Questions préalables
- Se méfier de l'opposition classique, et non dialectique, entre imaginaire et réel
- Penser aux différents domaines où se déploie l'imagination (jeu, arts, science, etc.)
- Si l'on veut souligner les apports positifs de l'imagination, ne pas oublier d'en mentionner les critiques traditionnelles
Introduction
L'imagination a souvent mauvaise presse : on lui reproche volontiers d'entraîner la pensée vers le rêve et l'éloignement du réel, d'aboutir à une inefficacité, de se trouver globalement du côté de l'irréel, du mensonge, de la tromperie. Mais ne peut-on, au terme d'une analyse plus fine, mettre en lumière ses aspects au contraire positifs ? L'imagination est-elle toujours trompeuse ? Est-ce dans son essence de ne mener à rien de productif ?
I. L'imagination et l'envers du réel
"Folle du logis , l'imagination, telle qu'elle a été analysée classiquement, paraît nous éloigner par principe de la vérité et du monde sur lequel nous devons agir. C'est dans cette optique que Platon aussi bien que Descartes en critiquent les effets : si je me laisse séduire par les textes poétiques, je risque d'être ému par un récitant qui ne fait que penser à ce que lui rapportera financièrement le spectacle qu'il me donne (Ion) ; si par ailleurs j'accorde quelque foi à mes rêveries, je me retrouve aux antipodes de la pensée rationnelle et de l'accès à toute vérité possible. Et, d'une certaine manière, c'est bien ce que confirme en apparence l'examen de l'enfant entièrement livré à son jeu : il a rompu le contact avec son environnement, il vit entièrement dans l'univers qu'il imagine à l'aide de ses petites voitures ou de sa poupée... On notera toutefois que les psychologues admettent que le jeu ne manque pas d'intérêt pédagogique : l'enfant y projette le monde tel qu'il aimerait le rencontrer, et des modèles de comportement qu'il désire pour ses proches, tandis qu'il intériorise un certain nombre de conduites qui, plus tard, ne manqueront pas d'être efficaces ; le jeu constituerait ainsi un mode d'apprentissage non négligeable, et l'imagination que l'enfant y déploie participerait bien de son initiation globale à l'existence - ce qui suffit à suggérer que l'apparence qu'elle produit dans le présent reprendra bien contact avec le réel dans le futur.
Il n'en reste pas moins que les productions de l'imagination avec lesquelles l'adulte peut être fréquemment en contact semblent systématiquement le tromper. Qu'il s'agisse d'un roman, d'un film, d'une pièce de théâtre, le voici en effet passionné ou troublé par des scènes qui n'ont avec la réalité qu'une ressemblance lointaine. Il s'émeut aux aventures de héros qui n'ont d'existence que sur le papier, par la grâce d'un style, ou sur l'écran, tels que les jouent des acteurs. On sait que Alain Robbe-Grillet a dénoncé, sous le nom d'" illusion réaliste ", de tels effets comme particulièrement mensongers ou hypocrites ; il n'en reste pas moins qu'ils continuent à fonctionner dans toutes les formes classiques de narrativité.
N'en va-t-il pas de même dans les arts visuels ? Le dessin, la peinture (du moins dans leur versant figuratif) que font-ils d'autre que représenter des choses ou des corps par définition absents ? On pourra avec Hegel souligner que cette représentation est lacunaire (il lui manque la couleur, le volume...) et y trouver une preuve d'intellectualisation de la matière, il n'en est pas moins évident que de telles oeuvres sont capables de produire des affects, ou plus généralement un plaisir que le réel ne fait pas naître : on est ainsi obligé de constater que le non-réel est parfois plus émouvant que le réel lui-même.
II. Portée critique : l'utopie politique, l'art
Mais précisément, cette capacité qu'ont les productions imaginaires à générer des effets spécifiques apparaît pour le moins ambiguë: si d'un côté on peut souligner que les idéaux esthétiques (la beauté grecque, ou l'idéalisation des formes à la Renaissance) ne correspondent pas à la réalité d'une époque, on doit d'un autre côté s'interroger sur leur fonction. On peut alors constater, une fois admis avec Hegel qu'ils montrent la supériorité et la liberté de l'esprit par rapport à la nature, que la version du visible qu'ils proposent, même si elle est trompeuse au sens élémentaire où elle ne copie pas seulement la réalité d'un "modèle", ne manque pas de révéler une vérité d'un autre ordre, sans doute supérieur, qui serait d'après Kant celle de la dimension morale de l'esprit. Lorsque Kant affirme que le beau symbolise la moralité, cette symbolisation s'effectue, non par une ressemblance thématique, mais par une homologie de constitution : l’oeuvre d'art authentique se présente pour notre sensibilité comme unification d'une diversité, exactement comme la loi morale unifie l'hétérogénéité initiale des intérêts égoïstes. Il apparaît ainsi que ce qui pouvait être qualifié de " trompeur " par rapport au monde tel que nous le percevons ordinairement (encore faudrait-il être persuadé que cette perception correspond bien à la "vérité" du monde...) révèle pour ainsi dire plus secrètement une vérité autrement importante et profonde qui est celle de notre dignité. La "tromperie" de l'imaginaire constituerait en quelque sorte un détour pour que nous soit dévoilée une vérité fondamentale.
