L’expérience que nous avons tous du temps est celle d’un avancement irréversible et d’un passage : le temps passe, nos proches vieillissent et nous sommes tous voués à mourir. Où allons-nous ? Et où sont passés nos moments heureux ? À l’inverse d’un déplacement spatial, le passé lui est parti et n’est plus accessible par aucun moyen. En effet, l’objet déplacé n’est que dans un autre lieu spatial que je peux atteindre, tandis que le temps s’écoule sans qu’on ne puisse rien y faire. Mais où va-t-il ? Nulle part puisque, contrairement au changement de lieu, le temps semble expulsé hors de notre conception, dans le néant. C’est la raison de bien des peurs et des angoisses de l’Homme. La peur de voir notre bonheur finir, la peur de perdre nous proches, perdus dans un passé qui nous est inaccessible, ou de simplement ne pas profiter du temps qui nous est imparti. C’est alors que naît le désir des choses qui ne passent pas, du temps suspendu, de la vie éternelle, avoir nos proches pour toujours. L’impossibilité d’une telle suspension marque ainsi ce fait que le temps est l’irréductible cadre de notre expérience, ce temps immuable dans lequel nous ne pouvons qu’évoluer sans emprise si ce n’est celle de l’accepter. Et pourtant l’expérience temporelle n’est pas seulement un changement définitif et ancré dans un point temporel perdu à jamais – le retour des saisons, la perpétuation des lois de la nature, le maintien des traditions, sont des perpétuations des passés, une continuité du passé dans notre présent, qui contredisent cette idée de la perte absolue.
Tout s’en va-t-il donc avec le temps ? L’expérience temporelle n’est-elle que celle de la fuite de toutes choses, nous empêchant de réaliser nos plus profonds désirs, ou bien une chose qui nous paraît sans vraiment être, y a-t-il une continuité à travers le temps qui rendrait moins illusoire notre volonté de le suspendre ? Nous montrerons, dans un premier temps, que l’écoulement du temps suppose une certaine destruction. Cela signifie que le temps n’avance que dans un sens unique et à une vitesse unique sur laquelle nous n’avons aucune emprise. Puis, nous nous interrogerons sur l’intérêt et sur la vanité ou non de la vie pour l’Homme. Enfin, nous verrons que toute chose n’est pas forcément victime du temps, et n’en a pas nécessairement de rapport.
I. L’écoulement du temps suppose une certaine destruction
Dans notre conception commune et admise du temps, il est synonyme de perte et de destruction. Ne dit-on pas de quelque chose de solide ou durable qu’il est « à l’épreuve du temps » ?
C’est là que nous vient notre première idée, celle que le temps est une épreuve, et au-delà de ça, que nous n’avons d’autre choix que de l’affronter. Le temps s’écoule inexorablement, depuis des milliards d’années et pour des milliards d’années encore. L’histoire de l’Homme, qui constitue toutes nos connaissances et nos origines, n’est qu’un fragment minuscule et éphémère sur la grande toile qu’est le Temps. Ce temps qui passe, qui fait disparaître et oublier, même les plus grands édifices et les plus grands évènements, à jamais figé dans un passé révolu. Jamais plus nous ne revivrons la journée d’hier, pas plus que le siècle dernier. Cet écoulement érode peu à peu toute chose ayant rapport à nos vies, à commencer par nos vies elles-mêmes. Qui n’a jamais rêvé d’être immortel, de ne jamais vieillir ou de revivre sa jeunesse ? La naissance nous condamne à mourir, et le temps nous rapproche de cette échéance à laquelle nous ne pouvons échapper. D’ailleurs, combien de fois avons-nous entendu dire « ne perds pas ton temps » ou « c’est une perte de temps », nous rappelant que le temps passé est perdu, que nous n’avons aucun moyen d’en avoir d’avantage. Cet écoulement du temps nous condamne tous a avancer avec lui, en emportant tout sur son passage. Il n’y a à première vue pas de moyen de lutter contre lui, et c’est en cela que nous pouvons dire que le temps suppose une certaine destruction.
En effet, nous pouvons assimiler le flot inexorable du temps à une coulée de boue, dans le sens où elle emporte tout, et détruit tout sur son passage sans laisser d’autres choix et sans réellement pouvoir s’en défendre. Mais la différence est que le temps est en tout lieu, et ne dure pas qu’un instant. Le temps à toujours été et sera toujours, pourtant il est impossible de saisir le présent, car c’est une fraction de temps qui arrive à toute vitesse et qui repart aussitôt. À peine le temps de réfléchir à cette question que ce moment est déjà passé. Là où nous pouvons dire que l’écoulement du temps détruit, c’est simplement en regardant autour de nous, ou même en nous. Le temps finit par avoir raison de tout, les bâtiments laissés à l’abandon, les étoiles qui se consument avec le temps, et de manière très personnelle et propre à chacun, le temps dissipe peu à peu nous souvenirs, et efface nos sentiments. Comme le dit Léo Ferré à la fin de sa chanson « Avec le temps » ; « Avec le temps on n'aime plus ». On dit également « L’amour dure trois ans », preuve s’il en est lorsqu’on voit le nombre de couples qui se séparent, qui n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Tous les projets que nous pouvons entreprendre, avec le temps soit échouent, soit finissent par disparaître.
