Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle - IV, I

J'ai réalisé ce commentaire linéaire en deuxième année de prépa littéraire pour une khôlle. Il m'a valu la note de 14/20.

Dernière mise à jour : 26/03/2023 • Proposé par: Ntournesol (élève)

Texte étudié

J’étais couché sur le sofa ; je sentais tomber et se détacher de moi une mauvaise heure de ma vie passée, à chaque mot qu’elle disait. Je regardais l’astre de l’amour se lever sur mon champ, et il me semblait que j’étais comme un arbre plein de sève, qui secoue au vent ses feuilles sèches pour se revêtir d’une verdure nouvelle.

Elle se mit au piano et me dit qu’elle allait me jouer un air de Stradella. J’aime par-dessus tout la musique sacrée ; et ce morceau, qu’elle m’avait déjà chanté, m’avait paru très beau. — Eh bien ! dit-elle quand elle eut fini, vous vous y êtes bien trompé ; l’air est de moi, et je vous en ai fait accroire.

— Il est de vous ?

— Oui, et je vous ai conté qu’il était de Stradella pour voir ce que vous en diriez. Je ne joue jamais ma musique, quand il m’arrive d’en composer ; mais j’ai voulu faire un essai, et vous voyez qu’il m’a réussi, puisque vous en étiez la dupe.

Monstrueuse machine que l’homme ! Qu’y avait-il de plus innocent ? Un enfant un peu avisé eût imaginé cette ruse pour surprendre son précepteur. Elle en riait de bon cœur en me le disant ; mais je sentis tout à coup comme un nuage qui fondait sur moi ; je changeai de visage. — Qu’avez-vous, dit-elle, qui vous prend ?

— Rien ; jouez-moi cet air encore une fois.

Tandis qu’elle jouait, je me promenais de long en large, je passais la main sur mon front comme pour en écarter un brouillard, je frappais du pied, je haussais les épaules de ma propre démence ; enfin je m’assis à terre sur un coussin qui était tombé ; elle vint à moi. Plus je voulais lutter avec l’esprit des ténèbres qui me saisissait en ce moment, plus l’épaisse nuit redoublait dans ma tête. — Vraiment ! lui dis-je, vous mentez si bien ? Quoi ! cet air est de vous ? vous savez donc mentir si aisément ?

Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle - IV, I (pp 228-229 aux éditions Flammarion)

La Confession d’un Enfant du Siècle est un roman d’inspiration autobiographique publié en 1836 par l’écrivain Alfred de Musset. Il serait en partie autobiographique dans le sens où le roman s'adresse à George Sand, écrivaine avec qui Musset a eu une liaison entre 1833 et 1835; l’auteur y raconterait donc indirectement sa propre expérience au travers du personnage d’Octave. La personne de George Sand peut nous apparaître au travers de deux personnages: la maîtresse qui apparaît au chapitre trois et dont la trahison fait sombrer Octave dans la tristesse, et Brigitte Pierson qui fait son entrée bien plus tard, dans la troisième partie du roman, et de qui le protagoniste tombe amoureux après s’être retiré à la campagne après la mort de son père. En effet, après l’avoir rencontré et s’être rapproché d’elle, il lui confie ses déboires sentimentaux, mais n’ose pas lui déclarer sa flamme. Brigitte lui révèle qu’il n’aura jamais rien de plus que son amitié et Octave envisage de partir bien qu’il ne sache pas où. Toutefois, lors d’une balade à cheval, il lui avoue la nature de ses sentiments et se rend compte qu’elle l’aime en retour. Ils sont alors heureux et vivent d'intenses moments de bonheur. Toutefois, le personnage principal nous révèle au début de la partie quatre que ce bonheur n’a duré que deux jours, et après un long paragraphe sur Brigitte et ses habitudes vis-à-vis d’Octave, nous arrivons à cet extrait dans lequel Octave écoute Brigitte jouer un air au piano et apprend que la composition est d’elle, et pas de Stradella. Il est alors submergé par une vague de sentiments négatifs.

