La technique désigne l’ensemble des moyens d’action que l’intelligence humaine produit en vue des besoins de l’homme. D’une manière évidente, elle appuie le travail en fournissant des outils de plus en plus ingénieux qui procurent des gains de productivité. Par la suite, elle a largement dépassé le seul cadre utilitariste et réalise un pouvoir de domination : l’homme n’est plus soumis à la nature, mais la nature sert maintenant comme un fond exploitable dans tous ses parts.
Toutefois, son progrès aura créé de nouvelles réalités artificielles qui s’imposent, à un point tel que l’on remet en question la véritable vocation de la technique. La technique est-elle le meilleur moyen pour déployer notre supériorité vis-vis du monde naturel ? Nous verrons dans une première partie que sa raison d’être est originairement de mettre l’homme à un niveau supérieur à la nature. Ensuite, dans une seconde partie, nous remarquerons que la technique est riche en sens et dépasse le seul cadre de l’instrumentalité.
I. La technique met originairement l’homme à un niveau supérieur à la nature
a) La technique est incontournable pour la survie
Si nous rejoignons Aristote quand il cite cette phrase célèbre « la nature ne fait rien en vain » nous remarquons alors que la nature rend bien justice à l’homme lorsqu’il lui dote de l’intelligence technicienne. Est-il possible que l’homme puisse vivre sur terre s’il n’était pas doté de son intelligence, mais se suffisait dans son instinct ? Nous pouvons supposer le fait que son corps s’adapterait aux aléas de la nature, de sorte que son organisme s’adapterait à manger des aliments crus ou à supporter les fortes variations de température. Et pourtant, il n’en est rien dans la réalité. Ainsi, l’intelligence humaine est une faculté inséparable à l’homme, et se demander pourquoi il est le seul être à en disposer revient à savoir pourquoi il est homme.
L’intelligence humaine, qui est la source de la technique, existe préalablement au désir de vouloir créer des outils, comme l’a affirmé Bergson dans L’Évolution créatrice : « L’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originale, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication ». Autrement dit, l’intelligence est naturelle à l’homme au même titre qu’il lui est naturel d’avoir des besoins et d’assurer sa survie. En déployant son intelligence, il a affaire à la technique pour combler ses besoins naturels. Il s’agit alors de la première forme de maîtrise qu’il exerce à l’égard de la nature.
b) La technique comme pouvoir de domination de la nature
Si l’essentiel de la technique est de permettre une existence décente à l’homme, d’où vient l’aspiration, comme disait Descartes dans son Discours de la méthode, qui est de « nous rendre comme maître et possesseur de la nature » ? Nécessairement à cause du désir insatiable de l’homme, passant de degré en degré vers de nouveaux stades de plaisir, de pouvoir et d’honneur. À première vue, la domination de la nature semble être une ambition tout à fait neutre, une façon comme une autre de nous préserver contre les caprices et les dangers qui pourraient nous anéantir facilement. D’ailleurs, la médecine et toutes les sciences qui agrémentent le quotidien des hommes sont déjà des formes de contrôle et de manipulation de la nature, bien que leurs bienfaits se ressentent immédiatement chez les individus qui les appliquent.
En effet, il n’y a pas intérêt à dominer la nature si cela ne rapporte aucun bénéfice dans le cercle direct de l’humain. Descartes a employé ces termes dans le Discours de la méthode : « Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent ». Le véritable sens de ce souhait cartésien peut alors s’interpréter comme étant l’épanouissement de l’homme dans la recherche de sa destinée.
En ayant la capacité d’utiliser la nature et de la transformer en profondeur, la technique semble donc être le moyen de nous rendre maître et possesseur de la nature. Toutefois, même si l’homme a créé un monde artificiel, la technique en tant que moyens d’action n’a-t-elle pas d’autres finalités ?
II. Mais la technique dépasse le seul cadre de l’instrumentalité
a) La technique est le symbole du pouvoir
Force est de constater que la technique resterait un mot abstrait s’il n’y avait pas un support matériel qui le réalise. Effectivement, les hommes du commun ne connaissent pas forcément les soubassements théoriques dans chaque objet technologique : c’est plutôt le prestige et le symbolisme qu’il renferme qui poussent les hommes à s’en procurer. Dans une société, les gestes et les comportements sont sujets à des interprétations en fonction des normes et des valeurs. Par conséquent, le symbolisme touche également les objets techniques. Autrement dit, ce ne sont plus de simples outils destinés à un usage défini, mais le signe extérieur d’une valeur donnée.
Tout d’abord, l’objet technique est le signe d’une domination économique : les nouveaux moyens de production entraînent les hommes à idolâtrer la productivité. Ensuite, il est le signe d’une domination culturelle, car le progrès technique est désormais le critère d’une civilisation avancée. Et enfin, il est le symbole de la puissance militaire, la technologie devient le critère ultime pour hiérarchiser les pays. C’est ce qu’Alain a voulu exprimer dans Le citoyen contre les pouvoirs : « L’art Militaire donne quelques sentiments de la Cérémonie véritable par les Cérémonies préparatoires, qui font déjà sentir à l’Homme, par l’action et le spectacle, qu’Il est plus courageux qu’il ne croit ».
b) La technique renferme une connotation métaphysique
À l’instar d'Heidegger, la philosophie met en avant la place prépondérante de la technique au centre de la réflexion contemporaine. Notons que la technique, avant même l’avènement du Logos en Grèce, avait déjà été répertoriée dans la mythologie grecque. Et au cours de l’histoire de la philosophie, les cercles de réflexion sur l’éthique et la responsabilité technique sont venus bien plus tard. Cela pour dire que la technique revêt un aspect beaucoup plus abstrait qu’on ne le pense, au même titre que l’art. C’est ainsi que Heidegger mentionne dans L’époque des conceptions du monde : « La technique mécanisée reste jusqu’ici le prolongement le plus visible de l’essence de la technique moderne, laquelle est identique à l’essence de la métaphysique moderne ». Ainsi, la technique est la manifestation d’une lacune dans la théorisation de l’Être. En d’autres termes, c’est la manière par laquelle l’homme affirme toute son humanité, en dehors des considérations abstraites ou morales. Selon Heidegger, c’est à travers la technique que la métaphysique aurait dû commencer le questionnement de l’Être.
La technique et la nature entretiennent un rapport antagoniste, ce qui légitime la pensée selon laquelle la technique a comme fin la maîtrise de la nature. L’intelligence humaine, qui est capable de créer des outils, est pourtant une faculté naturelle à l’homme. Au fil du temps, sa capacité se développe en prenant le nom modernisé de technologie, reculant progressivement les barrières de l’inconnu dans la nature. Mais l’ambition secrète qui nourrit cette envolée technologique repose sur la soif de confort et de dignité. Or, d’un point de vue philosophique et anthropologique, la technique est une pratique riche en sens. Non seulement l’objet technique est le support d’un symbolisme dans la société contemporaine, mais la technique révèle aussi une dimension métaphysique et mérite un retour dans le questionnement de l’oubli de l’Être. Devenir maître et possesseur de la nature renvoie à deux déclinaisons : dans la pratique, elle est le pouvoir de mettre en valeur le pouvoir humain sur la nature, mais dans l’histoire de la philosophie, elle sert à repenser l’humanité.
Conclusion
La technique permet donc à l'homme d'assurer sa survie dans une nature hostile et d'améliorer même ses conditions de vie. De ce fait, l'homme permet de dominer la nature, d'en devenir le prédateur ultime, tout en se protégeant de tous les dangers que présente au départ la nature. Et même si la domination de la nature n'est pas un souhait direct, l'homme domine de fait la nature, dans la volonté de suivre sa destinée.
Mais la technique va au delà d'un simple besoin de domination ou d'accomplissement. Par la technique, l'homme acquiert du pouvoir, par ce qu'elle permet mais aussi ce qu'elle représente. La technique assure ainsi le pouvoir militaire, économique ou encore culturel. La technique est enfin et surtout une valeur abstraite, par laquelle l'homme affirme son humanité. La nature a donné à l'homme la faculté de la technique, non pas nécessairement pour être dominée, mais elle permet ainsi à l'homme de questionner son existence.