Zola s’est intéressé aux mutations de son époque, et dans Au Bonheur des Dames, il a entrepris de faire « le poème de l’activité moderne », et de se concentrer sur les nouveaux grands magasins qui viennent détrôner les anciennes boutiques.
Dans le chapitre IX, Zola nous présente la grande vente qui suit les travaux magistraux réalisés grâce au baron Hartmann et qui permettent à Mouret de posséder le pâté de maison et de réaménager l’espace intérieur. C’est entre 4h et 5h que la vente bat son plein, et que les inventions de Mouret finissent par séduire complètement les clientes. Dans quelle mesure Zola démontre-il la puissance de cette nouvelle forme de magasin ? Nous analyserons dans un premier temps la philosophie commerciale de Mouret, puis nous étudierons le magasin comme étant un lieu infernal.
I. Une stratégie commerciale ingénieuse et novatrice
Zola présente la philosophie de vente du directeur du Bonheur des Dames. Zola qualifie Mouret d’homme ingénieux et novateur : « toutes les inventions de Mouret ». Son génie s’exprime dans trois domaines : la campagne publicitaire, la baisse des prix et l'attrait des clientes.
Tout d’abord, sa campagne publicitaire est organisée autour de trois axes : « d'annonces payés aux journaux », affiches placardées et catalogues. Non seulement il quadrille la ville par les moyens publicitaires possibles mais il inonde la capitale, comme le montre l’accumulation de sommes hyperboliques « soixante mille francs », « les dix mille affiches », « deux cent mille catalogues » : ces chiffres astronomiques révèlent sa perception de la publicité en amont de la vente : il a compris quelle est l’apport de la publicité pour la réussite de la vente. Et l’apothéose de sa réussite est exprimée par les lancers de ballon : « quarante mille ballons rouges qui avaient pris leur vol dans l'air chaud des magasins, toute une nuée de ballons rouges qui flottaient à cette heure d'un bout à l'autre de Paris, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames ! » De plus l’organisation des comptoirs montre l’agencement du magasin. Elle est pensée de manière à obliger les clientes à déambuler dans tout le bâtiment.
De plus, la baisse des prix, les solde et les rendus constituent une stratégie commerciale qui encourage la consommation. Cette dernière prend tout son sens dans la phrase « C'était l'heure où la cohue, fouettée de réclames » : les clientes ne veulent pas perdre une bonne occasion, elles achètent donc un article sans en avoir besoin. Mouret multiplie les stratégies pour faire connaître le magasin. La réussite de la réclame permet de rentabiliser l’investissement financier qu’il représente : « les 60 000 francs d’annonces payés aux journaux ». Zola attire l’attention du lecteur sur les différents dispositifs que Mouret met en place pour attirer les clientes et diminuent leur résistance face aux dépenses : « elles restaient secouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse des prix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes ». Mouret a le courage de prendre de grands risques et d’innover, il en résultat un engouement, une frénésie de la part des clientes. Il crée des besoins et produit des comportements compulsifs.
Nous pouvons aussi insister sur le choix que Zola fait de décrire le Bonheur des Dames à l’heure de la fermeture, le moment de tous les excès. Zola marque ainsi dans cet extrait la progression de la journée jusqu’à ce moment d’acmé : « dernier mot », « note aiguë », « fièvre croissante », « dernière fois », « heure dernière » : « c’était l’heure où la cohue achevait de se détraquer ». Il nous montre un phénomène de perte de contrôle savamment organisé par Mouret. Il met ainsi en valeur tous les excès auquel se livrent les clientes : excès dans la consommation du buffet : « se ruaient », « se gorgeaient », « 80 litres de sirop » « 70 bouteilles de vin », « 40 000 ballons ». C’est en accumulant les chiffres qu’il met en lumière l’énormité de la machine qu’est devenu le magasin. Il se joue même une violence entre certaines clientes qui font des caprices, comme Mme de Bôves qui veut un ballon et Mme Desforges qui veut des affiches et qui pense à humilier Denise. A la fin, il faut se battre pour sortir, et Zola évoque le « massacre » des soldes.
II. Un lieu de corruption et de tentation
« Au Bonheur des Dames » est un lieu de corruption et de tentation. C’est tout d’abord un lieu infernal. Ce magasin se présente comme un labyrinthe dont elles n’arrivent pas à sortir. Mme Marty, par exemple passe de rayon en rayon sans réussir à sortir : « elle traversait une fois de plus… » et la succession des verbes à l’imparfait « retombait », « retournait » », « poussait » marque bien le côté itératif de son parcours. Zola présente en fait ce lieu comme un enfer par le biais d’une métaphore filée qui début dès le début du passage, comme on peut le voir avec la présence de la couleur « rouge » et l’omniprésence du champ lexical du feu : « incendie » (x2), « flamme », « feu », « braise », « brûlait ». Par ailleurs, Zola mentionne que l’atmosphère est surchauffée, mais aussi que le lieu est entouré de « coulée d’ombre ».
