En guise d’accroche, il était possible de souligner que l’histoire fournit bien des exemples de dangerosité des vérités scientifiques : Copernic est condamné au bucher pour avoir défendu l’héliocentrisme et ainsi rompu avec la vision astronomique de l’Antiquité en 1600. Intuitivement, il était possible déjà de dégager une certaine dangerosité d’une vérité scientifique, mais l’on pouvait aussi mettre en exergue de manière parallèle des théories qui elles furent dangereuses par l’influence qu’elles eurent sur certains : un bref rappel sur les théories raciales du IIIème Reich était possible. De la sorte se dégageait une première tension : parle-t-on dans les deux cas de vérité scientifique ? S’agit-il stricto sensu de la même dangerosité ?
Il convenait ici d’être très attentif aux termes du sujet, afin notamment d’écarter un amalgame avec une théorie scientifique à laquelle n’aurait pas été reconnu la véracité. Il s’agissait d’une vérité scientifique et non de la vérité scientifique d’une part ; d’autre part sa dangerosité appelait à s’interroger non seulement sur ses modalités d’être (en elle-même ? par son utilisation ?) mais également sur son référent (envers qui ? en vertu de quoi ?) puisqu’étymologiquement le danger se réfère à la main mise sur un sujet ou un objet.
Il s’agissait donc, dans l’introduction, de bien souligner ce présupposé contenu dans le sujet : s’il y a « une » vérité scientifique c’est qu’elle coexiste avec d’autres. Or, ce présupposé n’allait pas de soi. A définir provisoirement la vérité scientifique comme adéquation entre la réalité expérimentale et le discours construit sur celle-ci, en rappelant l’ambition objectiviste des sciences dites dures, se posait une première tension quant à cette coexistence de divers discours. Il aurait été également constructif de mettre en exergue la particularité de la vérité scientifique dans les sciences dures, en mentionnant par exemple l’existence du principe du tiers exclu, et déjà de nuancer en soulignant que ce critère n’est pas pertinent en matière de sciences dites molles . Outre la distinction déjà soulignée, il était opportun de montrer en quoi une vérité scientifique – science dure ou molle – se distinguait d’une vérité par exemple philosophique et de bien insister sur la prétention objectiviste de la première.
Quant à la dangerosité, il a été souligné plus haut qu’il s’agit étymologiquement d’une main mise sur un sujet ou un objet, mais il était possible sans connaître l’origine latine du terme d’en dresser une définition première : est dangereux pour un objet ce qui met en péril son existence présente, et ce à diverses échelles. De la sape des présupposés au doute concernant une modalité d’existence, le danger devait être considéré non seulement dans son acception destructrice, mais aussi constructive.
Enfin, dangereux, mais pour qui, pour quoi ? Puisqu’il s’agit d’une vérité scientifique, et qu’il a été souligné que cela suppose une multiplicité de vérités scientifiques qui coexistent, il était possible d’abord d’envisager sa dangerosité vis-à-vis d’une autre : l’exemple copernicien permettait de mettre en lumière qu’accepter l’héliocentrisme signifiait mettre à mort la vérité jusqu’ici admise selon laquelle la Terre était le centre du monde.
Il y avait donc dans cette question un premier enjeu proprement épistémologique : si une vérité scientifique est dangereuse, c’est que son existence menace les autres tentatives d’explication du réel, qu’elle les élimine purement et simplement ou qu’elle les modifie.
Mais il convenait également d’élargir cette considération : la vérité scientifique n’influe pas uniquement sur la construction d’un système qui se voudrait objectif, et la science n’est pas un vase-clos qui surplomberait le monde. A filer l’illustration copernicienne : si l’homme n’est plus au centre de l’univers, ce déplacement n’est pas sans conséquence dans d’autres domaines de réflexion et d’appropriation du savoir : l’angoisse des espaces infinis point, et il n’est pas question seulement ici de réflexions métaphysiques. Ainsi l’enjeu d’une telle interrogation n’était pas seulement épistémologique, et il était possible de mettre en exergue qu’une vérité scientifique pouvait mettre en mouvement la perception de d’autres domaines de connaissance.
Enfin, il convenait d’appréhender la polysémie de cette dangerosité déjà soulignée, et de la mettre en relation avec la polysémie caractéristique de ce pouvoir : pouvoir c’est avoir la capacité de faire quelque chose, mais aussi la légitimité à le faire.
Ainsi, il semblait pertinent d’élaborer une problématique axée sur ces divers points de tension : une vérité scientifique parmi d’autres est-elle capable d’ébranler non seulement l’ensemble de l’édifice scientifique jusqu’ici construit, mais est-elle également légitime à influer d’autres domaines du savoir ?
Le plan proposé ci-dessous constitue donc seulement une possibilité de mise en interrogation de ces divers éléments :
* Le I se veut une mise en perspective de l’établissement d’une vérité scientifique : le danger, pensé en terme de péril, peut être écarté dès lors que l’on se concentre sur la visée.
* Le II se concentre sur la construction d’une vérité scientifique, dangereuse puisqu’entrant en collision avec d’autres, mettant ainsi en mouvement l’ensemble du champs du savoir.
* Le III intègre les enjeux éthiques et politiques, en montrant à quelles conditions une vérité scientifique est nécessairement dangereuse : quand elle s’affirme la vérité, sans commencer par se penser elle-même, ou par établir une conscience de son déploiement.
