Questions préalables
- De quel savoir s'agit-il ?
- Penser à la distinction, éventuellement utile, entre savoir-faire et savoir théorique.
- