent la même chose.
III. S'il ne nous appartient pas de faire le bonheur des autres, il nous appartient cependant moralement d'y contribuer
Le fondement du devoir c'est donc la liberté. L'obéissance au devoir fait de la liberté çà la fois l'instrument et la finalité du devoir. Elle en est l'instrument parce que c'est bien ma liberté qui se plie au devoir. Mais dans le même temps, elle n'obéit au devoir que pour pouvoir s'exercer pleinement par la suite. C'est seulement lorsque les hommes font leur devoir qu'ils se libèrent les uns les autres. L'exigence morale du devoir est inter subjective, elle ne vaut que dans la réciprocité. L'accomplissement du devoir restitue à chacun son autonomie, c'est-à-dire de la possibilité de choisir sa conduite de vie dans la recherche du bonheur.
Certes, il va de soi que l'exercice de l'autonomie ne va pas sans difficulté. Ce n'est pas parce que je suis dans des conditions objectives me permettant d'être heureux que je le suis. La liberté ne constitue pas en soi le bonheur; c'est plutôt dans l'exercice de notre liberté que se trouve quelque part le bonheur. Son chemin n'a rien de facile, car ma liberté peut errer, elle peut se tromper sur les objets me permettant d'accéder au bonheur (passion,illusion). C'est elle aussi qui engendre les vices et occasionne des souffrances dont nous sommes les seuls responsables. Enfin, rien ne peut nous prémunir contre les coups du sort, contre la part de hasard irréductible qu'il y a dans la possibilité du bonheur.
Conclusion
On ne peut donc pas considérer le bonheur comme faisant l'objet d'un devoir moral. Seule sa condition de possibilité, la liberté, fait l'objet du devoir. Mais c'est alors la réflexion politique qui vient relayer la question morale. Si la condition du bonheur c'est la liberté ne revient-il pas alors à la meilleure des organisations politiques de permettre le bonheur du plus grand nombre ? Pour ce qui concerne la morale individuelle, on peut s'en tenir à ce principe général que nul ne puisse être heureux s'il souffre. Notre devoir premier et immédiat est donc de ne pas occasionner de souffrance volontairement aux autres.