C’est ensuite un lieu de tentation et un piège pour les femmes. Le champ lexical de la brillance : « miroitaient », « s’allumaient », « brûlaient », « diaprés », « resplendissaient »…Le magasin est un lieu où s’expose le luxe de manière à tenter toutes les femmes. Les étalages rivalisent d’imagination pour mettre en valeur les marchandises : « palais de gants et de cravates ». Zola use à de nombreuses reprises des accumulations pour faire ressortir cette abondance de luxe. Et il n’est pas anodin que l’adultère s’épanouisse « Au Bonheur des dames », comme on peut le voir avec la rencontre de M. de Bôves et de Mme Guibal. Cet enfer tentateur déteint sur les femmes, et Mme Marty ressort de ce lieu comme si elle « s’était brûlé la vue et le teint », tandis qu’au contraire, grâce à ses clientes qui promènent leurs ballons rouges, le magasin atteint « le ciel ».
Enfin les clientes sont des victimes volontaires. La première phrase de Vallagnosc donne un éclairage particulier à cette scène : « On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense ». Phrase méprisantes pour les femmes mais qui évoque des problématiques évoquées à l’époque : les femmes n’étant pas suffisamment éduquées alors, elles ne parvenaient pas toujours à résister aux sirènes du marketing naissant. Le paradoxe de la victime-reine savamment orchestré par Mouret : les femmes sont reines chez lui, mais en fait elles sont complètement dominées par leur folie d’achats. Elles ne parviennent pas à résister à toutes les « inventions » de Mouret. Zola use, pour évoquer leur rapport au magasin de termes métaphoriques évoquant d’un lien impossible à défaire : « ne pouvant s’en détacher », « retenue par des liens si forts ». Par ailleurs, certains termes signalent une annihilation de leur volonté : « lasse », « s’abandonnait ». La métaphore qui montre cette incapacité à se contrôler est double : Mme Marty est assimilée à un « enfant » « ivre » : ces deux termes renvoient à l’absence de contrôle et de raison.
III. Un lieu malsain
Ce magasin est un lieu malsain. il s’y développe la maladie de la consommation. Pour rendre compte de la frénésie qui saisit les femmes dans le magasin, Zola fait référence à des termes médicaux : « fièvre », « crise », « nerfs », « névrose ». Il décrit Mme Marty comme si elle souffrait d’une maladie : « traits tirés », « yeux élargis d’une malade ». Cette folie de tissus et de vêtements apparaît comme quelque chose de malsain. Il y a l'idée d’un déséquilibre dans les termes « détraquement » et « détraquées » ainsi que dans l’évocation d’une « passion ». C’est en profitant de cela que les vendeurs parviennent à faire acheter plus aux femmes. La force de ce lieu est de faire perdre aux femmes leurs repères, ce que l’on retrouve à la fin du passage, avec l’effet de chute qui provient du retour à l’extérieur, au frais, loin de la chaleur du magasin, de Mme Marty « terrifiée » par la facture et « effarée » après ces moments passés dans le grand magasin. Zola montre que les clientes reines se métamorphosent en femme malades, avec la description du processus de l’achat compulsif. Les clientes sont décrites comme toutes-puissantes par Zola par le biais d’une métaphore filée qui les associe à un peuple conquérant qui aurait envahi le magasin : « les femmes régnaient », « souveraines ». Il utilise ainsi des termes qui évoquent les combats : « horde envahissante », « pays conquis », « campaient », « pris d’assaut », « tyrannie ». En cela, on retrouve bien l’idée affirmée à plusieurs reprises par Mouret, que les femmes sont chez elles au bonheur des dames.
De plus, face à ces clientes toutes puissantes, les vendeurs sont déshumanisés : ceux qui sont les véritables victimes de cette tyrannie des clientes, ce sont les commis qui doivent subir tous leurs désirs, et se voient ainsi réifiés : « assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses ». Les femmes sont dépossédées d’elles-mêmes : elles dépensent beaucoup d’argent. Mais le plus étonnant est leur métamorphose: « les minces tenaient de la place », « sans politesse », etc. Dans l’ivresse de la dépense, les femmes finissent par être dépossédées d’elles-mêmes, et perdre leurs usages et leur éducation. C’est un lieu presque inquiétant, où les bas instincts ont leur place. Enfin, Zola individualise plusieurs clientes afin de mettre en scène les différents profils d’acheteuse qui toutes se métamorphosent. Le Bonheur des dames comble les femmes en leur donnant l’impression qu’elles sont chez elles et en leur proposant des affaires, mais, en fait, Zola nous le montre comme un lieu véritablement dangereux.
Conclusion
Zola est favorable au nouveau commerce, mais il montre aussi les ravages qu’il peut faire chez certaines personnes qui ne parviennent pas à résister aux sirènes des réclames et des bonnes affaires, d’où la comparaison avec un enfer.