Sachant cela, nous pouvons nous poser la question : en quoi ce texte traduit-il la souffrance morale que s’inflige Octave, déjà affaibli par les circonstances historiques et sa vie sentimentale, malgré la présence d’un possible redressement moral incarné par Brigitte ? Pour répondre à ce problème, nous pourrons procéder à une analyse linéaire du texte, qui se divise assez simplement en trois parties distinctes.

I. Une lueur d’espoir interrompue (l.1-12)

Pour commencer, nous pouvons nous pencher sur la première phrase. Sur les lignes 1 et 2, les virgules la divisent en 3 parties, de 6, 22 et 8 syllabes. La proposition centrale peut nous sembler la plus importante,car elle est la plus longue, et que le narrateur y exprime son soulagement: il sent tomber une mauvaise heure de sa vie passée. Il opère donc une réelle division entre la période pendant laquelle il a subi une déception sentimentale, puis fait face à la débauche et au malheur de ceux qui s’y adonnent avant de vivre la mort de son père; et sa renaissance dans l’univers pastoral et la pureté. On ressent donc ce moment comme un constat de sa part, comme une renaissance. Ce nouveau bonheur est souligné par l’intervention du pronom “moi” qui apparaît après un paragraphe dédié à Brigitte Pierson et à ses activités, mais il est aussi intimement lié à la présence de Brigitte, puisque le malheur se détache “à chaque mot qu’elle disait.” Cette relation amoureuse loin de toute dépravation semble donc redonner à Octave une forme d’espoir malgré l’aspect terne du présent qui contraste avec le passé glorieux dont nous parle Musset dans les deux premiers chapitres. Il mentionne dans la phrase suivante “l’astre de l’amour” qui se lève, ce que nous pouvons interpréter comme la vision du soleil après une nuit passée avec sa bien-aimée. On peut littéralement y voir l’aube d’un nouveau jour, une nouvelle période qu’Octave voit s’ouvrir devant lui. La liaison entre le soleil et le sentiment amoureux laisse également à penser que ses émotions prennent le dessus sur ses réflexions, et alors qu’il remettait constamment en question les mœurs de son temps, il s’abandonne à ses sentiments et voit l’amour partout, même dans le soleil qui se lève sur “[s]on champ”. Ce champ, nous pouvons le voir comme l’image concrète de sa propre personne qui passe de la nuit (avec le deuil, le dégoût, le désespoir) au jour avec la vie loin des excès, la pureté de la campagne et l’amour trouvé.

S’ensuit une comparaison avec un “arbre plein de sève”, la sève étant figurativement le principe vital, l’énergie, ce qui montre qu’Octave a bien conscience de la renaissance qui le touche. Les feuilles sèches qu’il secoue au vent, en revanche, sont les expériences de sa vie passée, sans valeur pour le présent, et dont il se débarrasse dans une dynamique de renouveau. Musset nous dit d’ailleurs que son personnage se revêtit d’une “parure nouvelle”, pour montrer qu’il a l’intention de faire de cette nouvelle vie une partie de lui-même, comme si Octave se voyait devenir une nouvelle et meilleure personne sous l’influence de Brigitte et des sentiments qu’il a pour elle. Tous ces éléments montrent donc bien un espoir renouvelé chez Octave, qui oublie ses désillusions quant à la génération qui a connu la chute de Napoléon, mais qui envisage de changer pour devenir une meilleure personne. Toutefois, cet espoir qu’Octave envisage apparemment dans la durée se voit ébranlé lorsque Brigitte lui joue un air au piano. Si le bonheur d’Octave semble se maintenir puisqu’il dit aimer l’air de Stradella qu’il connaît déjà puisqu’elle lui a déjà joué, la prise de parole de Brigitte qui lui avoue que le morceau est de sa propre composition opère une rupture avec la positivité et l’optimisme qu’Octave semblait avoir adopté.

