Le doute est généralement associé à l'entreprise philosophique. Socrate, Descartes, les sceptiques et bien d'autres font un usage du doute, que celui-ci signifie une attitude critique à l'égard de l'opinion (Socrate), un instrument méthodologique permettant d'accéder à une certitude première ou fondamentale (Descartes), ou encore une suspension du jugement nous protégeant contre tout dogmatisme (les sceptiques).
On le voit, le fait de douter, en tant qu'il est philosophiquement compris comme l'affirmation d'une liberté d'examen, de pensée et de jugement, est positivement connoté. Pourtant, le doute est par définition négatif : il consiste à refuser une opinion, à dénier une valeur de vérité à un fait ou à un énoncé, voire à exclure toute prétention à la certitude définitive. C'est donc que l'entreprise philosophique du doute désigne, à travers la négativité du doute lui-même, une dimension éminemment positive qui serait peut-être l'accession, pour la conscience, à un état plus haut, plus sûr de lui-même, plus achevé.
Or, la question de savoir si l'on peut douter de tout semble entraîner un doute quant à la valeur même du doute. Tout en admettant que le doute est non seulement possible, mais aussi, en certaines circonstances, souhaitable, cette question présuppose une exagération dans le fait de douter de tout. N'y a-t-il pas des limites au doute ? Ne faut-il pas circonscrire un domaine où le doute possède une validité, un domaine qui aurait des bornes à ne pas franchir sous peine de transformer l'attitude critique en simple démence (ce qui ôterait toute positivité au doute) ? Mais, si nous nous engageons dans cette voie critique à l'égard de la portée du doute, nous devons aussitôt admettre, pour les défendre, des vérités indubitables. Du coup, le problème principal que fait surgir cette question est le suivant : pouvons nous douter au point de mettre en doute jusqu'à notre croyance en l'existence de certaines vérités indubitables ? Si tel était le cas, en quoi le doute lui-même pourrait-il conserver une dimension positive, c'est-à-dire avoir une certaine valeur dans les champs théorique et moral ?
I Qu'est-ce que douter ? Quelle peut être la valeur du doute ?
Définition préalable du doute : l'état de l'esprit incertain de la réalité d'un fait, de la vérité d'une énonciation, de la conduite à adopter dans une circonstance particulière. De façon générale, le doute est un état d'incertitude de l'esprit entraînant une suspension du jugement. Car nier n'est pas douter : c'est déjà se prononcer (ceci est vrai ou ceci est faux), tandis que douter implique que l'on refuse de se prononcer (sans examen, ou parce qu'on estime qu'il est impossible de trancher une question dans un sens ou dans l'autre). Donnez des exemples.
Douter revient à critiquer une certitude initialement admise comme telle ou à exiger de celui qui est " sûr et certain " qu'il donne des garanties de sa certitude. Exemple des dialogues socratiques : la discussion procède d'un ébranlement, au moins provisoire, de la certitude ou de la conviction de l'interlocuteur de Socrate. Cette péripétie organisée des dialogues de Platon est d'autant plus radicale que Socrate reconnaît ouvertement ne rien savoir du tout. Du coup, l'absence de tout doute chez son adversaire se retourne contre lui-même et joue à ses dépends.
Cependant, le corollaire du doute socratique est une certaine théorie de la certitude. La certitude d'être dans le vrai, de dire vrai, doit reposer sur la possibilité qu'a le discours rationnel (le logos) d'être " en prise " avec les choses et le réel, de sorte à pouvoir discriminer entre l'identique (le même) et le différent (l'autre). Est certain ce dont on est assuré qu'il est certain. C'est-à-dire que la certitude ne procède pas de rien : elle a des fondations, des soubassements qui la légitiment en tant que certitude. Chez Platon, on ne doute pas que la chose soit reconnue ou ait la possibilité d'être reconnue comme étant la chose même.
Or, qu'advient-il si c'est justement la possibilité d'une assurance de la certitude qui est mise en doute ?
Que se passe-t-il si le doute est total jusqu'à menacer l'assurance même que ce qui est assuré est à l'épreuve du doute ?
