Questions préalables
- De quelle expérience est-il question ?
- Ne pas oublier que l'expérience scientifique elle-même est intégrée dans un raisonnement expérimental (Claude Bernard)
- L'expérience quotidienne nous donne-t-elle directement accès au quantitatif ?
Introduction
À en croire le langage commun, l'expérience est enrichissante : l'" homme d'expérience " n'est-il pas sensé savoir beaucoup de choses ? Dans une optique plus précise, on admet volontiers que les sciences dites expérimentales constituent un domaine non négligeable du savoir contemporain. Peut-on déduire de tels constats l'affirmation que l'expérience est la seule source de nos connaissances, ou doit-on au contraire admettre, d'une part que le recours à l'expérience n'est possible que relativement à un cadre déjà théorique, de l'autre que l'expérience elle-même n'est pas possible dans tous les domaines de la connaissance ?
I. L'expérience banale
C'est parce que l'expérience quotidienne ou ordinaire, celle qui établit notre rapport immédiat avec ce qui nous entoure, s'élabore à partir de la seule perception et donc entraîne de fréquentes erreurs de jugement (pour la perception, il reste évident que c'est le Soleil qui tourne autour de la Terre), que la tradition philosophique, avant même la constitution des protocoles expérimentaux de la science, en a donné une appréciation généralement négative. Pour Platon en effet, l'expérience renvoie uniquement à un univers d'apparences trompeuses, qui n'a pas grand chose de commun avec la réalité métaphysique, et admettre que nos connaissances doivent se fonder en elles, c'est d'une certaine façon vouloir rester enchaîné au fond de la caverne !
Pour Descartes encore, l'expérience est trompeuse, alors même qu'un modèle - au moins temporaire - de vérité peut nous être fourni par les mathématiques, soit le domaine où l'expérience n'est précisément pas possible ! Le repérage d'idées innées confirme amplement que ce ne saurait être de l'expérience que proviennent toutes nos connaissances ou certitudes (on peut noter au passage le même point de vue chez Pascal, qui affirme l'existence de notions premières dans l'esprit : les nombres, l'espace, dont est inconcevable une élaboration à partir de l'expérience).
À l'opposé de cette tradition rationaliste, l'empirisme de Hume affirme que toute connaissance - non seulement quant à son contenu mais aussi quant a ses moyens - est dérivée, par habitude, des enseignements de l'expérience. Mais cet empirisme strict se condamne à considérer toute connaissance comme non absolument certaine : il aboutit à un scepticisme, tant en ce qui concerne la connaissance de la nature qu'en ce qui concerne la connaissance, évidemment plus ambitieuse, de Dieu ou de toute transcendance.
II. L'expérience scientifique et le raisonnement
C'est précisément pour échapper à une telle incertitude, et notamment aux paralogismes et impasses de la métaphysique classique à laquelle il entend redonner de la rigueur, que Kant élabore une théorie de la connaissance tenant compte à la fois de l'a priori (strictement rationnel et, au sens kantien, indépendant de toute expérience possible) et de l'a posteriori (qui est constitué par l'esprit à partir de l'expérience). On est ainsi amené à concevoir que nos connaissances (tout au moins celles concernant la nature et ses lois) s'élaborent par une mise en forme (dépendant d'a priori : par exemple des intuitions de l'espace et du temps) de données expérimentales. Se référant à l'histoire même de la connaissance scientifique (la révolution copernicienne), Kant établit de surcroît qu'un donné expérimental ne va jamais de soi : il n'a de sens que relativement à un questionnement intellectuellement conçu par rapport à la nature. Ainsi la connaissance rigoureuse implique-t-elle bien, tant en amont qu'en aval de l'expérience, une activité de la raison, en l'absence de laquelle toute référence à l'expérience serait stérile.
C'est ce que confirme, d'un point de vue strictement scientifique, l'analyse classique que propose Claude Bernard du raisonnement expérimental - expression qui indique déjà que l'expérience elle-même ne constitue qu'un moment d'une activité complexe qui met en jeu la faculté de raisonner. En effet, l'observation (premier temps) ne peut se faire en toute innocence, dans un état de non-savoir : elle suppose au contraire que l'esprit soit informé des connaissances déjà acquises, ne serait-ce que pour percevoir l'existence d'un phénomène problématique. La formulation de l'hypothèse qui lui fait suite implique à son tour une activité rationnelle autonome : sans doute est-elle guidée par ce que suggère l'observation, mais l'" explication anticipée" à laquelle elle aboutit va au-delà de cette dernière. Quant au montage expérimental à strictement parler, il n'est possible qu'après une analyse intellectuelle du phénomène observé, et c'est bien l'esprit qui aura encore à juger de ses résultats, qu'il confirme ou infirme l'hypothèse initiale.
III. Le va-et-vient entre expérience et théorie
Dans un tel raisonnement, l'esprit, loin d'être simplement dans une posture d'attente à l'égard d'une expérience qui se manifesterait spontanément ou accidentellement, domine et provoque les " faits ". Il est donc actif de bout en bout, contrairement à la passivité dont il fait preuve lorsqu'on évoque l'expérience banale, non scientifique.
L'évolution de la science, telle que l'a analysée Bachelard, montre qu'elle suppose la collaboration de la raison, dans l'état historique où elle est déjà parvenue, et d'expériences de plus en plus complexes, dans lesquelles l'intervention obligatoire d'instruments d'observation et de mesure signifie la présence de théories antérieures. Mais on est amené à remarquer que les mathématiques interviennent de plus en plus massivement, non plus seulement pour formuler les lois repérées, mais bien plutôt pour proposer des modèles théoriques (ainsi, par exemple, la physique elle-même, contrairement à ce qu'indique l'étymologie de son nom, qui paraît faire toujours allusion à l'étude de la nature, devient de plus en plus une " physique théorique ", se constituant de façon directement mathématique). Or, les mathématiques sont un domaine dont la constitution ne recourt pas à l'expérience : l'être mathématique ne doit ses propriétés, comme le soulignait déjà Kant, qu'à sa définition , qui est entièrement a priori ; - que demeure non expérimentable le domaine de la métaphysique. Son nom le suggère (" au-delà des choses physiques "), ses concepts fondamentaux (Dieu, l'âme, la liberté) le confirment, qui échappent à toute manifestation phénoménale, et donc à toute approche empirique. La métaphysique ne peut en conséquence se constituer qu'à l'aide de postulats, soit nécessités par la raison pratique telle que la comprend Kant, soit totalement infondables, comme lorsque Sartre affirme tout de go l'inexistence de Dieu.
Conclusion
Concevoir l'expérience comme la source unique de nos connaissances serait condamner ces dernières, simultanément, à l'incertitude et à ne se déployer que dans un domaine restreint, dont seraient exclues aussi bien les mathématiques que la métaphysique. On est donc obligé de constater que les apports a priori d'une raison (de surcroît elle-même en évolution et capable de se modifier en fonction des avancées de la science) sont nécessaires. La théorie de la connaissance a pour tâche d'équilibrer les deux versants, constituant ainsi le savoir car il reste vrai qu'une raison qui ne serait jamais confirmée par des apports expérimentaux risque d'errer, tandis qu'une expérience que n'organiserait aucun travail rationnel risque de demeurer muette.
Lectures
Kant, Critique de la raison pure
Bachelard, Le Rationalisme appliqué