« D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après ». A travers ces quelques mots à la tournure poétique, Rousseau, dans son Essai sur les origines des langues publié en 1781, s’attache à réinventer, de manière presque mythique, les origines et les fondements du langage. Si l’homme n’était resté qu’un être de besoins, alors la parole ne lui aurait été d’aucune utilité. Or, il a su se détacher de cet état de nature, pour devenir un être de culture, grâce à l’une de ses facultés constitutives : le langage. Le langage est cette faculté de communiquer avec ses semblables et d’exprimer ses pensées, aux moyens de signes conventionnels propres à une langue, qu’ils soient graphiques ou vocaux. Il est ainsi généralement défini comme ce qui fonde le lien humain, de telle sorte qu’il en est devenu presque indissociable de celui de société, c’est-à-dire d’un groupe cultivant une même idéologie de pensée. Il semble donc de prime abord que sa fonction première, celle de la communication, réside dans l’essence même du langage. Pour autant, le réduire simplement à sa fonction communicatrice, revient à considérer qu’elle éclipse, par son importance, toutes les autres. Cela suppose également que la pensée précède nécessairement le langage, que les paroles ne seraient qu’un habit de la pensée et que cette dernière posséderait une existence indépendante et antérieure à sa verbalisation. Autrement dit, l’homme serait dès le départ un être pensant, c’est-à-dire capable de raison. Ce ne serait que plus tard qu’il aurait développé sa faculté de parole, à travers un ensemble de systèmes linguistiques articulés ou non. Toutefois, cette relation de dépendance et d’antériorité de la pensée et du langage est-elle si évidente ? Le langage n’est-il qu’un outil de la pensée ? Est-il capable de rendre compte de toutes les nuances et de la complexité de notre psyché ?
Au premier abord, la communication semble constituer une partie essentielle du langage, dont l’homme dans sa condition d’être social ne peut se passer. Pour autant, le langage est un instrument imparfait, qui ne peut rendre compte de l’infinité de subtilités dont est capable notre pensée, faisant ainsi l’impasse et ne pouvant spécifier toutes ses nuances. Enfin, si l’on considère généralement la relation d’interdépendance du langage et de la pensée, nous considérons généralement que le langage est le produit de la pensée. Or, il joue également un rôle actif sur celle-ci. Il est donc légitime de le considérer également comme une fin en soi.
I. La communication semble constituer une partie essentielle du langage
Sans les mots, qu’ils aient été formulés à l’écrit ou à l’oral, la communication des hommes entre eux aurait été visiblement amoindrie, voire même impossible. Depuis l’homme de Neandertal, le langage nous a aidé à verbaliser le concret, sans oublier les concepts les plus abstraits également, permettant ainsi une coordination dans l’action. User du langage a toujours été un moyen pour les individus quelqu’ils soient d’extérioriser leurs pensées dans le but de mieux les faire connaitre à autrui, les pensées n’étant que des états mentaux privés. Ce qui fera dire à John Locke, qu’elles sont « renfermées » dans nos têtes et dans nos esprits, dans son Essai sur l’entendement humain, au Livre III, chapitre II, paragraphe 1. Face à notre incapacité de lire et de décrypter clairement les pensées de nos interlocuteurs, les paroles se sont montrées indispensables. D’autant plus que l’homme est un animal de groupe. Il est fait pour la vie collective, ce qui rend la communication des membres d’une même société entre eux nécessaire. Autrement dit, le langage est ce qui rend compte du caractère intérieur de nos idées et de nos pensées, laissant en quelque sorte libre court à l’intersubjectivité, à savoir au partage des différents points de vue, propres à chacun. Les mots sont, ce que Locke appelle, des « marques sensibles des idées » ( paragraphe 2 ). Plus précisément, « l'usage des mots consiste à être des marques sensibles des idées ; et les idées qu'on désigne par les mots sont ce qu'ils signifient proprement et immédiatement ». En d’autres termes, les mots marquent le passage des pensées de notre intériorité vers le monde physique et sensible. Ils sont donc, de fait, dotés d’une « double référence » (paragraphe 4), supposant d’une part que nos interlocuteurs accordent la même signification aux mots que la nôtre, c’est-à-dire que nous ayons tous