Même si l'on n'admet pas cette interprétation kantienne, on peut reconnaître que l'oeuvre d'art (par rapport à laquelle la question de la vérité de la représentation n'a pas grand sens, en fait) possède au moins une portée critique par rapport à la réalité quotidienne, ne serait-ce que dans la mesure où elle nous en propose une version différente. Les régimes totalitaires en semblent bien informés, qui lui retirent toute liberté pour lui imposer "leur vérité" : n'est-ce pas qu'ils devinent dans le discours artistique et dans les formes imaginaires qu'il propose d'autres vérités possibles (et non de simples tromperies) que celle qu'ils veulent imposer ?
Cette dimension "utopique" des oeuvres se retrouve pleinement dans une autre catégorie de productions imaginaires : les utopies politiques. Qualifier ces dernières de simplement trompeuses, ce serait oublier que Platon conçoit la première, au terme d'une quête sur ce que pourrait être l'application de la vérité elle-même dans la politique. Ce serait aussi méconnaître que toute construction utopique, qui s'affirme éloignée du "réel" dès son appellation, ne manque pas d'avoir sur ce réel des effets, dès lors qu'elle suggère qu'il reste possible de l'organiser autrement.
III. L'imagination dans le travail ou les sciences : le projet à réaliser
Plus généralement, il est clair que tout programme politique envisageant quelque peu l'avenir d'une société est d'abord un produit de l'imagination, puisqu'il élabore une organisation qui a pour premier caractère d'être jusqu'à sa mise en pratique de l'ordre de l'absence... Sans doute le programme politique, pour susciter l'adhésion, doit-il paraître " réaliste ", et donc applicable à court ou moyen terme, mais il lui est néanmoins nécessaire d'articuler des idées, des structures, des réglementations qui ont pour point commun de n'être pas (encore) là-ce qui est la définition même de l'imaginaire.
Si on limite le réel ou le vrai à ce qui est là au présent, on voit que toute considération de l'avenir peut être accusée de "tromperie". Un réel aussi étroitement défini, coupé de tout avenir, a peu de chances d'être passionnant, ou de pouvoir se prolonger. En fait, la conscience de l'homme (ne parlons plus même de l'artiste ou du politique) n'en finit pas d'échapper au présent et à l'immédiatement vérifiable. Cette capacité à envisager l'avenir, le pas encore là, est même, à en croire par exemple Marx, ce qui la caractérise en tant qu'humaine, puisque c'est elle qui rend possible l'élaboration du projet, même le plus modeste, qui dirige l'activité laborieuse. Ainsi l'imagination intervient-elle en permanence dans le quotidien : à peine suis-je en un lieu que je m'imagine dans le suivant; et si je travaille aujourd'hui, c'est pour réaliser ce que j'imagine comme mon avenir possible.
Cette présence de l'imagination dans toutes les tâches se vérifie aisément jusque dans les démarches intellectuelles les plus orientées vers la recherche de la vérité, c'est-à-dire dans les sciences elles-mêmes. Baudelaire affirmait que " l'imagination est la plus scientifique des facultés " - suggérant qu'elle possède une logique qui peut avoir quelques points communs avec celle du scientifique. Et lorsque Claude Bernard analyse le raisonnement expérimental, ne définit-il pas l'hypothèse comme une " explication anticipée " ? Or l'anticipation est d'abord un produit de l'imagination, scientifique en l'occurrence, c'est-à-dire armée de connaissances antérieures et dirigée par ce que lui suggère l'observation. Le scientifique qui conçoit les étapes de sa recherche future, le technicien qui prévoit un montage, le chercheur qui tente d'anticiper les résultats d'une expérience prennent appui, de façon constante, sur l'imagination - dans la mesure où cette dernière donne à la pensée une souplesse lui permettant de formuler ses hypothèses et d'articuler de façon inédite ses concepts. Sans doute dans ces cas l'imagination ne donne-t-elle pas directement des vérités : elle en prépare l'accès ; mais en son absence, on voit mal comment elles pourraient être découvertes.
Conclusion
Qualifier l'imagination de nécessairement trompeuse, c'est n'en considérer que certains aspects, finalement mineurs. On doit au contraire reconnaître dans l'imagination " la reine des facultés ". car c'est grâce à elle que toute pensée (qu'elle soit ludique, politique, artistique, scientifique ou quotidienne) effectue un décrochage par rapport au donné immédiat qui constitue le caractère fondamental de l'humanité. Au point qu'il ne serait peut-être pas excessif d'affirmer qu'entre l'imagination et la réflexion, la différence est mince...
Lectures
Bachelard, La Flamme d'une chandelle
Francastel, L'Image, la vision et l'imagination