Les lois permettent de maintenir l’équilibre dans les sociétés et donc la cohésion, elles définissent nos droits et nos devoirs et organisent nos sociétés. Ces lois sont le plus souvent un reflet de la morale qui a cours dans une société donnée à un moment donné, et parce que la pensée évolue et que l’homme n’a jamais de cesse de questionner ses actions et de remettre en cause son mode de pensée, la morale évolue entraînant dans son sillage une évolution des lois sous la pression de la société quand elle souhaite un changement. En tant que citoyens responsables et soucieux de conserver une société unie, nous sommes priés de respecter ces règles, car les lois sont supposées en accord avec la morale ambiante.
Mais peut-il être juste de désobéir à la loi ? La loi est-elle toujours juste ? La loi découle-t-elle forcément toujours de la morale ? Et quand ce n’est pas le cas, faut-il continuer à lui obéir ou peut-on la transgresser au nom d’une cause supérieure ? Serait-il alors pire d'obéir à la loi que de lui désobéir ? La désobéissance civile est-elle uniquement un droit ou peut-elle être un devoir ? Voire, est-ce un devoir moral ? Nous allons voir dans un premier temps pourquoi désobéir à la loi n’est pas une action juste dans le sens qu'elles garantissent l'ordre social, puis nous allons voir que désobéir aux lois injustes peut être juste, et enfin nous allons voir qu’il est même parfois souhaitable de désobéir aux lois, au nom d’une morale ou raison supérieure et pour que les lois évoluent en fonction des aspirations nouvelles de la société.
I. Il n’est pas juste de désobéir aux lois qui garantissent l’ordre social
Tout d’abord, nous pouvons dire qu’il n’est pas juste de désobéir aux lois établies qui garantissent l’ordre social.
La loi organise la paix sociale et doit être respectée pour garantir la stabilité de la société. En effet, Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle, défend dans son œuvre Léviathan (1651) qu’aussi “longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tiennent en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre et cette guerre est guerre de chacun contre chacun”. Les lois constituent ainsi la base de toute société. Elles existent et nous régissent, car nos valeurs et nos morales ne sont pas assez pour nous permettre de vivre de façon civilisée et unie. Sans les lois, le chaos s’ensuit. Ainsi, désobéir à la loi est source de désunion civile, car cela implique que des individus s’autoproclament supérieurs à la loi.
Les lois, qui comprennent les décisions de justice, disent la vérité et il faut y obéir sans se demander si elles sont justes pour garantir la stabilité de l’État et la cohésion sociale. C’est la thèse défendue par Thomas Hobbes dans son ouvrage Le Citoyen où il explique la nécessité de laisser “la connaissance de ce qui est juste et de ce qui est injuste [...] à l’État”. Selon lui ce qui est juste ou injuste est déterminé par le pouvoir politique : “les rois légitimes rendent une chose juste en la commandant, ou injuste lorsqu’ils en font la défense”. Selon Thomas Hobbes les lois sont par définition justes, et désobéir aux lois serait donc injuste. Pascal acquiert que les lois puissent être injustes. Il défend cependant qu’il faut tout de même y obéir. Même la réflexion sur le fait que ces lois soient justes ou pas n’est pas nécessaire puisqu’il “y faut obéir parce qu’elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs" (Pensées, Pascal, 1670).
Si les individus pensent la loi injuste ou inappropriée, il faut faire évoluer le droit par les moyens autorisés et non pas par la désobéissance ou la violence. Pour faire avancer/évoluer la loi, il n'est pas toujours nécessaire d’y déroger. C’est la thèse que défend Socrate dans Criton écrit par son disciple Platon. Dans cet ouvrage, Socrate s'engage dans une conversation intense avec ses partisans pour savoir s'il doit ou non fuir la ville qui vient de le condamner à mort. Ainsi, selon Socrate “par tout il faut faire ce qu’ordonnent l’État et la patrie, sinon la faire changer d’idée par des moyens qu’autorise la loi”. En pratique, ceci pourrait correspondre au droit de grève autorisé par la loi pour protester. Le droit de grève est étroitement lié au droit des salariés de négocier collectivement avec leur employeur ainsi qu'au droit à la liberté d'association. Pour les travailleurs, cela signifie généralement le droit à la fois d'adhérer à un syndicat et d'y participer activement. Le droit de grève est donc bien un moyen de manifester des vœux de changement dans une société ou dans une domaine de travail sans enfreindre la loi. Les lois permettent l’évolution, il n’est donc pas nécessaire de les désobéir. La liberté d’expression, qui inclut la liberté de la presse, est également un droit accordé par les constitutions démocratiques nous permettant de faire évoluer le droit si on considère qu’il est injuste. L’exemple du “Manifeste des 343” de 1971 démontre clairement comment l’utilisation de ce droit peut permettre de faire avancer les lois. En effet, en 1971 343 femmes, dont Simone de Beauvoir et Catherine de Neuve parmi d’autres femmes connues à l'époque, déclarent dans le numéro 334 du magazine Nouvel Observateur avoir déjà avorté et réclament un droit à l'avortement, alors interdit en France. Ce manifeste est publié bien avant la lutte de Simone Veil pour le droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG), mais a permis le lancement de ce mouvement féministe dans les années 70.