recours à un système de signes conventionnels et généralisé. Ce qui suppose également que les individus « veulent qu’on s’imagine qu’ils parlent des choses selon ce qu’elles sont réellement en elles-mêmes » ( paragraphe 5). A travers ses propos, Locke insiste sur le fait que les systèmes linguistiques ne sont pas le résultat de notre psyché seule. Ils ne sont pas une faculté innée de notre esprit. Au contraire, ils sont le résultat d’une éducation. En réalité, Locke ne s’attarde pas sur le lien entre langage et réalité, se demandant si notre langage est un représentation du réel ou non. Son intérêt se porte davantage sur le lien qui le relie à la pensée. Les langues sont quelque chose d’entièrement artificiel. Nous ne naissons pas directement avec la faculté de parler et de comprendre les personnes qui interagissent avec nous. Les mots ne sont donc pas des choses de la réalité. Les mots sont les signes de notre pensée, auquel nous avons recours dans le but de pouvoir être compris de nos semblables, et inversement, de les comprendre également.
Les mots avec lequel nous ne cessons aujourd’hui de jouer sont devenus, avec le temps, des compagnons de route indispensables, et même nécessaires à l’homme. Le moindre retour en arrière nous semble inimaginable. Il nous apparaît dès lors inconcevable de vivre sans le langage. Cette faculté prend presque la place d’une mère pour l’enfant, qui grandit avec, au point de ne plus pouvoir se rappeler avoir vécu sans et au point qu’elle en deviennent comme une seconde nature pour lui. Cette proximité de l’homme avec le langage font que peu de choses lui semblent aussi familières que peut l’être le langage. À travers ce mode de vie en communauté que l’humanité mène presque unanimement, l’homme ne peut passer à côté du langage pour s’exprimer et communiquer avec ses semblables sur tous types de sujets, tant ceux touchant aux affects, qu’aux échanges plus formels et quotidiens. Le langage a une réelle fonction dans nos vies. En tant qu’outil de la pensée humaine, il régit, presque à lui tout seul, les relations des hommes entre eux afin de les rassembler et de les faire coopérer au sein d’un groupe donné. Le langage en devient alors indissociable de sa fonction communicatrice, tout comme la fonction du cœur est de permettre la circulation sanguine au sein de notre corps, et celle du rein de filtrer notre sang. Cette fonction du langage organise et façonne toute entière la structure du langage, déterminant tout son fonctionnement. En étudier ses différents manifestations et son cadre, sans pour autant s’attarder sur sa fonction communicatrice mènera donc obligatoirement à une observation restreinte et incomplète du langage. C’est dans sa structure même qu’il se destine à la communication. Il est la réunion d’une part d’un signifié, qui renvoie à une idée ou à un concept présent dans notre esprit, comme celui de la table, par exemple. D’autre part, du signifiant, qui réunit une suite de sons organisés suivant des normes et des règles précises en fonction des différentes langues. L’extériorisation de nos idées et de nos pensées grâce au signifiant fait du lavage le lieu de l’interlocution. À travers une observation linguistique du langage, comme a pu le faire Jakobson son article « Poétique et linguistique », issu de son Essai de linguistique générale paru en 1981, il semble pouvoir servir à une infinité d’usage, que Jakobson classe en différentes catégories. Il reprend ici le schéma établie par Claude Shannon et Warren Weaver sur la communication. Le message porté par le langage posséderait dans un premier temps fonction référentielle, dans le cas d’un contenu informatif. Dans d’autres cas, il permet de maintenir le contact entre le locuteur et le destinataire, lorsqu’il est question de sa fonction dite « phatique », comme « allô » ou « eh bien ». La fonction expressive touche quant à elle aux affects, tandis que la fonction poétique s’intéresse à l’esthétique et à la forme du message. La fonction conative cherchent à déclencher une action chez l’interlocuteur. Enfin, fonction métalinguistique le locuteur prend le code linguistique qu'il utilise comme objet de description. Toutefois, peu importe la fonction du message transmis il est toujours question de relier l’émetteur au receveur. De ce fait, le langage, en tant qu’objet d’étude implique nécessairement sa fonction communicatrice, qui en est une composante essentielle, sans laquelle il n’est plus.
