Qu’est-ce qu’un étranger ? Quelqu'un d'autre, mais tellement "autre" qu'on doute qu'il soit quelqu'un : quelqu'un d'anormal, pas déterminé par nos normes. N’importe qui, voire n’importe quoi : ce passant qui passe, cet air inconnu, ces vêtements étranges, ce comportement inhabituel... tout ce qui nous parait disgracieux, ça nous ait étranger. L’étranger vit avec d’autres repères: il a le tort d’être différent ! On lui reproche d’instaurer une séparation entre lui et nous, on le tient pour responsable de sa différence. Si l’on se fie aux grands textes déclaratifs universels, l’humanité forme à la fois une grande famille dont les membres sont frères, et une collectivité où les individus sont tous également dotés des mêmes droits. En parlant ainsi, on a voulu stabiliser la paix, mais on a adopté un discours double : car il ne revient pas au même d’être animé d’un sentiment de proximité, fondé sur une appartenance « la fraternité » ou d’être incité à obtenir d’un système juridique la reconnaissance personnelle et des garanties de protection. Autrui est l’autre homme, l’autre humain. Plus précisément, ce n’est pas seulement un “autre homme”, mais un alter ego, un autre sujet ou un autre moi. Autrui reste différent de moi, il est "l'autre que moi", dans le second cas il devient un semblable, il est un "autre moi. Dans tous les cas on doit distinguer Autrui, en tant qu’identique et différent à la fois, des “autres” en général, lesquels sont seulement différents. Donc la rencontre avec Autrui, cet autre privilégié que l'on reconnaîtra comme un « sujet", ne s'effectue pas immédiatement.
Dans un premier temps, lorsqu’on vient au monde, lorsqu’on découvre une communauté, un pays, une planète, on perçoit les autres comme des étrangers et surtout on est soi-même un étranger pour eux. Cela implique beaucoup de méfiance, de méconnaissance, de repli sur soi, parfois d’agressivité. Le but est de devenir des semblables. En partageant un même monde, un même territoire, les mêmes lois, en bref c’est le but de la Société. Sans doute cela nécessite comme le dit Rousseau les "lumières", non seulement de l'intelligence, mais aussi celles de la culture, pour que l’étranger m’apparaissent tout d’abord comme un semblable, c’est à dire comme un égal. Il apparaîtra que le symbole de cette proximité et en même temps de cette distance, c’est peut-être à nouveau l’étranger qui l’incarne le mieux. La question est donc : comment faire pour devenir des semblables ? Il s’agit de voir dans un premier temps de l’autrui comme étranger, ensuite de voir autrui comme un semblable, comme un être humain comme « moi ». Et enfin, autrui peut surtout m’apparaître étranger lorsqu’il ne me ressemble pas.
I. Autrui comme étranger
Les hommes ont des réactions violentes parce qu’ils ont peur ; ils ont peur parce qu’ils sont ignorants ; ils ignorent qu’ils se ressemblent. L'absence de sentiment social chez l'homme primitif, selon Rousseau, provient donc de son ignorance de l'autre. Mais surtout il a tendance à s'identifier, imaginairement, à l'autre : puisque l'autre pourrait l'agresser, lui faire du mal, alors il se prépare à lui subir la même terreur… L'imagination et l’illusion (« ils se croyaient ennemis ») règnent là où la raison et où la connaissance font défaut. Un second usage de l'imagination devrait lui permettre, en revanche, de s'identifier à l'autre pour le connaître et ainsi compatir à ses souffrances. L’homme primitif habite dans les limites d’un cercle familial ou tribal. Dans ces mondes clos qu'étaient probablement les tribus primitives, toute rencontre et toute relation avec un autre “autre”, c'est-à-dire un étranger, ne pouvait qu'être conflictuelle. L'étranger ne pouvait apparaître que comme un intrus. Dans les faits, ce monde humain primitif est un monde violent. La violence est certes contenue à l'intérieur du premier cercle, puisqu'il y a un chef, qui à la fois exerce et régule cette violence. Mais elle se déchaîne dans les relations avec l'extérieur. L'étranger, membre d'une autre tribu, n'est pas immédiatement perçu comme un être humain. C'est pourquoi, dans les sociétés tribales le pire des châtiments n'est pas la mort, mais le bannissement : cela privait un être humain, non seulement de toute appartenance sociale, mais encore cela le privait de son humanité.