II. Mais il est parfois plus juste d'obéir au bien qu'à la loi
Quand il n’est pas possible de faire avancer le droit par des moyens autorisés par la loi, n’est-il pas parfois plus juste de tout de même désobéir à une loi injuste ou qui ne va pas dans le sens du Bien ?
Dans certaines conditions, désobéir aux lois peut être juste. Désobéir aux lois établies par un pouvoir illégitime ou qui établissent une inégalité peut être juste. Martin Luther King, militant dans les années 60 pour le mouvement des droits civiques, reprend dans sa Lettre de la prison de Birmingham, (1963) l’affirmation de Saint-Augustin qu’ “une loi injuste n’est pas une loi”. Ces deux hommes distinguent donc bien deux catégories de lois : les lois justes et les lois injustes. Lorsque la loi est établie par un pouvoir illégitime ou établit l’inégalité devant la loi, c’est une loi injuste à laquelle il faut désobéir, car ce n’est pas une loi. Une loi injuste ne permet pas le bien-être de la population et n’a pas été élaborée par des représentants choisis par les citoyens. Martin Luther King donne l’exemple dans le cadre du mouvement des droits civiques, d’une loi établie et imposée par la majorité pour une minorité : “Une prescription imposée à la minorité qui n’a pris aucune part à son élaboration ou à sa promulgation, faute de disposer du droit de voter librement, est une loi injuste”. Par exemple, le refus de Rosa Parks de céder sa place à un blanc dans un bus qui a conduit à des manifestations et finalement à l’Arrêt Browder v. Gayle qui a établit que la ségrégation dans les bus est anticonstitutionnelle.
Le bien est une valeur supérieure à la loi et le concept d’équité vise à éviter l’injustice de la loi dans certaines circonstances. Le but de la loi est le bien commun. Le bien n’est pas toujours synonyme d’une justice établie par les lois. Henry D. Thoreau, philosophe, essayiste et poète du XIXe siècle, affirme dans son ouvrage Résistance au gouvernement civil qu' “il n’est pas souhaitable de développer pour la loi un respect qui soit aussi fort que celui qu’on voue au bien”. Mais celles-ci ne sont pas toujours universalisables et quand finalement l’obéissance à une loi créée une injustice, il ne faut pas l’appliquer à la lettre. Il faut alors juger en équité et écarter l’application à la lettre de la loi : “le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d’obéir aux exigences de la justice et du bien public. C’est à cela que sert l’équité”. D’ailleurs, l’equity law en droit anglo-saxon qui dans certaines matières permet de rétablir l’égalité entre les parties quand les lois sont trop rigides et peuvent entraîner une injustice n’existe pas en droit français où “on juge en droit, pas en équité”. Juger en équité en droit français, c’est désobéir à la loi.
III. Il est parfois même un devoir de désobéir aux lois
Si désobéir à une loi peut être juste, n’existe-t-il pas un devoir de désobéissance à une loi injuste ou qui ne reflète plus les aspirations d’une société ? En effet, nous avons un devoir de désobéir à la loi au nom d’une morale ou raison supérieure et pour que les lois évoluent en fonction des aspirations nouvelles de la société.