Alors nous pourrions nous demander à quoi bon ? Tous nos projets ne sont-ils pas que vanité en regard de la puissance de ce temps qui passe ? La vie elle-même n’est-elle alors pas que vanité et errance sans but dans l’infini ?
II. L'homme réalise-t-il alors sa vie en vain ?
a) Le temps perçu n’est pas le même que celui qui s’est écoulé
Cependant, le temps que nous percevons n’est pas nécessairement le même que celui qui s’est réellement écoulé. Certains moments « passent plus vite que d’autres ». C’est alors qu’il faut distinguer temps et temporalité, le temps étant l’avancement des aiguilles sur une horloge, la chose immuable et universelle à laquelle nous sommes tous soumis, et la temporalité étant l’attribut de quelque chose qui demeure dans le temps, ainsi que notre perception de celui-ci.
Tout ce que nous faisons, nous le vivons avec plus ou moins d’intensité, mais nous le vivons. Même si nous considérons que tout est voué à disparaître, il n’empêche qu’e ce que nous vivons ou voyons est bel et bien réel.
b) Le temps est impacté par les vies
Par ailleurs, le temps est impacté par les vies. Comme nous l’avons vu par rapport à la temporalité, mais nous pouvons également lutter pour que tout ne passe pas. En construisant plus solide, mais encore en faisant un effort de mémoire, ou enfin en se reproduisant, qui est plus une perpétuation qu’une continuité. L’effort que fait tout vivant pour durer, se conserver et se reproduire ne montre-t-il pas qu’au-delà du seul souvenir du passé par notre mémoire, quelque chose du passé peut réellement se conserver dans le présent ?
Dans ce cas, le temps reste une contrainte, mais nous pouvons lutter contre. D’ailleurs, il n’annihile pas tous nos espoirs de perpétuation. Lorsque nous avons une descendance, bien que nous disparaissions, nos gênes et ce que nous avons fait reste et peut ensuite continuer ce cycle de perpétuation.
III. Mais tout n’est en fait pas nécessairement victime du temps
a) Tout dans une vie n’a pas nécessairement de rapport au temps
Par ailleurs, tout dans une vie n’a pas nécessairement de rapport au temps. Par exemple, une œuvre d’art, qui tant qu’elle est bien conservée, est éternelle. Tout comme un souvenir, qui, lorsqu’il est transmis, se perpétue. Bien qu’il puisse être altéré, il ne l’est pas à cause du temps lui même au même titre qu’un bâtiment qui s’use ou une falaise qui s’érode. De plus, les liens qui nous unissent, comme le lien d’une mère et son enfant, eux sont éternels. Peu importe les centaines d’années, nous resterons toujours l’enfant de notre mère.
Nous pouvons également citer notre personne. Sommes-nous la même personne dans nos jeunes années qu’à la fin de notre vie. Nous évoluons, mentalement et physiquement, mais la personne en elle-même reste identique, peu importe le temps qui passe.
b) L'ensemble des vies constitue l'histoire
Bien plus encore, l'ensemble des vies constitue l'histoire et parvient à résister au temps. L’Histoire continue sa route, à eu lieu dans le passé, mais continue encore d’influencer nos vies et nos cultures. Exemples des grands hommes selon Hegel : les grands hommes font l'histoire. L'histoire est donc précisément ce qui a résisté au temps. En fait, beaucoup de choses peuvent lui résister. Et si nous sortons de notre cadre de pensée, la Terre est sur une échelle de temps minuscule comparé à ce qui nous entoure.
L’univers, lui, perdure dans le temps, car c’est l’apparition de l’univers qui a lancé le compteur du temps, et c’est sa fin qui l’arrêtera. Il est en constante évolution, mais n’est pas altéré ou ne risque pas de disparaître.
Conclusion
Nous pourrions dire que l’écoulement du temps est forcement destructeur, mais nous avons vu que certaines choses n’étaient pas soumises au temps, et que d’autres se perpétuaient sans se soucier du temps qui passe. Le temps devient alors l’enveloppe qui contraint nos vies, celle dans laquelle nous évoluons tous. Et parfois, il ne vaut mieux pas essayer de lutter contre quelque chose sur lequel nous n’avons aucune emprise. Car comme le dit Stendhal « A vouloir vivre avec son temps, on meurt avec son époque. ».
Or la mort, la réelle mort, n’est pas quand notre corps s’éteint, mais c’est quand il ne reste plus rien de nous dans les mémoires, quand nous sommes oubliés. Tant que nous perdurons dans la mémoire de ceux qui nous ont connus, nous ne sommes pas vraiment morts, et le temps n’a pas d’emprise sur cette idée que nos souvenirs nous sont propres et ne sont pas toujours voués à disparaître. Tout ne s'en va pas avec le temps. Le temps détruit ce qui n'est pas voué à perdurer. Le temps oublie ce qui n'est pas important.