L’homme possède cette particularité de devenir l’ennemi de lui-même. D’abord l’ennemi de lui-même, ensuite seulement l’ennemi de ses semblables. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’agressivité est première et la rivalité est seconde. Pourquoi cela ? Contrepartie de la perfectibilité, faculté ou ensemble de facultés qui distingue l’homme de l’animal cantonné dans l’instinct. L’homme apprend, évolue, progresse et régresse. Il peut devenir bien plus féroce que l’animal, plus dangereux. La haine est encore le triste privilège de l’homme, car elle suppose la mémoire, la conscience, le projet de nuire lorsqu’elle se prolonge en méchanceté et en malignité. La haine est différente du mépris, car elle implique un attachement paradoxal à l’autre. L’autre haït nous obsède, nous habite et nous imprègne, impossible de s’en détacher. L’on ne haït jamais des inconnus ou des étrangers, mais des proches, des frères. Avec l’histoire de Caen et Abel, la Bible nous rappelle bien que le premier meurtre commis par un homme est un fratricide. Cette même logique d’une agressivité primordiale chez l’homme est observée et confirmée par Freud. « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. » ( Malaise dans la culture) On s'appuie ici sur l'hypothèse freudienne d'un narcissisme primaire : un rapport à soi-même infecté dès l'origine par l'illusion, la méconnaissance et la survalorisation de soi (que l'on retrouve dans le narcissisme secondaire, dès le stade du miroir), et finalement l'autodestruction (pulsion de mort). Encore une fois, on n'agresserait jamais l'autre si l'on n'était pas capable, constitutivement, de s'agresser soi-même.
La condition sociale de l’étranger (classiquement l’immigré, mais l’on connait aujourd’hui la figure du « migrant ») se pose traditionnellement en termes d’assimilation au groupe, à la communauté qui l’accueille. Assimilation toujours difficile, pour ne pas dire impossible. Mais il n’est pas sûr que le terme soit bien choisi, à moins que ce ne soit l’idée même qui ne soit contestable. En effet, si la présence des “autres” est parfois difficile à “digérer”, n’est-ce pas précisément parce qu’on essaie d’”assimiler” l’autre comme s’il était un objet ? Dans cette logique l’étranger, du moins celui qui demeure comme tel, serait celui qui ne se laisse pas assimiler. Il devrait donc être rejeté, refoulé hors du groupe. Il y a cependant des manières de rejeter l’autre, de le tenir à l’écart tout en l’assimilant. C’est la situation paradoxale des “ghettos”, où celui qui vient du dehors est convié à demeurer en un lieu (un “dedans”, une prison) qui le maintienne à l’état d’”étranger”. Donc l’étranger est bien à l’intérieur du groupe, pas à l’extérieur comme on pourrait le croire. C’est bien ainsi que le voient les xénophobes, pour qui les étrangers ce sont bien ceux qui vivent ici, chez nous, alors qu’ils devraient plutôt vivre là-bas, chez eux. C’est à croire que ce qui lie une société, c’est d’abord ce contre quoi elle se ligue. Le principe du groupe, ce n’est pas tant la réunion que l’exclusion, et plus précisément l’exclusion interne. Alors quand ne sommes-nous plus étrangers ? Non pas évidemment quand on est assimilé, mais quand on est mélangé (ce qui n’exclut pas de conserver son identité, bien au contraire) ce qui est totalement différent. C’est pourquoi l'antisémitisme a été, du moins pendant une partie du 20e siècle, la forme de racisme moderne la plus virulente : le juif est l'étranger par excellence, indiscernable et dangereux (fantasme du complot). Depuis la fin du 20e, c’est l’arabe ou le musulman, qui subit le même rejet de la part des racistes occidentaux.