I. Une vérité scientifique ne met pas en péril : elle a vocation à construire un savoir…
- La vocation de la vérité scientifique est de bâtir une explication du réel cohérente, il s’agit, comme l’a recherché Descartes (Discours de la Méthode) d’établir un fondement certain sur lequel l’ensemble des connaissances pourront trouver un appui stable. S’il y a dangerosité, c’est par la mise en péril des préjugés venus de l’enfance ou de l’expérience, qu’il convient de déraciner, puisqu’ils ne peuvent que nous tromper.
- Dans la Formation de l’esprit scientifique, Bachelard souligne ainsi la différence fondamentale entre science et opinion : la dernière ne pense pas, ou pense mal, s’en tenant toujours à la subjectivité, alors que la première par sa vocation à l’objectivité, tend à supprimer les naïves observations premières pour les construire de manière volontaire : la mathématique et la logique, ainsi, construisent par démonstration ; l’expérimentation permet de corriger un prétendu savoir antérieur. Une vérité scientifique a pour vocation, par l’élaboration d’un protocole précis, d’accorder les volontés dénuées de leurs subjectivisme sur l’appréhension du réel.
II. … mais par l’établissement d’une vérité qui peut en détruire une autre.
* A considérer le discours scientifique non comme un système fermé et immobile, mais qui connaît une vie propre, notamment par la coexistence de divers discours, il était intéressant de mettre en exergue le critère de réfutabilité utilisé par Popper : une vérité peut être appelée telle jusqu’à ce qu’une autre ne vienne la supplanter, ce qui ne signifie pas que la vérité précédente est niée par l’apparition de la nouvelle vérité adoptée, mais que le mouvement peut être comparable à la pousse d’une feuille sur un arbre : de la branche nue en passant par le bourgeon jusqu’à l’apparition de la feuille, les trois étapes ont été nécessaires à l’émergence de la vérité finalement considérée. Ainsi, une vérité scientifique constitue au sens plein un danger pour une autre, puisque non seulement un phénomène d’actualisation est en jeu, mais également un phénomène de dépassement dans l’emploi desdites vérités. Il était possible de filer l’exemple donné en introduction en rappelant que l’héliocentrisme a purement et simplement anéanti la conception de l’homme au centre de l’univers.
* Ainsi, le glissement a été effectué dans cette seconde partie : d’une vérité qui se voudrait objective, nous passons à un discours prétendu vrai. Les candidats les plus hardis auraient pu rejoindre Wittgenstein en ne voyant dans le discours même scientifique qu’un fait de langage, qui en tant que tel n’a rien de dangereux, mais ce type de réflexion ne permettait pas de montrer en quoi une vérité scientifique pouvait avoir une valeur. Car poser la question de la dangerosité, c’est présupposer une influence réelle de ladite vérité.
III. Nécessaire dangerosité de la vérité scientifique
* Dans ce troisième temps de la réflexion, il était possible de penser ce passage de une vérité scientifique à la vérité scientifique et de se demander si ce n’est pas précisément lui qui mettait en lumière la dangerosité de ladite vérité. Car par la construction d’un système qui se veut objectif, le scientifique peut se dire vouloir devenir « comme maître et possesseur de la Nature » (Descartes) mais aussi de l’ensemble des sphères de connaissance.
* Si la science – comme il a été souligné plus tôt – constitue une forme spécifique de discours sur le réel, au sein de laquelle évoluent des affirmations contradictoires, cette sphère n’est pas isolée des autres, de sorte qu’il y a dangerosité dès lors que le discours scientifique qui se veut porteur de la vérité oublie, selon le mot de Rabelais, que science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Ici les exemples ne manquaient pas : des théories pseudo-scientifiques du IIIème Reich à l’affrontement entre créationnisme et évolutionnisme aux Etats-Unis, il était possible de démontrer simplement que l’activité scientifique, dès lors qu’elle n’intègre pas une éthique, devient dangereuse et peut même servir de vecteur au développement de l’opinion. Une vérité scientifique est donc nécessairement dangereuse dès lors qu’elle se passe d’une méta-réflexion, notamment sur l’éthique qui doit la guider.
* Il était possible d’élargir cette réflexion en montrant que la philosophie des sciences et l’épistémologie ont justement pour tâche de mettre à jour et de penser non seulement la construction de la vérité scientifique, mais aussi de comprendre les influences qui ont permis l’émergence de cette vérité : une vérité scientifique est nécessairement dangereuse dès lors qu’elle néglige son inscription dans l’ensemble du réel. Il parait ainsi difficile d’isoler sans conséquence l’édifice scientifique des autres domaines de connaissance, ce qui pouvait mener à conclure sur les liens existant entre vérité scientifique et la figure de la vérité en évoquant la figure de l’honnête homme, qui tâche non seulement de développer son savoir, mais aussi de se développer à travers celui-ci : la dangerosité d’une vérité scientifique est alors étroitement liée à celui qui la manie, ce qui ne doit pas mener à conclure à un subjectivisme indépassable, mais à la nécessaire construction d’une grille visant à guider la recherche scientifique. Ici les candidats pouvaient, en s’inspirant de Heidegger sur la technique, rappeler qu’il s’agit pour l’homme de ne pas s’oublier dans l’établissement d’un savoir impersonnel et destructeur, qui ne dévoile rien de plus que présomption humaine et qui ne débouche que sur l’oubli de l’Etre.