II. Une farce qui engendre une division (l.13-25)

De fait, nous pouvons observer une division qui s’opère entre les deux personnages, notamment à partir de la question que pose Octave à Brigitte. Celle-ci peut paraître insignifiante, comme une question rhétorique qui marquerait de sa surprise, mais nous pouvons aussi la voir comme une première remise en question de la personne qu’il aime. Comme nous avons pu le dire plus tôt, Octave semblait avoir abandonné la réflexion constante et les remises en question de son entourage qui le caractérisaient, pour se livrer plutôt au bonheur que lui apporte sa relation avec Mme Pierson, mais cette simple question marque le retour d’une incertitude et d’un doute. Octave, qui était en quête d’un savoir sur autrui, et qui découvrait toujours de la dépravation, retourne à ce moment vers une dynamique par laquelle il se fait souffrir lui-même. Une séparation est alors engendrée entre les deux amants. Toutefois, le discours de Brigitte tend à donner de la valeur à son acte; en effet, elle dit ne jamais jouer ses compositions, ce qui en quelque sorte fait d’Octave un homme privilégié. Le geste aurait dû les rapprocher, d’autant plus que le protagoniste n’a vu aucune différence entre ce morceau et un authentique air composé par Stradella, ce qui accentue le talent que possède Brigitte et serait supposé renforcer le lien entre eux, car Octave est apparemment le seul témoin de cette virtuosité cachée.

Cependant, cette révélation trouble Octave, qui, comme le dit Mme Pierson, a été la “dupe”. Il exprime d’ailleurs cette confusion dans une phrase exclamative en parlant de “monstrueuse machine que l’homme” (l.19 de l’extrait) ; le terme "monstrueuse" fait référence à quelque chose de contraire aux lois de la nature ou au sens commun, et la machine est un dispositif mécanique non humain. Si ces mots sont précisés par la mention de l’homme, c’est tout de même en réaction à une révélation de Brigitte qu’Octave pense cela. Nous pouvons interpréter cette phrase d’abord comme une expression de son émotion, lui qui a déjà été trompé, il revivait dans ce mensonge, pourtant insignifiant, les trahisons de son passé et traiterait donc le genre humain de "machines monstrueuses" dont la principale activité et de tirer son semblable vers le bas, par la tromperie ou la dépravation. D’un autre côté, si nous faisons le lien entre cette phrase et Brigitte, nous pouvons penser qu’Octave opère presque seul la division qu’il va subir avec Mme Pierson, car bien qu’il ait semblé submergé par l’amour, il se laisse ici envahir par le doute et se condamne à la souffrance quand il est mis face à ce mensonge anodin. Il condamne en même temps Brigitte qui lui offrait pourtant une preuve de sa confiance.

Octave semble tout de même réaliser l’ampleur qu’il donne à un acte quelconque et souligne l’innocence enfantine dont Brigitte a fait preuve dans les lignes 19, 20 et 21. Cependant, nous pouvons aussi voir cela comme un reproche qu’il se fait à lui-même, comme s’il s’en voulait de ne pas avoir vu venir cette ruse. Aucune animosité n’émane de Brigitte qui rit de bon cœur, mais Octave ne parvient pas à saisir les bonnes intentions de son amante et donne à cet événement une ampleur qui devient un facteur de division des deux personnages. Il parle d’une expérience presque sensorielle d’un nuage qui fond sur lui, et nous pouvons nous imaginer la sensation d’une masse lourde, froide et liquide qui touche le personnage, et justifie son changement de visage, un changement d’expression qui correspond d’ailleurs à cette division entre les deux puisque l’une est heureuse et rit, tandis que l’autre entame une redescente vers le désespoir. Cette mutation de l’attitude d’Octave donne lieu à une question légitime de Brigitte, mais Octave se mure dans un silence, et au lieu d’aller vers sa bien-aimée, il creuse encore l’écart qu’il a mis entre eux deux et choisis de rester seul face au passé qui fait son retour.

