Quelle est la fin poursuivie par notre raison si ce n’est d’éclairer une vérité fondée, nécessaire et universellement intelligible pour tout homme ? Tel était bien l’idéal de raison que poursuivaient les penseurs des Lumières, que ce soit dans le domaine moral ou dans celui des sciences. Or, la simple croyance ne contredit-elle pas, par essence, cette exigence de fondement et d’universalité ? Quoi, en effet, de plus particulier, arbitraire et relatif, que la croyance ? Loin d’ouvrir sur une conviction véritable et universelle, telle que la raison l’exige, n’est-elle pas le signe de l’arbitraire de nos jugements, des déterminations culturelles, sociales et historiques, qui ordonnent notre pensée ? En ce sens, faire usage de sa raison n’est-ce pas justement s’efforcer de transcender nos croyances arbitraires ou particulières, les mettre en question, afin de tendre vers un savoir objectif ? Plus avant, se contenter de croire n’est-ce pas justement renoncer à chercher les raisons capables de fonder notre jugement et se satisfaire ainsi de l’évidence ou du sentiment subjectif de vérité que nous éprouvons ? Qui croit n’oppose-t-il pas ainsi son sentiment propre à toutes les raisons qu’on lui oppose ? La croyance n’a-t-elle pas ainsi à voir avec les passions qui animent le sujet bien plus qu’avec sa raison ? Partant, toute croyance pourrait bien apparaître irrationnelle, et cela autant parce qu’elle se fonde sur autre chose que des raisons et qu’elle nous renvoie à la position particulière et relative d’un sujet.
Toutefois, toute croyance récuse-t-elle ainsi l’usage critique de notre raison ? Lorsque je crois ne puis-je être conscient de la relativité de mon jugement ? Croire, est-ce donc nécessairement refuser d’entendre raison ? Loin d’être dogmatique, la croyance ne peut-elle être une façon de suspendre son jugement ? De plus, serait-ce garder raison que d’exiger pour toute chose une raison suffisante et, pour toute certitude, un fondement nécessaire ? La raison, d’ailleurs, n’est-elle pas elle-même l’origine d’un certain nombre de croyances, pour ne pas dire d’une foi ? De plus, si la croyance nous renvoie à notre expérience propre, n’est-elle pas le signe que toute vérité ne prend sens que pour un sujet, en chair et en os, et qu’il ne saurait y avoir ainsi de raison désincarnée ? Quel savoir, aussi rationnel soit-il, peut-il prétendre être libre de toute croyance ? La difficulté est la suivante : d’un côté, il semble que l’exigence de raison suppose bien que nous transcendions nos croyances, ce qui est sans doute la condition de la recherche de la vérité et d’un accord rationnel entre les hommes ; de l’autre, peut-on vraiment considérer que toute croyance s’oppose à la raison et en contredit nécessairement l’exercice ? Ainsi, l’opinion, les préjugés ou bien la foi, pour participer chacun de l’ordre de la croyance, supposent-ils un même conflit avec les exigences de notre raison ? En admettant, de plus, que les croyances soient irrationnelles, ne serait-il pas raisonnable d’en reconnaître la nécessité ?
Dans un premier temps, nous verrons en quelle mesure l’exigence de raison suppose ainsi la critique de toute forme de croyance ; puis, nous nous efforcerons de distinguer diverses formes de croyance et nous demanderons en quel sens elles contredisent les exigences de notre raison ; enfin, nous verrons en quelle mesure notre raison ne peut elle-même être l’origine d’une croyance.
I. L’exigence de raison suppose la critique de toute forme de croyance
Que signifions-nous lorsque nous faisons état de nos croyances ? Nous manifestons l’adhésion de notre jugement à une idée, cette dernière suscitant en nous un sentiment de certitude. Autrement dit, la croyance est avant tout ce qui désigne la persuasion d’un sujet, une certitude subjective qui marque son attachement à une position. Partant, en matière de croyance, chacun devient juge de la vérité, en prenant pour critère son propre jugement et la façon dont une idée suscite en lui un sentiment de certitude ou d’évidence. Parce que la certitude du sujet devient la marque de la vérité de l’idée, toute croyance enveloppe ainsi un argument d’autorité, la croyance étant pour elle-même sa propre confirmation (sous le modèle d’une tautologie : « je crois que cela est vrai ». Pourquoi est-ce vrai ? « parce que je le crois »). Sur ce point, comme le disait Spinoza, « autant de têtes, autant de palais », chacun se fiant à sa propre certitude pouvant ainsi se prononcer souverainement en matière de vérité, selon ce qu’il croit ou ne croit pas. La croyance ne peut, dès lors, que nous renvoyer à la position particulière d’un sujet et, face aux certitudes contradictoires de chacun, nous condamne à une indépassable relativité. En effet, si nous admettons cette souveraineté de la croyance, ne sommes-nous pas alors contraints d’admettre, à l’instar des sophistes, que la vérité n’est qu’affaire de jugement ? « A chacun sa vérité », donc, car « A chacun sa croyance », cette relativité revenant à renoncer tout simplement à la vérité elle-même, à admettre ainsi qu’en cette matière, chacun voit midi à sa porte, qu’il n’y donc aucune conviction possible, simplement des idées qui nous persuadent ou non. Partant, la croyance n’est-elle pas ce qui renvoie tout sujet à sa particularité, faisant obstacle à une recherche en commun de la vérité ? Tel est bien le sens de la formule du sophiste Protagoras : « l’homme est la mesure de toutes choses », ce qui doit s’entendre ainsi : chaque homme est juge en matière de vérité, selon son jugement propre. Dès lors, « telle une chose t’apparaît ; telle est pour toi. Telle elle m’apparaît, telle elle est pour moi » : chacun est enfermé dans sa croyance propre, ce qui dénie toute possibilité d’un dialogue et d’une entente possible.
Or, n’est-ce pas un tel solipsisme (une telle solitude de notre jugement et de notre conscience) que contredit l’exercice de notre raison ? La raison n’est-elle pas, dans son principe même, la possibilité pour tout homme de transcender son propre jugement et ses croyances particulières, afin de poursuivre une vérité universellement intelligible ? Là où, dans l’ordre de la croyance, le sujet du savoir s’avance lui-même pour preuve de la vérité de l’idée, dans l’ordre de la raison, il s’efforce au contraire de suspendre toute certitude, afin de mettre à l’épreuve son idée. C’est bien une telle « extase », cet effort par lequel le sujet surmonte son propre jugement particulier, que met en évidence Alain dans un passage de ses Eléments de philosophie. « Le croyant », note-t-il, « est attaché à sa croyance comme le lierre sur l’arbre » ; autrement dit, le croyant ne fait qu’un avec sa croyance : la vérité dont le croyant se réclame est inséparable d’un enjeu existentiel ; de la même façon que l’on ne saurait couper l’arbre sans porter atteinte au lierre qui s’y accroche, de même, contester la croyance, c’est mettre en péril le croyant. D’où la fureur et la violence des croyances qui s’affrontent, celles-ci n’engageant pas simplement un « débat d’idées » mais une position existentielle. A contrario, l’exigence de raison est définie par Alain comme cet effort par lequel le penseur suspend toute certitude, met à distance ses propres idées, les traitant comme des hypothèses avec lesquelles il s’agit de « jouer », et non comme des certitudes ou des évidences. Autrement dit, l’effort de raison apparaît inséparable d’une exigence sceptique, exigence qui consiste pour le sujet du savoir à mettre en parenthèses toute certitude immédiate ou non fondée.
Partant, toute croyance ne peut-elle, en effet, apparaître irrationnelle ? L’exercice de notre raison suppose que nous fassions table rase de tout ce que nous croyons. C’est là l’exigence de pensée qu’éclaire Socrate face à ses juges. Comme Platon l’expose dans L’apologie, la sagesse de Socrate n’est pas celle du savant, de celui qui croit savoir, mais suppose au contraire la suspension de toute certitude et une forme d’étonnement radical. Si Socrate est sage, c’est parce qu’il cherche à savoir plutôt qu’il ne croit savoir. Si la croyance engage ainsi l’adhésion spontanée de notre jugement à une idée, la raison ouvre sur la critique sceptique de nos certitudes impensées. L’ironie de Socrate est cette façon de repousser toute évidence qui n’a pas été mise à l’épreuve du questionnement. Ainsi, l’exigence de vérité de notre raison suppose que nous sortions du confort de la croyance, afin de mettre à l’épreuve tout ce que nous croyons bien connaître. Une pensée véritable est une pensée qui se dresse contre elle-même. Comme le souligne Hegel, dans la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit, « l’esprit ne se conquiert que dans l’absolu déchirement » et ce « travail du négatif » qui ouvre toute recherche de la vérité s’exerce en premier lieu sur nos croyances, nos certitudes immédiates.
Ainsi, toute croyance est bien irrationnelle dans la mesure où elle est le signe d’une certitude qui demeure impensée, procédant d’une origine, les déterminations culturelles, sociales, historiques du sujet, ses désirs inconscients, l’autorité de ses maîtres, etc., sur laquelle son jugement ne fait pas retour. Croire, en ce sens, c’est toujours consentir pour d’autres raisons que des raisons : c’est adhérer sans maîtriser l’origine de mon jugement. Or, au regard de cette hétéronomie de la croyance (elle reçoit sa loi d’ailleurs, procédant d’une origine qu’elle méconnaît), la raison est l’effort par lequel notre pensée cherche à un fondement à ses propres idées, tel qu’elle puisse garantir de manière autonome la vérité de ses assertions. C’est bien la recherche d’un tel savoir fondé en raison qui anime Descartes dans le Discours de la méthode, lui qui commence par noter qu’il s’est contenté jusqu’ici en matière de vérité de l’autorité de ses maîtres ou bien de ce qui est conventionnellement admis dans chaque science : chercher un savoir véritable exige que l’on dégage un premier fondement pour la connaissance et cela, en commençant par se libérer de toutes nos croyances préalables qui procèdent d’une origine arbitraire. La raison s’affirme ici comme cet effort pour déterminer une vérité nécessaire et pleinement fondée, là où nos croyances sont contingentes et relatives.
Comment, dès lors, toutes nos croyances n’apparaîtraient pas irrationnelles, du fait de leur relativité, de leur contingence et de leur origine accidentelle ? Au lieu de se fier à un simple sentiment de vérité, quelle que soit son intensité, celui qui fait usage de sa raison, ne doit-il pas au contraire mettre à l’épreuve toutes ses certitudes et chercher ainsi un fondement nécessaire à son savoir ? Si la croyance n’exprime rien d’autre que la persuasion du sujet, la raison, elle, requiert une conviction, telle que la vérité du discours que nous tenons n’est pas à rechercher hors de ce discours même et de sa nécessité démonstrative ? Toutefois, toute croyance entre-t-elle nécessairement en contradiction avec notre raison ? A divers titres, l’opinion, les préjugés et la foi sont des formes de croyance, mais peut-on les considérer toutes et sans distinction comme irrationnelles ? Sont-elles toutes l’expression d’un impensé qui repousserait l’usage de notre raison ? Croire, est-ce nécessairement revendiquer abusivement une vérité objective que seule notre raison peut fonder ?
II. Les diverses formes de croyance contredisent les exigences de notre raison
Ne risque-t-on pas de courir trop vite aux conclusions en estimant que toute croyance est, par essence, irrationnelle ? Qui croit ne revendique pas nécessairement une certitude qui puisse rivaliser avec les énoncés de la raison, ou bien une évidence qui, en dépit de son origine purement subjective, serait posée comme universelle. Notons, tout d’abord, que la croyance ne prend absolument pas le même sens si nous disons, par exemple, « je crois qu’il pleuvra demain » et si nous disons « je crois en l’inégalité des races ». Dans le premier cas, nous formulons une probabilité, inséparable de son affirmation de la conscience de sa relativité et de son caractère hypothétique. Dans le second, nous énonçons un postulat qui proclame le caractère souverain de notre jugement, quelle que soit l’absence de raisons pour en garantir la validité. Autrement dit, la croyance peut engager pour le sujet soit la conscience du caractère particulier de son jugement, un jugement qui n’interdit pas l’usage de la raison mais est au contraire dans l’attente de son examen, soit le mépris de toute contradiction et de toute critique, la croyance devenant le viatique, le passe-droit, de toute certitude impensée. Dans un passage de la Critique de la raison pure (« Canon de la raison pure »), Kant s’efforce ainsi de distinguer des degrés de croyance : là où le savoir implique une certitude autant objective que subjective, la foi engage une certitude subjective mais non objective et l’opinion, une incertitude autant subjective qu’objective. Si la croyance est définie par Kant comme « l’acte de tenir pour vrai », elle peut reposer sur des raisons objectives ou bien se réduire à des causes subjectives. Or, toute croyance n’implique pas nécessairement l’illusion d’une conviction fondée en raison : l’opinion suppose ici clairement la conscience pour le sujet du caractère relatif du jugement qu’il porte ; la foi, si elle implique une certitude subjective, n’en est pas moins accompagnée de la conscience de sa particularité sur un plan objectif.