II Douter de tout revient à douter aussi de la pertinence du doute absolu
Pour les sceptiques, il n'est rien qui ne puisse être mis en branle par le doute, et surtout pas l'assurance de posséder la certitude. Montaigne disait : " je ne sais pas, pas même cela ". À la différence de Socrate qui vise par le doute à entretenir le feu sous la marmite du dialogue pour que chacun trouve à se nourrir, au final, d'une certitude rationnelle, les sceptiques, eux, doutent véritablement de tout sans qu'un dénouement favorable se dessine à l'horizon. Le doute est définitif. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de vérité, car ce serait encore avoir une position dogmatique. Cela veut dire que nous sommes toujours à la recherche de cette vérité. En grec, le verbe Skeptesthai qui donne au sceptique son nom veut dire : examiner. Ainsi, celui qui doute de tout n'a aucune certitude, puisqu'il va jusqu'à douter de la pertinence de son projet même de douter. Pascal résume bien cette attitude : " Il se peut faire qu'il y ait de vraies démonstrations, mais cela n'est pas certain. Aussi cela ne montre autre chose sinon qu'il n'est pas certain que tout soit incertain " (Les Pensées, Br 387).
Sur le plan strictement théorique, douter de tout à la façon du sceptique exclut simplement provisoirement une position dogmatique, car il n'est pas impossible que nous finissions par trouver une vérité indubitable. Mais il n'est pas impossible non plus que la recherche ne soit indéfinie, ou qu'il n'y ait aucune vérité. Mais par contre sur le plan moral, ou tout simplement du point de vue de la vie quotidienne, une objection au doute absolu se présente : une vie humaine n'est pas possible si l'on se met à douter de tout, car cela reviendrait à se laisser mourir ou à sombrer dans la folie la plus achevée. Donnez des exemples.
Le sceptique est donc obligé de reconnaître qu'il est certainement douteux que tout soit douteux. Et du point de vue pratique, il est tout aussi obligé de reconnaître qu'il faut bien dans la vie aller dans un sens ou dans l'autre, et que tout un chacun se conduit généralement (sans pour cela manquer de sagesse) en vertu d'une certitude subjective qui l'assure ou le rassure dans sa conduite : l'irrésolution est un plus grand mal dans la vie pratique que la confiance démesurée. Le scepticisme bien compris ne doit pas mettre en question la certitude subjective, ou le sentiment d'évidence, mais avant tout l'usage qu'en fait le dogmatisme et sa prétention d'en tirer une connaissance de ce qui est.
Mais la question qui se pose à présent est la suivante : pour quelle raison fondamentale un doute absolu n'a pas lieu d'être, et serait même impossible logiquement parlant ?
III On ne peut se prévaloir d'un droit de douter de tout ; et il est impossible de douter de tout sans contradiction
Tout d'abord, le doute absolu n'a pas lieu d'être du point de vue moral (pratique). C'est-à-dire que l'on n'a pas le droit de douter de tout en ce domaine. Cela ne veut pas dire que toute critique est exclue en ce domaine, ni qu'il soit a priori impossible de nourrir certains doutes. Cela veut dire que nous sommes responsables de l'usage que nous faisons du doute. Celui-ci doit être éclairé et circonspect pour avoir une valeur morale ou juridique. En d'autres termes, on doit toujours pouvoir répondre de son doute, et devant soi, et devant les autres. Or, qui doute de tout prétend s'exonérer de toute responsabilité et de toute contrainte attachée à " l'usage public de la raison ", comme disait Kant. Dans un texte intitulé Qu'est-ce que les lumières ? cet auteur délimite l'usage du doute ou de la critique : il est souhaitable que du point de vue public des lois, des règles de morale, des institutions, etc fassent l'objet de mises en doute quant à leur pertinence, qu'elles soient publiquement soumises à la discussion ; mais, d'un point de vue privé, c'est-à-dire du point de vue de la place que nous occupons dans la société (prêtre, magistrat, soldat, professeur, ouvrier, etc), la critique, la mise en doute de ce qui constitue l'objet même de notre fonction ou de notre activité n'a aucune légitimité. L'on ne peut donc se prévaloir, abstraitement et sans considération de la situation donnée, d'un droit à douter de tout.
