La cour de Versailles a fait l’objet de multiples critiques de la part des moralistes du XVIIè. [auteur-œuvre] A l’instar de ses contemporains, La Bruyère nous en fait une peinture satirique dans son unique œuvre, Les caractères, publiée en 1688, à laquelle il consacre une partie intitulée « De la Cour ».
[texte étudié] Ce moraliste classique fustige audacieusement dans cet extrait les mœurs et les excès qui y règne en la situant prudemment dans un pays imaginaire. [problématique] En quoi cette utopie inversée permet-elle d’accentuer sa critique ?[plan] Nous verrons que ce récit fictif grâce au regard extérieur porté sur la cour (I) permet d’en faire une féroce satire en dénonçant ses absurdités (II).
I. Un faux récit de voyage
a) Dans un pays (faussement) imaginaire
Ce récit relève de l’apologue (une argumentation indirecte) est doublement fictif: parce que le narrateur feint de ne pas le connaître « l’on parle de » : récit basé sur des ouï- dire. Mais parce qu'il situé dans un pays faussement lointain et inconnu : « Une région, cette contrée, ces peuples d’ailleurs, les gens du pays ».
Cette localisation imprécise s’oppose à la précision géographique de la dernière phrase : « il est à quarante huit degrés du pôle et à plus de onze cent lieus de de mer des Iroquois » indiquant la latitude du Versailles.
b) Le regard distancié d’un observateur étranger
Qui feint de découvrir une nouvelle terre : la multiplication des indéfinis « On, une région, à une certaine heure, une espèce de ». Cela donne également une impression de flou.
Le narrateur est exclu de cet univers: les démonstratifs « ceux qui, ces peuples » et les termes généraux « les vieillards, les femmes, les gens du pays, chez eux » montre que l'univers ne lui est pas familier, lui permettant de porte un regard faussement naïf et neuf « un temple qu’ils nomment église ; mystères qu’ils appellent saints » pour souligner par la suite l’étrangeté des mœurs afin de les critiquer.
c) Une peinture sociologique du microcosme de la cour, comme un reportage
Les habitants sont catégorisés pour mieux généraliser le propos: par âge, sexe ou rang social « subordination ». Les vieillards (seuls à bénéficier de termes mélioratifs) font l'objet d'une énumération « galants, polis et civils ». Les jeunes gens et les femmes ont une description plus longue car plus critique. On a enfin les grands et le Roi nommé « le prince ». C'est une présentation antithétique où les catégories s’opposent. L’évocation des membres respecte la hiérarchie sociale. Les vieillards s’opposent aux jeunes « contrairement à », les hommes aux femmes et les grands au roi. On a en miniature une pyramide sociale d’un groupe d’individus soumis au roi, souligné par le modalisateur « une espèce de subordination », qui critique implicitement cette hiérarchie, comme si elle n’allait pas soi.
Les mœurs et coutumes sont relatés au présent de narration pour rendre son récit plus vivant « ils préfèrent, ils cherchent à éveiller leur goût, les femmes (...) précipitent ». Notamment dans les pratiques religieuses avec description de la messe : « un prêtre célèbre des mystères ; les grands forment un cercle ». Les membres et les pratiques sont « disséquées » pour en souligner l’absurdité. Ce faux récit dans un pays prétendu lointain, que le lecteur identifie aisément comme étant la cour de Versailles, a pour but de ridiculiser et de critiquer les mœurs grâce au point de vue extérieur que le narrateur porte sur lui.
II. La satire de la cour
a) Le blâme des mœurs : la débauche
Le regard faussement étranger que porte le narrateur permet de souligner l’étrangeté des comportements et de s’en moquer. L'auteur dénonce des attitudes paradoxales, par des antithèses, comme l’énumération péjoratives le comportement brutal et incivil des jeunes gens: « dur, féroces, sans mœurs, ni politesse » en opposition avec la courtoisie des vieillards comme s’ils ne leur avaient pas transmis leur savoir vivre. Autre antithèse : « dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils préfèrent ». Les préférences sont présentées comme paradoxales, mal choisies, et incompréhensibles par le moraliste. Ils se détournent de l’amour au profit de la nourriture et de l’alcool résumé par le terme « débauche. ». La condamnation morale est forte.
