Le travail peut se définir comme une activité réservée aux hommes, une dépense productive de forces pour obtenir un fruit. Malgré les nombreuses évolutions que le travail a pu connaître depuis ses débuts, l’homme travaille toujours. Dans ces conditions, il convient de s’interroger sur ce qui pousse l’homme à travailler. Travaillons-nous uniquement parce que nous ne pouvons pas faire autrement, c'est-à-dire pour acquérir les moyens de subvenir à nos besoins incompressibles ? Ou n’existe-t-il pas aussi des finalités plus complexes, culturelles, politiques, qui pourraient dégager du travail une vision plus positive, moins liée à l’étymologie du mot, un instrument de torture ? Dans ce cas-là, n’est ce pas la volonté de modifier notre existence, caractérisant le côté historique du travail qui nous anime, avec les limites que cela peut comprendre ?
Tout d’abord, le travail peut-être perçu comme une nécessité naturelle, permettant d’assurer la satisfaction des besoins élémentaires : à la fois un moyen de survivre dans les sociétés les plus anciennes, et un moyen d’acquérir des revenus pour vivre par le biais du salaire, ce qui peut aller de pair avec l’élargissement de ce qui est considéré comme des besoins incompressibles.
Dans ce contexte, le travail semble pouvoir être comparé à l’activité animale : l’homme est contraint à travailler, au même titre que l’animal est obligé de chasser pour vivre. Alors, il peut être pensé comme nécessaire, mais sans intérêt, et surtout, sans valeur. C’est le cas dans la Grèce antique, où le travail ramené à la satisfaction des besoins, n’est que matérielle : en ce sens, il convient de rappeler la racine commune, en grec, des mots travail (douleuo) et esclave (doulos). Au contraire, les activités philosophiques sont valorisées car elles relèvent de la liberté, mais ne sont en rien considérées comme du travail. La situation reste à peu près la même chez les Romains, avec la distinction opérée entre otium et labor. Par là même, en menant une telle distinction, le travail est perçu comme une activité qui souligne notre condition d’être faible et mortel, en totale opposition avec la notion de divertissement qui sera développée plus tard par Pascal. Ainsi, au Moyen-âge, la même idée prévaut, en ce sens que nous devons accepter le travail, sous peine d’être de nouveau châtiés par le péché originel. Nous pouvons alors nous référer à la séparation effectuée dans la société à l’époque en trois ordre : ceux qui prient, ceux qui combattent, et ceux qui travaillent, les moins considérés. Là encore, seul le travail manuel est évoqué, et méprisé.
L’entrée dans la modernité avec la Révolution française et les Révolutions industrielles change en partie la place du travail. Il acquiert alors ses lettres de noblesse et devient une valeur à part entière. Mais il serait réducteur d’opposer les raisons qui amènent l’homme à travailler uniquement d’un point de vue chronologique. Aujourd’hui encore, le travail apparaît chargé d’une connotation négative : le temps qu’il impose empêche de se consacrer à des activités de loisirs et de temps libre On peut se demander alors si, dès qu’il le peut, l’homme ne cherche pas à s’en libérer, ou du moins, à le limiter, comme le montrent les réformes engagées en France en 1997 sur la réduction du temps de travail à 35 heures. Une fois de plus, les arguments prônés sont de permettre une augmentation du temps libre afin de s’adonner à la culture et aux loisirs.
Mais, comment expliquer, dans ce cas, que des gens qui ont travaillé toute leur vie aient du mal à arrêter, le jour de leur retraite ? N’y a-t-il pas dès lors des finalités plus complexes ? Travailler n’implique-t-il pas également d’appartenir à une société ?
Parmi ces objectifs, on peut mettre en valeur en premier lieu, la possibilité offerte à l’homme de progresser, d’améliorer ses capacités personnelles, possibilité d’autant plus grande qu’il lui demande des efforts : le travail est alors présenté comme une obligation. Ce but doit être relié à l’élargissement de la définition du terme travail, qui, dans les sociétés modernes, n’est plus seulement considéré comme une activité manuelle, mais aussi intellectuelle. Le travail devient alors ce par quoi les hommes se transforment eux-mêmes, en développant leur corps et leur intelligence.
Dans le même temps, l’homme est également homo faber, c'est-à-dire transformateur de la nature, mais aussi inventeur des instruments qui rendent possible cette transformation, ce qui semble nous écarter de la comparaison travail/activité animale. Cette idée n’est pas complètement absente dans l’Antiquité : ainsi, Aristote insiste sur le rôle essentiel de la main chez l’homme, mais avec le développement des techniques, elle connaît un essor tout à fait exceptionnel, permettant à l’homme de dépasser la nature qui lui est parfois défavorable. Dans ces conditions, nous pouvons travailler pour lutter contre un environnement qui nous est défavorable : ainsi, au Japon, pour résoudre des problèmes liés à l’insularité du territoire, ont été réalisés des ponts.