Aussi on ne saurait confondre, en matière de croyances, celle qui nie tout simplement l’exercice critique de la raison – ce qui est le cas des préjugés – et celle qui s’affirme à partir de la conscience de sa propre incertitude objective. Tel est ce qui fonde le paradoxe de la foi. En effet, la vérité que revendique le croyant, loin de récuser purement et simplement l’usage de la raison, interprète les objections de la raison comme les signes mêmes qui attestent de la transcendance de cette vérité. Je crois alors parce que c’est incroyable, parce que cela échappe à ma raison : tel est bien le sens du « credo qui absurdum » de Tertullien ou bien encore le « scandale de la Croix » dont parle Saint-Paul. Ici, le caractère irrationnel de la croyance, contraire à la logique et aux principes de notre raison, devient paradoxalement une raison de croire. La foi renverrait notre raison à ses propres limites, supposant ainsi qu’elle ne saurait être le seul guide en matière de vérité. En un sens, rien n’est plus irrationnel qu’une telle forme de croyance dans la mesure où elle puise confirmation de sa vérité dans la défaite même de notre raison. C’est bien un tel ordre de vérité, étrangère à la raison ou, du moins, inséparable de la conscience de ses limites, qu’un penseur comme Pascal engage dans sa célèbre formule : « le cœur a ses raisons que la raison ne partage pas ».
En ce sens, la croyance ne peut-elle impliquer ainsi la conscience de sa propre insuffisance rationnelle ? L’ignorance, dans ce cas, devient le signe paradoxal de la transcendance de la vérité. Or, en dehors de sa révélation même et de la grâce qui touche le sujet, la vérité dont se réclame la foi ne pourrait être alors approchée. Chacun, en matière de foi, serait renvoyé ainsi à son expérience propre, selon qu’il a été « touché » ou non, sans avoir les moyens d’universaliser cette expérience singulière. C’est sans doute là d’ailleurs ce qui marque l’écart fondamental entre toutes formes de croyance et la raison : aussi remarquable soit la revendication de vérité qu’enveloppe la croyance, elle ne peut pas affirmer, en dehors du sentiment subjectif qui la proclame, les conditions de son universalité. Là est la différence essentielle entre une vérité rationnellement fondée et une vérité de foi : la première n’est pas suspendue à l’expérience du sujet (une démonstration garantie en elle-même sa nécessité, indépendamment du jugement qui l’apprécie) alors que la seconde requiert l’expérience du sujet comme sa condition (la foi n’est expression de vérité que si je l’éprouve corps et âme). Autrement dit, là où une vérité rationnelle s’impose d’elle-même, immanente à l’usage même de notre raison ; la foi, elle, est une expérience singulière, qui ne saurait prétendre de ce fait même à l’universalité. Partant, on pourrait dire qu’elle devient irrationnelle, au sens où elle dénie les droits de notre raison, toutes les fois où elle prétend justement être une évidence universalisable, telle que chaque homme devrait la reconnaître. Qui fait l’expérience d’une telle vérité ne peut ainsi ignorer que cette vérité ne prend sens que dans l’expérience qui la manifeste. Partant, la croyance, et tout particulièrement la foi, ne sont jamais aussi irrationnelles que lorsqu’elles contredisent leur condition de possibilité, c’est-à-dire en s’affirmant selon une universalité inconditionnelle, prétention qui se réclame pourtant d’une expérience particulière du sujet. La foi ne peut revendiquer son « mystère » et exiger dans le même temps son partage universel. Ce faisant, le croyant partage son expérience avec d’autres qui vivent la même croyance, selon une communauté de sentiment qui n’a d’autre extension que ce sentiment lui-même. Pour être intelligible, la foi doit donc être partagée ; là où le dialogue des raisons ne suppose ni origine ni identité préalables.