L’énumération au pluriel « des repas, des viandes » dénonce les excès. « amours ridicules » dénonce l’homosexualité. L’alcool est également dénoncé par la litote ironique « est sobre et modéré qui ne consomme que du vin », qui suggère qu’ils consomment des alcools bien plus forts. Dans « l’usage trop fréquent(..) le leur a rendu insipide/ goût déjà éteint », l’adverbe intensif » trop » et l’adverbe « déjà » indiquent une perte du plaisir prématuré par l’excès, de même que l'énumération hyperbolique : « des eaux-de-vie, toutes les liqueurs les fortes », ainsi que la surenchère avec hyperbole ironique « il ne leur manque qu’à leur débauche que de boire de l’eau forte » (c'est-à-dire acide).
b) Critique du règne de l’apparence- du paraître
Il est de même souligné l'attitude paradoxale et absurde des femmes. Au lieu de s’embellir, elles s’enlaidissent. « précipitent le déclin de leur beauté ; qu’elle croient servir à les rendre belles » le modalisateur marque leur erreur, et le verbe « précipiter » montrent qu'elles se maquillent à l’excès, dissimulant et abîmant leur peau sous des fards tout en portant de larges décolletés. Le maquillage est blâmé « artifices, peindre » par son manque de naturel, ses faux semblant. L'énumération des parties du corps fardées : « lèvres, joues, sourcils, épaules » dénonce l'excès, et l'énumération grotesque des parties exhibées : « gorge (poitrine), bras, oreilles » est un blâme du paraître, de l'absence de pudeur. Le verbe « étaler » fait du corps une marchandise. L'exhibition est poussée au ridicule avec le sarcasme ironique « comme si elle craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire ou de ne se montrer assez ».
On a le même artifice pour les hommes dont les perruques sont évoquées par la périphrase « une épaisseur de cheveux étrangers », et la même désapprobation d'un choix présenté comme absurde « qu’ils préfèrent aux naturels »; avec une énumération négative : « une physionomie pas nette, mais confuse, embarrassée » et l'hyperbole « change les traits, empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage ». La cour paraît peuplée d’habitants aussi sauvages que les Hurons et Iroquois mentionnés subtilement à la fin. Le fait de situer géographiquement la cour par rapport à ces deux peuples considérés comme sauvages laisse entendre que « ce pays » est lui-même peuplé de « sauvages ». Un habile renversement de valeurs est opéré ici, avec la critique de l’ethnocentrisme (fait de considérer que sa culture est supérieure aux autres) et une image ridicule donnée de la cour aux usages « coutumes » incompréhensibles à partir d’un point de vue (faussement) étranger. Le moraliste critique le culte de la personnalité, leur vanité ridicule.
c) Dénonciation de l’idolâtrie royale
La satire atteint sa plus grande violence dans la description des courtisans assistant à la messe ds la chapelle du château de Versailles « l’église ». Il est rappelé l’importance de cette messe « un autel consacré à dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ». La gradation est ironique, et se moque de la liturgie chrétienne qui fait régner un climat grave voire terrifiant durant les cérémonies alors que Dieu est censé être amour. Les participants faisant partie de haute noblesse, désignée ironiquement par la majuscule « Les Grands », au lieu de témoigner leur foi à dieu, n’ont d’yeux que pour le roi comme en témoigne leur posture « le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères » donc à l’autel et au prêtre.
« les faces élevées vers leur roi (…) à genou sur une tribune » place le roi en prière en position de hauteur: la relation triangulaire entre les grands, le roi et dieu au centre duquel se trouve le monarque font que toute l’attention converge vers lui. Le parallélisme « ce peuple apparaît adorer le prince, et le prince adorer Dieu » indique que le monarque détourne le culte sur sa personne. Il devient une idole se substituant à Dieu avec le verbe « adorer ». L’auteur dénonce violemment la monarchie de droit divin et le culte de la personnalité instauré par louis XIV.
Conclusion
La Bruyère se permet de porter un jugement extrêmement critique sur la cour de Versailles en la situant dans un pays imaginaire sans craindre les foudres du roi. L’adoption d’un regard étranger et faussement naïf permet de mettre à jour les paradoxes de ses mœurs en les ridiculisant dans une féroce satire. Il blâme également l’absence de raison et la débauche de la cour qui s’adonne excessivement aux plaisirs en tous genres. Enfin le moraliste brosse un portrait sans concession des courtisans et du monarque, qui par vanité, ne se préoccupent que de leur apparence, se vouant un véritable culte. Il invite à un retour à Dieu et à ne pas se perdre dans sa propre contemplation.
Cette satire est là pour faire surgir une image opposée et conduire les lecteurs à prendre conscience de la nécessité de changements, de ce que pourrait être une société différente, aux comportements plus proches de la morale tout en nous amusant. Elle correspond au précepte classique « placere et docere » qui fixe une visée moralisatrice à la littérature.