Cependant réduire le langage au rang de moyen et d’instrument de la pensée, qui aurait pour but de transmettre un message, c’est considérer qu’il est capable de rendre compte de toutes les particularités et les nuances de la pensée humaine.
II. Mais le langage ne rend pas compte de toutes les subtilités de la pensée
Les pensées sont un coffre scellé dont le langage en est la clé. Elles agissent dans le champ fermé de notre conscience, ne pouvant s’en extraire par elle-même pour toucher les autres consciences. Autrui donc ne peut en avoir la certitude et la connaissance précise que par la médiation au langage. Il est l’instrument de la pensée, dans sa volonté de transmettre un message. Le langage serait donc un outil au service de la pensée. Cette conception de la relation du langage avec la pensée semble être la plus évidente aux premiers abords et celle qui apparait la première dans notre esprit, où les idées préexisteraient les mots. Poser la question du lien qui relie pensée et langage amène nécessairement à se demander si une langue parfaite est possible. Or, certaines expressions du langage courant semblent contredire cette conception instrumentaliste du langage. Ainsi, nous disons qu’il « faut réfléchir avant de parler » ou lorsque nous « cherchons nos mots », l’idée est bel et bien présente dans notre esprit, pourtant nous peinons à trouver le mot qui lui correspond. Ces moments sont sources d’agacement, voire même d’énervement envers cet instrument imparfait qu’est le langage. Il ne parvient pas à remplir correctement sa fonction communicatrice. L’imperfection du langage ne parvient pas seulement dans ce genre de cas. Elle est courante, voire même omniprésente dans son utilisation. La transmission du message, aussi proche soit elle de la pensée, n’est jamais absolument transparente. Elle subit au cours de ce processus multitudes de pertes et de déformations. Le langage ne parvient pas à rendre compte de l’infinité de nuances de la pensée. Il n’est capable que d’attribuer, ce que Bergson nomme dans son essai sur Le Rire, des « étiquettes » que l’on colle sur les choses. Plus précisément, dans son essai, Bergson a porte son attention sur les différents hiatus que le langage ne parviendrait à éviter, notamment lorsqu’il est question d’états d’âmes et de sentiments. Cette dégradation du langage par rapport à la pensée repose majoritairement sur le fait qu’il est le résultat d’une œuvre collective, modelé et façonné au cours des siècles passés, et donc commun à tous, au contraire de la pensée, qui est par définition unique. De ce fait, même si nous ne cessions de l’enrichir continuellement, il ne parviendrait jamais à exprimer entièrement et fidèlement le vécu personnel de chacun. Le langage est dans l’incapacité de rendre compte de toute la singularité des états d’âmes et de nos sentiments, ne s’attachant qu’aux états généraux des choses. Cette rupture est particulièrement visible à travers ces quelques mots : « je t’aime », qui existent sous mille nuances, variant en fonction de l’histoire et du passé de chacun. De ce fait, si le langage est un outil de la pensée, il n’en est qu’un outil imparfait, perdant ainsi toute sa valeur.