Ainsi, la croyance, parce qu’elle n’engage qu’une suffisance subjective, est étrangère à la raison et ne peut donc requérir qu’une expérience partagée et non une universalité fondée. Cependant, notre raison est-elle si étrangère à toute croyance ? N’est-elle pas elle-même à l’origine de croyances qui sont inséparables de son exercice ? Loin, dès lors, d’être de fait irrationnelles, certaines croyances ne peuvent-elles apparaître comme le produit d’un espoir de notre raison et du sens qu’elle poursuit ?
III. Notre raison peut elle-même être l’origine d’une croyance
Pour estimer que toute croyance est irrationnelle, il faudrait estimer, en effet, que notre raison est elle-même indemne de toute croyance. Or, est-ce le cas ? Notre raison n’induit-elle pas un certain nombre de croyances qui procède de son usage sans que nous en ayons conscience la plupart du temps ? La foi elle-même ne peut-elle être ainsi interprétée comme l’effet de notre raison et des principes qu’elle enveloppe ?
Tel est bien ce que souligne un penseur comme Hume dans son Dialogue sur la religion naturelle : pour Hume la croyance en Dieu, défini comme cause première de l’univers, procède d’une illusion naturelle liée à notre raison même. Celle-ci, en effet, ne peut se séparer du principe de causalité qui est le fondement de son interprétation du réel, principe qui l’induit à penser tout événement comme l’effet d’une cause extérieure et qui n’est, selon Hume, que l’expression de l’habitude : parce que nous sommes accoutumés à voir deux événements se produire de façon conjointes, noue en venons à penser que l’un a en lui le principe actif de la réalisation de l’autre. Or, cette première illusion en féconde une autre : immanquablement amenés à penser tout événement comme l’effet d’une cause, nous en venons nécessairement à penser l’univers lui-même comme devant être l’effet d’une cause antécédente, à savoir : Dieu. Dès lors, loin que la foi soit étrangère à la raison, loin qu’elle soit donc irrationnelle, elle ne serait que la conséquence même de son usage.
Aussi, ne doit-on rechercher l’origine de nos croyances que dans l’irrationalité de nos désirs ou notre inconscient ? Notre raison, du fait même du désir de sens qui l’anime, ne peut-elle féconder la croyance ? En ce sens, certaines croyances peuvent apparaître comme la conséquence d’une exigence légitime de notre raison et telle que cette exigence la fait rentrer en conflit avec elle-même. Tel est bien ce que montre en un sens Kant dans la Troisième Antinomie de la Raison Pure. Sur le plan de la rationalité scientifique, au regard des exigences de notre entendement, l’idée de liberté ne peut apparaître qu’absurde : comment admettre en effet que, au sein d’un univers entièrement déterminé, un être pourrait faire exception à cet ordre et ordonner librement ses actes ? Sur ce point, l’idée de liberté ne peut apparaître qu’irrationnelle, parce qu’en contradiction avec l’intelligence même du réel.
Cependant, peut-on si aisément y renoncer ? Puis-je considérer l’homme comme un être entièrement déterminé sans vider l’humanité en tant qu’idéal de tout son sens ? Quel sens garderait, en effet, l’histoire humaine, la plupart des valeurs humaines, si j’estime que la liberté est une illusion ? Dès lors, serait-ce un idéal illusoire au regard de notre entendement, notre raison, entendue comme faculté qui cherche à éclairer le sens et les fins de notre condition, ne peut s’en passer. Ici, l’esprit entre en conflit avec lui-même : admettre la liberté, c’est rendre irrationnelle la condition humaine, nier la possibilité d’en produire une explication conforme aux lois universelles et nécessaires ; récuser la liberté, c’est retirer à l’humanité toute sa signification morale. Ainsi, aussi irrationnelle soit-elle, la raison ne peut faire l’économie de l’idée de liberté, qui prend la forme bel et bien d’une croyance, c’est-à-dire ici d’une exigence idéale qui, certes, ne peut être objectivement fondée et démontrée, mais qui donne sens à notre condition.