Si dans le domaine pratique le doute absolu est non seulement un non-sens, mais encore une faute (morale ou juridique), dans le domaine théorique, l'entreprise qui consiste à douter de tout paraît tout du moins simplement " provisoire ". C'est en tout cas la borne que lui fixe Descartes dans les Méditations métaphysiques et le Discours de la méthode. Rappel de l'entreprise philosophique de Descartes et de son aboutissement : le cogito, puis la reconstruction ordonnée des vérités sur la base de cette première certitude. Mais Descartes dit lui-même qu'il " feint " de douter de tout, ce qui pose déjà une limite quant à la radicalité du doute. Nous pouvons aller encore plus loin, et ôter au doute " hyperbolique " la prééminence théorique que lui accorde la méthode cartésienne.
En effet, pour parvenir à douter de tout Descartes ne cesse de recourir à des artifices de plus en plus fictifs et monstrueux : le songe permanent pour nier la réalité du monde extérieur, l'hypothèse du Malin Génie pour ôter toute évidence à la vérité des mathématiques. Or, ces feintes, même si elles peuvent d'un point de vue logique atteindre la certitude, ne peuvent néanmoins avoir d'influence sur la croyance ou le sentiment intérieur qu'il y a de la certitude. On voit donc que le doute prétendu absolu n'est pas suffisamment radical. Mais, qui plus est, Descartes omet de douter de sa propre raison qui conduit le doute, il refuse même l'hypothèse de la folie ; il ne doute pas non plus du langage qui est le sien (langage pourtant hérité de la société dans laquelle il est né), ni de la pertinence de son projet de douter, et il ne doute surtout pas de lui-même... Tout cela plaide en la faveur d'une impossibilité de douter de tout. Car l'on voit que même celui qui fait le pari de douter de tout en reste à un doute parcellaire. La raison en est que l'on peut avoir l'intention d'entreprendre un doute radical, mais l'on a toujours en même temps besoin d'un sol ferme à partir duquel douter. Le doute absolu est donc contradictoire dans les termes, puisque former le projet de douter de tout, être dans le doute total, mettre tout en doute : tout cela dénote une activité qui procède d'un support essentiel que l'on ne peut mettre en doute alors même que nous croyons tout " révoquer en doute ", à savoir justement la croyance que nous doutons de tout. Cette croyance ne pouvant être mise en doute sans supprimer le doute lui-même il n'y a donc pas de pouvoir de douter de tout.
À la question " Peut-on douter de tout ? " nous répondrons donc par la négative. Cette réponse est motivée, du point de vue théorique, par la contradiction que nous venons de soulever. De ce point de vue, il ressort non pas qu'il y a des vérités indubitables, comme nous le pensions en commençant notre exposé, mais plutôt, et plus modestement, qu'il y a quelque chose de non explicite dans notre rapport à la vérité et aux certitudes : un état psychique de croyance que le doute le plus radical ne peut atteindre tout simplement parce qu'il en procède lui-même. On ne peut donc que " feindre " de douter de tout, et c'est encore ne pas douter de tout, ne serait-ce que malgré nous, en dépit de toute la force de conviction que nous y mettons (et justement à cause d'elle). Ceci rejoint l'autre point de vue, le point de vue moral ou pratique, car la volonté de douter que le doute n'atteint pas est circonscrite en droit dans les bornes que posent aussi bien la collectivité (qui repose sur un certain ensemble de croyances et qui suppose que l'on attribue aux individus qu'elle comprend un certain degré de cohérence et de rationalité) que l'agent individuel lui-même (qui ne doute pas qu'il lui appartient de conformer son action à un certain état de la situation, quand bien même il douterait de la direction à prendre ou de la pertinence des moyens dont il dispose). Une fois ces restrictions admises, on peut soutenir, à juste titre, que douter manifeste la liberté de la conscience et son accession à un état plus haut, plus achevé que celui qui procède de l'assurance péremptoire, jamais remise en question (" ne fût-ce qu'une fois ", dirait Descartes), en l'indubitabilité de ses opinions, convictions faussement 'personnelles' et fausses évidences de qui s'interdit de penser. C'est justement cette servitude volontaire, ce relativisme idiot et satisfait de lui-même, en d'autres termes cette attitude qui consiste à plier l'indubitabilité (qui ne peut qu'être le terme d'un travail réflexif conséquent) aux vanités bruyantes de sa mesquine personne : c'est cela qu'attaque la philosophie, et pour ce faire le doute est un instrument qui a fait ses preuves.