Cette conception instrumentaliste du langage semble être si fermement ancrée dans nos esprits, et sans cesse renforcée par les expressions de la langue courante, que l’examen dans cette relation de réciprocité et de dépendance du langage et de la pensée s’arrête généralement à cette première idée. A partir de là, quiconque tente d’approfondir le sujet se heurte rapidement à des obstacles, voire même à des impasses. Chercher à déterminer qui du langage et de la pensée fut la cause de l’autre, provoque le même trouble que devant cette question si souvent posée : « Qui de l’œuf ou de la poule apparu en premier ? », cherchant inlassablement à mener l’interlocuteur tout droit vers une impasse. Or, dans cette première énigme, l’interlocuteur s’interrompt généralement avant d’avoir pu entrevoir l’impasse en question, avançant l’idée que le langage, en tant qu’outil de communication de la pensée, est postérieur face au signe qui le précède. Ce présupposé reste toutefois discutable. Avancer l’idée que notre esprit donne naissance aux signifiants, revient à penser que avant d’être verbalisée ma pensée était parfaitement définie et structurée, sans même avoir eu besoin de poser de mots dessus. Il arrive pourtant que nous exprimions nos pensées avant même qu’elles n’apparaissent dans notre esprit comme un tout défini au préalable. Avant d’être verbalisées, ces pensées étaient vagues et confuses. Ce sentiment apparaît plus clairement encore au cours de l’écriture d’un journal intime, ou d’une séance chez le psychologue. Ce n’est qu’une fois après avoir posé des mots sur nos états d’âmes, et plus généralement sur nos ressentis, que nos sentiments s’affirment, nous semblant moins confus qu’il ne pouvaient l’être jusqu’alors. Poser sur papier notre intériorité, nous aide à clarifier et décrire des sentiments dont nous peinions d’en définir la nature. Se livrer sur son intériorité a donc un pouvoir bien plus grand qu’il n’y parait au premier abord. Cette activité ne nous permettrait pas simplement de nos décharger d’un poids qui nous encombrerait. Elle pourrait aussi, grâce au recours aux mots, clarifier nos pensées, jusqu’à nous en faire émerger de nouvelles. C’est en tout cas la thèse soutenue par Hegel dans son essai Philosophie de l’esprit, qui constitue la troisième et dernière partie de l'Encyclopédie des sciences philosophiques. Il y avance ainsi l’idée que sans les mots, la pensée est incapable de prendre une forme définitive et aboutie. Le langage est nécessaire à la pensée. Elle se calque sur les mots pour prendre une forme fixe et compréhensible, tant de l’individu, que de ses interlocuteurs. Notre conscience ne peut se réaliser et prendre forme qu’à travers les mots. Autrement dit, je ne connais mes pensées qu’une fois que je les aient formulées sous formes de mots. La relation du langage avec la pensée en est donc davantage compliquée et ambigu, puisqu’elle flotte tout rapports de création de l’un sur l’autre. Le langage ne se définit pas seulement comme un instrument de la communication. Il a un rôle bien plus important. Il ne permet pas moins de transmettre un message que de lui donner donner une forme claire. À travers l’expression « chercher ses mots », c’est bien plus que de simples signifiants que nos cherchons, c’est notre propre pensée. Toutefois, si nous ne pouvons réduire le rôle du langage à celui de moyen, alors comment pouvons-nous le définir ?
Si le langage ne peut être réduit à sa conception instrumentaliste, ne pouvons donc pas le considérer par lui-même, c’est-à-dire comme une fin en soi ?