Dans cette perspective, la croyance, sans être rationnellement fondée, n’en demeure pas moins raisonnable, en tant qu’elle procède d’une exigence de sens de la raison. Croire serait ici l’expression d’un besoin de sens qui anime notre raison, qui prend la forme d’une décision bien plus que d’une démonstration. Ainsi, la liberté est-elle un idéal non démontrable ? Puis-je pour autant la réduire à une illusion ? Pourrais-je seulement supporter l’idée que l’homme est une simple marionnette, mue par des déterminations qu’il ignore, sans jamais faire choix de lui-même ? La nécessité de l’idéal ne procède pas de ce qui en démontre l’existence mais plutôt des conséquences de son rejet. Certes, il est bien peu rationnel de justifier la pertinence d’un principe à partir de la nécessité subjective qui nous fait y adhérer. Or, sur ce point, notre raison elle-même ne semble pas pouvoir échapper à une telle logique de la croyance. Croire, dans ce cas, ce serait poser les conditions d’un espoir possible.
La question demeure alors de savoir dans quelle mesure un espoir légitime de notre raison peut contester l’usage rationnel de notre pensée. Comme le souligne Kant, dans la Critique de la raison pure, l’illusion de la raison ne consiste pas à affirmer des principes qui sont la condition de ses idéaux, tant qu’elle demeure consciente que ces principes ne sont rien d’autres que l’expression de son désir de sens. Par contre, notre raison tombe dans l’illusion, elle se « fait des idées », au sens premier du terme, si elle pense pouvoir affirmer l’existence objective de ce qui résulte de son désir de sens. Ainsi, selon Kant, la raison peut difficilement se passer de l’idée de Dieu, entendue comme l’espoir d’une perfection ultime ; reste qu’elle ne peut déduire de cet espoir l’existence objective de cette perfection.
Autrement dit, la croyance ne devient irrationnelle que lorsqu’elle s’oublie en tant que croyance et cherche à se faire passer comme connaissance objective. Quand bien même ma raison ne pourrait se passer de certaines idées, cela ne vaut nullement pour preuve rationnelle de l’objet de ma pensée. La seule nécessité que garantit la croyance, c’est ainsi la nécessité du désir dont elle est l’expression. Faut-il voir d’ailleurs dans le fait que la croyance ne puisse être fondée et démontrée rationnellement une faiblesse ? Ce qui fait peut-être la grandeur ou la beauté d’une croyance est sans doute l’incertitude qui l’accompagne, incertitude qui, loin de lui retirer toute valeur, lui donne son éclat. Ainsi, la liberté n’a sans doute le sens d’un idéal que dans la mesure où elle n’est pas justement un « fait objectif » mais un espoir de notre raison. Si nous avions la « preuve » de notre liberté, quel sens y aurait-il, en effet, à la rechercher ?
Conclusion
Comme nous l’avons vu, la croyance nous renvoie à une adhésion purement subjective et relative de notre jugement ; elle est l’expression d’une persuasion, d’une certitude subjective, qui ne saurait fonder une conviction rationnelle, une certitude objective, nécessaire et universelle.
Il n’en demeure pas moins que toute croyance ne récuse pas au même titre l’usage de notre raison, que la raison elle-même peut être à l’origine de croyances qui sont l’expression de son désir de sens. Dès lors, ne pourrait-on estimer que la croyance n’est irrationnelle que lorsqu’elle s’ignore comme croyance justement ? Un tel oubli de son propre sens la conduisant d’ailleurs autant à se faire passer pour le savoir qu’elle n’est pas qu’à s’oublier en tant qu’idéal, un idéal d’autant plus noble et désirable qu’il n’a pas de preuves objectives.