II. Autrui comme un semblable
Entre d’une part l’étranger perçu comme ennemi et comme objet de haine, et d’autre part le Prochain aimé, il y a donc une place pour le « semblable », cet autrui qui nous ressemble pour le meilleur et pour le pire, tantôt adversaire tantôt partenaire, tantôt détesté, tantôt apprécié, etc., parce que nous partageons avant tout un même monde, selon Martin Heidegger cela signifie que « Les autres » ne désignent pas la totalité de ce que je ne suis pas, de ce dont je me distingue ; au contraire, les autres sont plutôt ceux dont le plus souvent on ne se distingue pas soi-même et parmi lesquels on se trouve aussi. »Cependant même si beaucoup de circonstances et de mises en situation nous font paraître l’autre comme étranger, il y a toujours un aspect qui fait que je vois l’autre homme, un être humain comme moi. Dans la guerre, par exemple, même si je suis obligé de tuer l’autre en cas de légitime défense ; je sais bien, si j’ai une conscience réelle, que j’ai tué un autre homme, et cela provoque immanquablement une déchirure dans l’être. Pourtant il y a quand même des cas où l’autre peut m’apparaître non plus seulement comme partiellement étranger, mais comme totalement étranger ; car la première des guerres n’est pas géopolitique, mais métaphysique.
La réintégration de l’homme dans l’environnement de la nature ou du moins le fait de lui rappeler son appartenance en soulignant que son monde est un tiroir du monde naturel est rappelé par Searl dans La construction de la réalité sociale : « Nous vivons très exactement dans un monde, pas dans deux ou trois ou dix-sept. » L’émancipation de l’homme, dans le sens d’une certaine mise à l’écart pour souligner sa particularité, s’explique par le fait qu’il s’institutionnalise. Les institutions humaines forment une organisation sociale régie par des normes, des règles et des symboles. Il est alors possible de considérer que conscience, raison et appartenance culturelle et sociale et donc normativité et symbolicité sont des propriétés centrales de l’homme, mais sans que cela isole la réalité humaine du reste de la réalité naturelle, biologique et physique. Il faut par conséquent connaître et comprendre les réalités symboliques et normatives du monde humain de manière spécifique sans que cela ne fasse des êtres humains des êtres différents, mais que cela soit une structuration particulière qui régit les conduites humaines.
L’homme est un animal symbolique : il est pris dans un tissu d’interactions sociales symboliquement structurées qui alimentent ses motivations en idéaux, modèles, autorisations et interdictions. L’homme n’est pas le seul animal à avoir des sentiments, c’est-à-dire ressentir plaisir et peine, peur et joie et donc une intériorité, des états mentaux. Mais cette intériorité est structurée par des symboles et des normes ; ces derniers ont une dimension sociale, des conformités à des attentes réglées d’un groupe. Pour reprendre l’exemple de la mort : cette dernière dispose d’un caractère aléatoire chez l’animal qui décide d’abandonner leurs congénères ou de lui « rendre hommage ». Quant à l’homme, ce dernier réagit selon des affects et des normes : lors de l’enterrement, il doit être triste, traditionnellement vêtu de noir, et suivre un processus spécifique jusqu’au monument funèbre construit pour hommage par des attentions personnelles, afin de souligner un caractère, son importance, son pouvoir,… Searl dans La construction de la réalité sociale décrit la société animale et société humaine ainsi que leur différence, à savoir l’institution : « Mais la rupture radicale avec d’autres formes de vie est celle qui se produit lorsque des humains, par le biais d’une intentionnalité collective, imposent des fonctions à des phénomènes où la fonction ne peut s’accomplir par les seules vertus de la physique et de la chimie, mais exige une coopération humaine continue sous les formes spécifiques que sont l’identification, l’acceptation, et la reconnaissance d’un nouveau statut, statut auquel est assignée une fonction. C’est le point de départ de toutes les formes institutionnelles de culture humaine […] » Ainsi, les hommes sont encadrés par des institutions et des normes leur dictant leur conduite, leur donnant des fonctions selon telle ou telle situation.