III. Le langage peut se considérer comme une fin en soi
Le langage a donné à l’homme un pouvoir unique. Dès lors qu’il a su le maîtriser, le monde lui est apparu différemment. Sa vision n’était plus des animaux qui entrent dans un contact direct avec la réalité. Ils sont en quelque sorte dans une présence pleine et immédiate avec leur environnement, et leurs perceptions ne font l’objet d’aucun examen ni médiation avec leur esprit. L’homme a au contraire pu accéder au monde des représentations. Le langage a eu l’effet sur lui d’une médiation avec le monde, qui sans laquelle n’existerait pas dans son esprit. Il n’aurait pas pleinement conscience des liens qui régissent ce monde et de la place auquel il prend part. Nous ne sommes pas seulement passif dans nos perceptions comme nous aurions tendance à le penser. En réalité, pour Cassirer, dans Essais sur l’homme, nos perceptions ne sont jamais seules. Elles sont toujours médiatisées par un jugement ou un symbole. Pour cela, il s’appuie des travaux de J.V. Uexküll, qui dans son essai Milieu animal et milieu humain, publié en 1921, a tenté de comprendre ce que cela faisait de percevoir en tant qu’être de raison, prenant pour y parvenir l’exemple de la tique. Ce choix s’explique par la simplicité de son fonctionnement et de sa vie. La vie de cette dernière commence par l’un des plus gros efforts qu’elle aura a faire de sa vie, c’est-à-dire monter en haut d’un arbre ou de hautes herbes puis d’attendre des jours, des semaines, voire des années, dans l’espoir qu’un mammifère passe sous la branche pour se laisser pour tomber. Ses perceptions étant extrêmement limitées, elle n’est prévenu que grâce à l’odeur de l’acide salicylique, c’est-à-dire l’acide produit par la sueur des mammifères. Cet exemple met en lumière le schéma autour duquel la vie de la tique s’organise. Il y a d’une part le pôle récepteur : les organes sensoriels. D’autre part, le système effectuer, qui correspond à des organes actentiels, ceux permettant l’action. Ce fonctionnement très restreints lui permet d’être complètement adapté à son mode de vie. Toutefois, bien qu’elle agisse de manière mécanique, ce n’est pas pour autant qu’elle est une machine. Elle reste un sujet. Cette manière d’agir, sans raisonner, s’explique par le fait qu’il n’existe pas de médiation avec ses perceptions, contrairement aux hommes. « Toute la richesse du monde entourant la tique se racornit et se transforme en un produit pauvre, composé pour l’essentiel de seulement trois signes perceptifs et trois signes actantiels : c’est son milieu (Umwelt). La pauvreté du milieu conditionne cependant la certitude de l'activité, et la certitude est plus importante que la richesse. ». Son rapport avec le monde en est donc moins riche que celui des hommes, ce qui n’en reste pas moins une chance pour elle. Au contraire, si ses perceptions se multipliaient elle risquerait de s’égarer de son but et ne posséderait plus aucune coordination. De ce fait, l’humain qui obéit à un milieu bien plus complexe fonctionne sur le même principe. Pour Cassirer l’homme est un animal symbolique et ce caractère symbolique est dû en partie à sa nature culturelle. Ce qui fait aujourd’hui parti de nous, presque comme une seconde nature, apparaît encore plus clairement dans Le miasme et la jonquille, dans lequel A. Corbain met en avant le fait que les odeurs aient été associées à un symbole. C’est ainsi que la transpiration est devenu une marque de manque d’hygiène alors qu’elle a longtemps été considérée comme un de virilité. Or, les animaux comme les chiens ne possèdent pas cette faculté. I. Pavlov prouvera ainsi que les chiens ne sont pas capables de faire de médiations mais réagissent simplement au stimuli. La présence de l’homme signifie, par exemple, pour eux, le stimuli de la nourriture. Sans le langage, l’homme retournerait donc à l’état d’animal, pas seulement pris au sens biologique mais également intellectuel. Il ne serait plus jamais capable de s’immerger complètement dans son milieu, comme il le fait aujourd’hui en lui associant des symboles.
