La religion peut être définie de plusieurs façons : elle peut tout d’abord être perçue comme un sentiment intérieur du sacré, impliquant donc croyance et foi, ou bien comme un ensemble de pratiques et de rites relatifs à une réalité sacrée. La notion de sacré est prééminente dans ces deux définitions, ce qui s’explique par le fait que, par exemple pour les sociologues Durkheim ou Eliade, ce qui caractérise le fait religieux est un sentiment spécifique, celui du sacré, c’est-à-dire le sentiment qu’il existe une réalité séparée du profane, de la vie de tous les jours, une réalité immatérielle et transcendante. Le sujet concerne ici la place, le statut que possède la religion au sein de l’humanité, de la communauté humaine. La religion peut-elle ne concerner que l’individu qui a foi en elle et la pratique, relevant donc du domaine privé, ou au contraire a-t-elle une vocation plus large, s’inscrivant donc dans le domaine public ?
I) La religion est une affaire personnelle, privée, puisqu’il appartient à chacun d’en décider
La religion peut être définie comme un sentiment intérieur du sacré. Cette définition se positionne très clairement par rapport à notre problématique du fait même de ses termes puisqu’elle emploie l’expression « sentiment intérieur » c’est-à-dire un état affectif qui relève de la conscience de chacun, et qui est donc propre à chaque individu. Cette première définition nous dit donc clairement que ce « sentiment intérieur du sacré » dépend des croyances et envies de tout un chacun, et ne résulte donc strictement que du domaine privé. Le philosophe du XVIIeme siècle Pierre Bayle nous dit d’ailleurs que « la religion est une affaire entre chaque homme et la divinité », ce qui pourrait se ramener à un sentiment intérieur du sacré, du fait de cette sorte de connexion interne et propre à l’homme avec la divinité, ou avec sa divinité : avec son sacré. Cela peut aussi définir la notion de foi, en tant que persuasion personnelle, qui permet d’accorder du crédit au sacré auquel on croit. En reprenant le fait que le religion est caractérisée par la différenciation entre le sacré et le profane, cette liaison entre l’homme et son sacré revient à lier l’homme et sa religion, qui lui est donc propre puisque sienne.
Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, affirme qu’il n’est rien « de plus contraire à l’esprit social » que la religion. En effet la foi, qui relève d’une persuasion intime du cœur c’est-à-dire du sentiment qui unit personnellement l’homme à dieu, lui fait reconnaître sa présence et lui accorder sa confiance, est alors une conviction qui engage tout l’individu. Le croyant vivant pleinement sa religion et arraché aux préoccupation du profane tendrait donc à se détacher des autres hommes et du terrestre dans sa recherche de la réalité transcendante, privilégiant ainsi le lien divin au lien social, s’excluant ainsi nettement du domaine public.
Enfin, un autre fait qui place la religion dans le domaine privé est que dans la plupart des états, la liberté de croyance est assurée, rendant chaque individu libre et responsable de ses croyances, de sa foi, de sa religion. Pareillement, même les Etats dans lesquels cette liberté n’est pas garantie, personne ne peut savoir ce que pense réellement quelqu’un et donc l’empêcher de penser cela du moment que celui-ci le garde pour lui, faisant ainsi passer le choix de la religion et donc la religion dans la sphère privée, quel que soit l’approche considérée.
Un tel abord s’oppose aux discours qui tendent à faire de la religion une affaire publique, une affaire d’Etat, dans le sens ou le public renvoie à un monde qui peut être saisi, compris et vécu par tous. Compréhension due au fait que tout homme peut raisonner et ainsi comprendre ce qui est commun à tous, ne pouvant cependant pas prétendre saisir ce qui est propre à chacun. En ce sens, les croyances qui ne relèvent pas de la raison mais du sentiment (sentiment qui définit ici la religion) ne concerne que l’individu, et donc ne dépendent que de la sphère personnelle, privée.
De cette définition personnelle du sentiment sacré qu’est la religion, on peut dire que la foi privée est la base de toute religion. Cependant définir la religion uniquement par cet aspect sentimental qui lie l’individu au sacré ne serait-il pas quelque peu réducteur ? La deuxième définition de la religion ne donne-t-elle pas lieu à une interprétation de la place de la religion totalement antagoniste ?
II) La religion relève du domaine public
La religion peut aussi être un ensemble de pratiques et de rites relatifs à une réalité sacré. C’est-à-dire des « croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent », comme le dit Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse. Il n’y a pas là de référence à une divinité, puisque ici, la religion émane de la société des croyants, intégrée dans la société globale, ce qui fait que la religion émane de la société elle-même. Durkheim dira également que « la société est à ses membres ce que Dieu est à ses fidèles », ce qui va dans le sens d’une sacralisation de la société puisque il y a une analogie effectuée entre la société et Dieu, par extension le sacré. La religion serait donc une représentation du sacré incarné dans la réalité sociale, et donc dans une réalité bien collective.
Marx aussi abonde dans ce sens du fait que pour lui, « l’esprit religieux est lui-même un produit social ». La religion serait donc un produit social. Comment alors expliquer la religion en tant que produit social, ou plutôt comme produit de la société ? On peut supposer que c’est la forme absolue que prend la société dans son évolution vers une finalité voulue utopique qui pousse ses membres vers un recueillement religieux plus marqué. En effet on retrouve dans le monde actuel une forte religiosité qui se perpétue depuis déjà longtemps. La religion serait donc bien un produit de la société humaine, et réciproquement.