III. Autrui peut surtout m’apparaître étranger lorsqu’il ne me ressemble pas
Nous nous plaisons à imaginer le processus par lequel les premiers hommes ont accédé à la conscience de leur différence. L’homme est semblable, par bien des aspects, aux animaux qu’il côtoie dans la nature : ils sont en concurrence pour les mêmes territoires, et ils servent de proies les uns pour les autres. Puis vient la ressemblance entre les hommes : certes, à défaut de langage, de tradition commune, de mœurs comparables, les hommes sont étranges les uns pour les autres ; mais la reconnaissance de la forme anatomique humaine, la similitude des préoccupations pour la mort et les morts, l’intérêt pour l’invention technique, ont permis aux humains de ressentir une certaine solidarité. La lutte pour la survie impose aux sociétés humaines d’organiser leur défense ; mais, selon l’anthropologie contemporaine, cela n’implique pas que la violence et la guerre aient régné durant la préhistoire. L’empathie aurait donc joué un rôle aussi important que la concurrence. C’est ainsi que la culture naît de l’effort pour former une vie commune, pour rassembler les forces et jouir de la vie. Dès lors, le sentiment de similitude peut s’installer. En effet, la participation à une culture assure chacun des membres du groupe que les autres lui ressemblent. Certes, les époques et les différences géographiques produisent des civilisations différentes, des rites, des cultes, des mœurs qui constituent des clivages entre les sociétés. Mais la civilisation est aussi l’occasion de reconnaître la rationalité essentielle de l’homme : tous les êtres humains se ressemblent, parce qu’ils possèdent – universellement – la raison. La raison n’est certes qu’une disposition, qui demande à être exercée. Mais elle constitue un principe de reconnaissance fondamental.
L’autre peut m’apparaître comme complètement étranger dans le cas où il se comporte en dessous même de celui des bêtes.Si autrui devient plus cruel qu’un tigre, plus sournois qu’un serpent, et plus lubrique qu’un chien… Quand il imagine des tortures barbares et qu’il met son intelligence au service du vice au point d’être irrécupérable moralement parlant ; alors il est évident qu’il n’y a pas de terrain d’entente possible. Et, si justement , dans certaines sociétés, la peine de mort et la prison à perpétuité existent ; c’est bien parce que certains comportements rendent totalement étrangers à la communauté humaine. La méchanceté inouïe de certains et de certaines fait qu’ils se mettent eux-mêmes en exil de l’Humanité, et peuvent apparaître totalement étrangers au commun des mortels. Un être « inhumain » est alors un homme mauvais, qui agit dans le non-respect. Spinoza caractérise l’inhumain comme ce qui ne ressemble pas à un homme, quelqu’un qui ne vit ni sous la conduite de la raison, ni sous une conduite affective, sentimentale. Par exemple, aider son prochain, c’est être humain, faire preuve de compassion, c’est être humain, mais séquestrer quelqu’un, c’est être inhumain, blesser un animal c’est être inhumain... un être humain qui ne le ferait pas est totalement étranger à nous.
Le rapport à la sexualité peut fonder une différence frappante entre les civilisations humaines. Car la sexualité est bien un sujet qui oppose, c’est peut-être un sujet avec la mort qui est moralement mit en danger. Les pratiques sexuelles peuvent être différentes d’une société humaine à une autre. Pas besoin de partir très loin pour constater ces différences culturelles sur la sexualité. La sexualité marque une histoire des sociétés, de leurs mœurs, normes, valeurs, et même de leur pratique religieuse. Par exemple vis-à-vis de l’inceste, à peu près universellement les sociétés humaines prohibent l’inceste. Mais ce n’est pas les mêmes raisons. L’inceste est interdit dans pratiquement la majorité des sociétés humaines, car ces personnes sont considérées comme trop semblables ( sang, chair, le nom de famille, le sperme). Cette réunification de ces éléments est interdite dans une union sexuelle. Mais chaque civilisation choisit la composante qui va prohiber l’inceste. La thèse sur la prohibition de l’inceste de Lévi-Strauss: « le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l’étincelle sous l’action de laquelle une structure d’un nouveau type, et plus complexe, se forme et se superpose en les intégrant, aux structures les plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent en les intégrant aux structures les plus simples qu’elles-mêmes de la vie animale. Elle opère, et par elle-même, constitue l’avènement d’un ordre nouveau. »
Conclusion
Autrui se manifeste d'abord à nous sous la forme d'un étranger que l'on tarde souvent à reconnaître comme une conscience ou comme un sujet à part entière. Mais le fait de vivre avec autrui, de le reconnaître comme "semblable" dans une sorte de lutte perpétuelle, tout à tour partenaire et adversaire dans le cadre de la vie sociale vouée au travailler plus, ne nous rapproche pas spécialement de lui. Seul "l'amour du Prochain" nous donne à voir et à entendre autrui, tout en maintenant la distance "spirituelle" nécessaire au respect.