Nous avons tous un devoir de désobéir à une loi non conforme à la morale supérieure ou qui va à l’encontre de droits inaliénables/intangibles de l’homme ou de “droits supérieurs”. En effet, les lois sont établies par les hommes et ne sont donc pas forcément en accord avec une morale supérieure ou des droits fondamentaux. C’est ce qu'établit Martin Luther King dans sa Lettre à Birmingham : “une loi injuste est une prescription qui ne se trouve pas en harmonie avec la loi morale”. Certains pensent également qu’une loi ne peut qu’être juste si elle est en accord avec la voie de Dieu. Antigone, par exemple, se rebelle contre son oncle Créon qui a refusé d’enterrer Polynice, le frère d’Antigone dans la pièce de Sophocle. Cet acte de rébellion est devenu un symbole de justice : “CRÉON : Et tu as osé passer outre à mon ordonnance ? ANTIGONE : Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée [...] Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines”. Antigone n’obéit ici qu’aux lois divines, les lois véritablement justes. Ainsi, dans le cas où les lois oppressent et qu’elles ne soient pas en accord avec les lois des Dieux ou d’une morale supérieure, ne serait-ce pas un devoir d’y désobéir ? Y obéir ne serait-ce pas être passif aux injustices et donc moralement condamnable ? Même certaines constitutions établissent les droits inaliénables et imprescriptibles de l’homme. Le préambule de la constitution de la Ve République, par exemple, renvoie aux droits établis dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, comme la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
Le devoir de résistance existe pour faire évoluer la société vers la liberté et pour le respect de la coopération sociale entre des individus libres et égaux. L’homme aspire à la liberté et à une amélioration de la vie des individus. Lorsque les idées évoluent et que le droit n’est plus le reflet de ces idées, la désobéissance civile est un acte politique dont l’objectif est de faire évoluer le droit et les institutions. En effet, les lois ne permettent pas toujours de faire évoluer les lois de manière légale, des mesures de désobéissance civile sont donc parfois nécessaires pour engendrer de véritables changements. La désobéissance civile, selon John Rawls dans Théorie de la justice “peut […] être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement”. Soit l’un des modes “les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale” et “le moteur du développement historique de la liberté” (Herbert Marcuse, Le problème de la violence dans l’opposition) la désobéissance civile peut être légitime tentant qu’elle soit accomplie dans le but de faire avancer le droit pour qu’il reflète les vœux d’un peuple. L'apartheid (en afrikaans : « apartness ») est le nom de la politique qui a régi les relations entre la minorité blanche et la majorité non blanche d'Afrique du Sud au cours du 20e siècle. Bien que la ségrégation raciale y ait longtemps été pratiquée, le nom d'apartheid a été utilisé pour la première fois vers 1948 pour décrire les politiques de ségrégation raciale adoptées par le gouvernement minoritaire blanc. L'apartheid dictait où les Sud-Africains, en fonction de leur race, pouvaient vivre et travailler, le type d'éducation qu'ils pouvaient recevoir et s'ils pouvaient voter. Des groupes d'Africains noirs, avec le soutien de quelques hommes blancs, ont organisé des manifestations et des grèves, et il y a eu de nombreux cas de manifestations violentes et de sabotage. Même Nelson Mandela, un activiste antiapartheid, a abandonné sa position non violente et a commencé à préconiser des actes de sabotage contre le régime sud-africain. Mandela a été arrêté à un barrage routier à Natal et est ensuite condamné à cinq ans de prison. Malgré les nombreuses lois qu’a enfreintes Nelson Mandela, il est aujourd’hui considéré dans le monde comme un symbole de la démocratie et de la justice sociale, il a reçu plus de 250 distinctions, dont le prix Nobel de la paix et il est devenu le premier président noir en Afrique du Sud, de 1994 à 1999.
Conclusion
La question du devoir d'obéir à la loi est une vieille question abordée par de nombreux philosophes. D’une part, la désobéissance aux lois peut être considérée comme injuste, car ceci contribuerait à la ruine de l’État et de toute manière il est possible de faire évoluer des lois et le droit de façon légal si elles sont considérées comme injustes. Dans le cas où les lois ne vont pas dans le sens du bien ou qu’elles ne soient pas universalisables à toutes circonstances, il peut être justifié de désobéir aux lois comme des lois établies par un pouvoir illégitime par exemple. Mais nous pourrions même argumenter que nous avons un devoir parfois de désobéir aux lois au nom d’une morale supérieure, au nom d'une injustice autorisée par la loi et qui contreviendrait aux lois naturelles, comme un racisme institutionnalisé par exemple.
Une dernière question se pose cependant : qui doit prendre ces décisions difficiles ? Qui peut dire que les principes moraux d'un homme sont justes et que ceux d'un autre ne le sont pas ? Nous arrivons ici à la fonction spéciale que remplit la désobéissance civile dans une société. L'homme qui enfreint la loi au motif que la loi est immorale nous demande, en effet, de lui faire confiance.