En effet, si la religion est un produit de la société, il est fort probable que la société soit en quelque sorte un produit de la religion, ou du moins que celle-ci soit nécessaire à l’édification, comme le dit Bergson quand il nous dit que l’ « on trouve dans le passé, on trouverait même aujourd’hui des sociétés qui n’ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n’y a jamais eu de société sans religion. » Pour lui la religion est donc un fait social, ou du moins l’est une certaine forme de religion, celle qu’il appelle « religion statique » et qui désigne l’institution religieuse fermée et close, dont la fonction est effectivement essentiellement sociale puisqu’elle « attache l’homme à la vie, et par conséquent l’individu à la société » dit-il in Les Deux Sources de la morale et de la religion. Celle-ci s’oppose à la religion dynamique qui dépasse infiniment la religion statique du fait qu’elle porte l’humanité au-delà d’elle-même et transporte l’âme sur le plan de l’amour et qui donc s’assimile à la persuasion intime du cœur évoquée dans la première partie.
Ces deux sortes de sortes de religions dissociées mais pourtant supplétives du fait de la complémentarité de leur statut, l’une purement collective et l’autre privée, pousse à se demander si l’essentiel de la réponse au sujet posé ne résiderait pas dans l’association de ces deux sphères, et dans la nécessité de trouver une juste mesure entre les deux. Le fait religieux serait-il alors à la fois un fait privé et collectif ? La religion serait-elle donc omniprésente dans le domaine public ?
III) La religion serait donc omniprésente dans le public et se basant sur une réalité personnelle
C’est en s’appuyant sur une croyance collective que la religion permet d’élever la foi de chacun parce que l’engouement collectif a des répercussions sur chacun faisant ainsi grandir la confiance de chaque individu en ce qu’il croit. Et ce réciproquement : l’exaltation personnelle et individuelle peut avoir des effets bénéfiques sur l’ensemble de la communauté des croyants du fait de l’entrain communiqué par la ferveur de certains, car il parait évident que le mieux placé pour promouvoir ce à quoi il croit est celui qui est passionné par cela, qui est capable de communiquer sa foi et sa confiance en son sacré. La religion ne peut donc partir que d’une croyance privée, mais si celle-ci n’est pas partagée, ni soutenue par une pratique communautaire, il ne s’agira dès lors plus d’une religion mais d’une croyance individuelle et isolée, ce qui montre bien la nécessité pour la religion de se baser à la fois sur une réalité individuelle mais aussi collective.
Si la nature individuelle de la foi à la base de la religion ainsi que la nécessité d’un collectivité pour que celle-ci persiste est établie, il n’en reste pas moins à déterminer si la religion doit se contenter de rester dans la sphère religieuse, ou si elle a bel et bien sa place dans la vie publique à proprement parler, dans la vie de l’Etat. D’après Mircea Eliade, dans Le Sacré et le profane, s’extraire complètement de toute religion s’avère plus difficile que ce qu’il apparaît, faisant ainsi de l’homme réellement areligieux un spécimen plutôt rare. En effet, il est flagrant que des traditions religieuses se perpétuent encore et toujours, bien que quelque peu sécularisées. On pense ici à des célébrations comme Noël, le nouvel an, Pâques, ou bien encore la mort ou la naissance d’individus qui recèlent encore des connotations plus ou moins religieuses selon la façon qu’à chacun de les aborder. En outre, même les Etats ou les hommes dits laïcs ne sont pas tant éloignés de la religiosité qu’il le croient. En effet, la laïcité peut être considérée comme une religion au sens de Durkheim, puisque dans une société séculière, on déclare son allégeance à un ensemble de valeurs tenues pour sacrées. C’est ce que Rousseau nomme, dans le Contrat social, "la religion civile". Cette dernière est une religion instituée par le souverain dans le cadre de l’Etat républicain. Son objectif est de conférer un caractère sacré à des institutions qui procèdent d’une convention. La religion est alors là encore ce qui unit, relie des individus autour de valeurs communes telles que la liberté, l’égalité…considérées comme sacrées.
Cela ajouté au fait que le fait religieux soit impliqué encore de nos jours dans ce que l’on peut qualifier d’évènements graves tels que des attaques terroristes (les attentats du World Trade Center en resteront l’exemple frappant) fait que la religion ne peut pas rester dans le domaine privé, du moins du point de vue du contrôle de ses dérives, alors qu’elle pourrait l’être si l’on ne s’intéressait qu’à la spiritualité de la question.
Ainsi, la religion semble n’être à la base qu’une croyance privée, naissant d’un sentiment intérieur du sacré, mais il apparaît qu’il ne faut pas négliger le besoin des hommes de pratiquer leur foi ensemble et pour cela de se regrouper autour d’une religion institutionnalisée, faisant ainsi de la religion un symbole de cohésion sociale. C’est la combinaison de ces aspects subjectif et social de la religion qui permet d’établir la religion et de la perpétuer. On peut donc dire que malgré le fait que l’aspect privé soit un aspect non négligeable du fait religieux la religion ne peut pas être qu’une affaire privée. Ceci tend à se confirmer par le fait que le caractère religieux se retrouve hors du cadre de la religion, par la référence au sacré, notamment et paradoxalement dans la laïcité.