Le langage ne se soumet donc pas simplement à la pensée dans un rapport de servitude comme nous l’avons si souvent affirmé à peine la question formulée, avec en tête les nombreuses expressions de la langue courante et nos propres préjugés. Le langage a un réel pouvoir sur la pensée. Il la fonde, ne cessant sans cesse de la modeler et de la façonner au fil du temps. La réponse à l’énigme « Qui de l’un donna naissance à l’autre ? » ne peut donner être de manière catégorie et aller en faveur de l’un plutôt que de l’autre. Il n’existe pas d’ordre précis entre signifiant et signifié, c’est-à-dire entre mots et pensée. Ce n’est pas un duel dans lequel les deux se font face. Chacun forge l’autre dans une relation de réciprocité. Notre manière de parler sera à l’origine de notre manière de penser et notre parole sera elle aussi le résultat de notre pensée. En réalité, l’homme en tant qu’être de culture est modelé par l’influence du social sur sa manière de concevoir et de penser son environnement. Autrement dit, le pouvoir immense du social et du culturel influe et s’immisce au plus profond de nous, nous conditionnant à voir et à penser les choses par rapport au groupe auquel nous nous rattachons. Ce concept de culturel tourmentera d’ailleurs les nombreux débats du siècle dernier, avec notamment l’hypothèse Sapir-Whor, portant l’idée que notre langage conditionne notre manière de penser et de percevoir. Cette hypothèse a notamment été portée par Whorlf dans « Sciences et linguistics », pour qui tous les hommes ont l’impression que leur système linguistique correspond directement à leurs perceptions et leurs pensées, comme si le langage n’était qu’un instrument qui au fond n’a aucun influence sur ce que nous percevons ou sur ce que nous pensons. Au contraire, pour Whorlf, il s’agit bel et bien d’une illusion qui viendrait nous structurer au plus profond de notre être. Cette illusion, l’homme l’a oubliée ou n’a tout simplement plus conscience du rôle joué par le système linguistique car il lui a été inculqué dès le plus jeune âge, le conditionnant ainsi dans une manière bien précise de voir le monde. Pour autant, si l’on compare différentes langues, et donc différentes cultures, entre elles, nous pouvons aisément nous rendre compte des différences dans la manière de voir le monde. Le français, qui n’a aucune racine commune avec le hopis, possède une multitude de mots pour désigner tous types d’objets volants. Or, le vocabulaire des hopis sur ce sujet est beaucoup plus pauvres puisqu’ils ne sont capables de déterminer que s’il s’agit d’un oiseau ou non. Cette pauvreté du langage est présente dans chacune des langages, même le français, qui comparé aux esquimaux ne possède pas beaucoup de vocabulaire pour désigner les différents types de neiges. Tout ceci s’expliquent par les besoins auxquels sont confrontés les différents peuples du monde, qui adaptent de ce fait leur langue à leur environnement. A travers ces exemples, Whorlf introduit un nouveau principe de relativité dans le langage, et donc la question de savoir quelle langue donne accès à la réalité et donc s’il existe une langue parfaite. Or chaque langue est une part d’un immense puzzle : celui de la réalité. Chacune d’entre elles apporte des éléments de la réalité en fonction des besoins qu’elle rencontre.
Conclusion
Pour conclure, le langage est bien trop souvent défini dans un rapport de servitude vis-à-vis de la pensée, qui ne lui donnerait vit que pour faire de lui un outil de la communication. Or, cette conception instrumentaliste du langage est discutable. Elle est bien trop reteinte et incomplète, n’abordent qu’un aspect de leur relation. Ne voir le langage qu’à travers sa fonction communicatrice, c’est ne pas en voir toute sa spécificité et le réduire à un simple code.
Le langage n’est pas seulement un moyen au service de la pensée, mais une fin en lui-même, notamment à travers sa faculté de représentation, qui nous permet de constituer notre monde. Les mots cachent toujours la pensée qui les a fait naitre. Pour autant, sans l’existence d’un mot, c’est-à-dire d’une caractéristique générale, serions nous capable de nous faire une idée de cette chose ? Sans mots, notre pensée ne serait sans doute jamais construite. Nous vivrions dans un monde chaotique et brouillé, dont notre seul accès ne nous donnerait le droit qu’à des impressions et des sensations floutées.