Surtout, le travail s’inscrit dans un cadre social et politique. Il ne sert alors pas seulement à produire et à s’enrichir mais aussi à gouverner les hommes. En ce sens, le travail rythme complètement notre vie, elle est bâtie autour du travail, notre temps est divisé en trois : travail, repos et loisir, les deux derniers étant conditionnés par l’existence du travail. Dès lors, le travail peut apparaître comme un tissu social qui est vital. Nous ne pouvons vivre sans lui, à la fois parce qu’il nous apporte de quoi survivre, mais aussi et surtout parce qu’il nous met en relation avec notre société. Cette nouvelle donne est apparue avec les théories de John Locke, pour qui le rapport de l’homme à la nature se définit désormais comme travail. Mais c’est essentiellement la Révolution Industrielle qui amène le travail à devenir le modèle de l’activité créatrice. Il faut libérer les travailleurs pour qu’ils retrouvent le travail comme essence de l’homme et non plus comme un passage obligé. Hegel met ainsi à jour le travail comme essence de l’humanité, à la fois activité créatrice et expression de soi. Ainsi, par le travail, l’homme devient plus humain, tend à se rapprocher des autres hommes. Les législateurs ne s’y trompent pas. Ainsi, la France de la IIème République inscrit généreusement dans ses objectifs la notion de droit du travail, qui doit être garanti par le gouvernement. Même si l’éphémère création des Ateliers Nationaux aboutit à un échec, c’est un premier élan. Surtout, aujourd’hui, les sociétés, par le biais des indemnités chômage, reconnaissent la nécessité du travail pour chacun, non pas seulement pour survivre, mais aussi pour éviter de tomber dans la marginalisation. Même dans le monde carcéral, la fonction de repère que le travail, avec ses horaires, ses rythmes, apporte au détenu, apparaît comme essentielle, comme le montre M. Foucault, dans son œuvre Surveiller et Punir.
Dans ces conditions, nous pouvons, en tant que société de travail, aspirer à modifier notre vie quotidienne, par le biais des avancées que nous pouvons réaliser. Le travail se présente dès lors comme un moyen de penser un avenir meilleur, notamment dans le cadre des recherches médicales. Cela caractérise bien le côté historique de cette activité : nous ne travaillons pas comme les hommes primitifs le faisaient. C’est pourquoi, l’idée d’une comparaison entre le travail et l’activité animale apparaît alors inopinée. Toutefois, cette aspiration au changement ne comporte-t-elle pas des limites ? N’existe-t-il pas une limite au travail en tant qu’activité constamment en mouvement ?
Tout d’abord, on peut constater que l’élargissement de la définition incluant alors des activités intellectuelles débouche sur une situation paradoxale. Comme le montre H. Arendt, on assiste de nos jours à une valorisation quasi exclusive du travail intellectuel, au détriment des activités manuelles, à tel point que certains métiers, jugés peu attractifs, ne trouvent plus preneur. Or, lutter contre cette évolution semble difficile. Ainsi, le seul pays qui a voulu éviter cette coupure entre les deux mondes l’a fait de façon peu efficace et brutale : c’est la Chine de la révolution culturelle. Dans le même temps, le travail de l’homme par rapport à la nature est actuellement au cœur d’un houleux débat : l’homme doit absolument oublier son modèle de croissance prédatrice, et retrouver une certaine harmonie avec la nature, sous peine de sérieux problèmes environnementaux. C’est, par exemple le cas à propos du barrage des Trois Gorges en Chine, où l’homme travaille pour lutter contre un milieu qui lui est défavorable, mais un tel ouvrage entraîne de sévères répercussions.
Surtout, c’est la façon dont le travail s’inscrit dans un cadre social et politique qui peut paraître discutable. Dès la Révolution Industrielle, on peut s’interroger sur la dignité apportée à l’homme par le travail, compte tenu des conditions difficiles dans lesquelles cette activité s’effectue. Des écrivains comme Zola s’engagent pour les condamner : ainsi, dans Germinal, la description d’un ouvrier ayant passé 50 ans dans le monde de la mine, usé par cette durée et par les accidents auxquels il a échappé et qui lui ont valu un surnom ironique : Bonnemort.
Malgré les différentes lois qui règlementent le travail après les excès de la Révolution Industrielle, et les progrès apparus avec le développement du machinisme, le rapport de l’homme au travail ne s’améliore pas vraiment, dans le cadre du fordisme. A l’image du héros des Temps Modernes, l’homme effectue une tâche parcellaire et sans intérêt, qui l’amène à s’en détacher dès qu’il le peut, par le recours à l’absentéisme. Enfin, poser la question pourquoi travaillons-nous aujourd’hui peut apparaître délicat et presque même indécent, dans une société comme la France, où le taux de chômage avoisine les 9%, ou dans des pays pauvres, où cohabitent encore le travail des enfants et de très bas salaires. Cette difficulté à mettre en valeur la nécessité sociale du travail se situe dans le cadre du capitalisme. Mais l’autre grande idéologie, le marxisme, n’a pas mieux réussi dans la valorisation du travail.
Pourtant, pour Marx, l’homme n’est homme que par le travail, que s’il imprime à toute chose la marque de son humanité. Marx condamne le capitalisme en ce sens qu’il enlève à l’homme cette possibilité de tisser la sociabilité des hommes, par l’aliénation du travail et l’appropriation des moyens de production par la classe bourgeoise. Mais force est de constater que, dans des sociétés ayant voulu faire triompher l’idéologie marxiste communiste comme l’URSS, le travail n’est pas devenu réellement autre chose qu’une nécessité et, en tout cas, pas un moyen de transformer le monde. Que ce soit au moment du communisme de guerre, avec des samedis et dimanches non chômés et non rémunérés, ou plus tard, avec la glorification des ouvriers, notamment les stakhanovistes, l’URSS a beau s’autoproclamer le ‘paradis des travailleurs’, le travail reste perçu comme une nécessité matérielle.
Il semble donc bien que les raisons qui amènent l’homme à travailler sont le plus souvent liées à une série de contraintes et que la valorisation du travail comme moyen de créer un tissu social par exemple ait du mal à se dégager d’un certain nombre d’imperfections. Doit-on pour autant se résigner à cette fatalité qui amène l’homme à évoquer une sorte d’esclave, travaillant parce qu’il ne peut le faire autrement ? La question est importante, surtout si l’on considère que d’autres espaces comme les sociétés asiatiques, mettent au contraire l’accent sur la nécessité culturelle du travail.