III. Un retour des démons du passé (pour Octave) (l.26-34)

À partir de la ligne 26, on trouve alors une énumération qui fait état des nombreux gestes d’Octave, qui semble ne plus pouvoir tenir en place pour écouter attentivement Brigitte jouer. Nous pouvons y voir une nouvelle opposition, cette fois-ci entre sa courte histoire d’amour avec Mme Pierson, et ce moment. En effet, si après une période de grande instabilité passée dans la débauche et le dégoût, il avait enfin trouvé le repos et le calme dans la relation plus saine qu’il a avec Brigitte. Seulement, le fait d’apprendre que la composition musicale est d’elle et non de Stradella fait resurgir en lui la mémoire d’un passé instable, qui se traduirait alors par cette difficulté à rester immobile. Le lexique de la météo fait son retour, avec de nouveau la mention de quelque chose de sombre : le "brouillard", souvent synonyme d’humidité et de froid, il peut lui aussi représenter les souvenirs du passé de l’oisiveté et de l’inconstance qu’Octave tente tout de même de chasser de la main. Il semble effectivement qu’il tente de se raccrocher au présent qui l’a rendu si heureux, mais nous pouvons voir que cela échoue en lisant la suite. Il frappe également du pied, laissant apparaître une idée de violence, ou de combat contre ses démons qui resurgissent, et enfin hausse les épaules “de sa propre démence” ligne 28-29; comme pour montrer qu’il a conscience de l’incohérence de ses pensées noires, qui font intrusion dans une période de bonheur intense, malgré le fait qu’il leur laisse une place très conséquente, puisqu’elles viennent provoquer la discorde chez le jeune couple.

À la suite de l’adverbe enfin, qui signifie que l’on arrive au terme d’une action, au dernier lieu de la succession de mouvements, nous pouvons voir qu’Octave s’assied par terre, sur un coussin qui était tombé. Cette action peut être interprétée comme un abandon face à la persistance et au poids des démons du passé qui assaillent Octave. Il était surélevé sur le sofa et termine assis par terre, ce qui montre son échec après qu’il ait tenté de lutter contre ses propres souvenirs. Nous pouvons aussi penser qu’il se place en victime de ses réflexions lorsqu’il se montre affaibli ainsi. D’un autre côté, l’image du coussin tombé au sol peut être vue comme une métaphore des conséquences qu’auront les actions d’Octave sur son couple. En effet, son agitation a probablement provoqué la chute de ce coussin, de la même manière qu’il infliger plus tard ses tortures à Brigitte, amenant son couple à se briser, à chuter.

Ensuite, le comparatif de supériorité “plus je voulais lutter … plus l’épaisse nuit redoublait”, montre une impuissance du personnage face à la situation dans laquelle il contribue grandement à se mettre. Par sa remise en question et sa réflexion, il s’inflige une torture mentale qui se nourrit elle-même et qui le replonge dans les ténèbres, dans la nuit de désespoir dont nous parlions plus tôt. Pour finir, la succession d’exclamations et d’interrogations avec lesquelles se termine cet extrait peut être interprétée comme la remise en question directe de la fidélité de Brigitte. Octave, troublé, choqué et même déçu, provoque la rupture qui advient entre lui et sa bien-aimée, et après l’avoir intériorisé en gardant ses réflexions pour lui, il questionne directement Brigitte en soulignant sa surprise, mais surtout l’aisance avec laquelle elle ment. La division entre Octave et l’objet de son bonheur est donc définitivement commencée, et cela à cause de sa rechute dans le passé, et toute la souillure qu’il trouvait durant sa vie de débauche et d’excès.

Conclusion

Pour conclure, nous pouvons affirmer qu’Octave incarne bien le rôle de l’artiste romantique s’épanouissant dans la souffrance, sans pour autant arriver à en sortir. En effet, ce personnage qui peut être comparé à l’auteur dans ses relations amoureuses notamment, ne distingue pas ses erreurs et s’évertue à sombrer dans la tristesse en tirant vers le bas des personnages qui auraient pu être acteurs de son sauvetage, lui offrant des opportunités de se repentir grâce à un redressement moral, inspiré dans le roman par Brigitte.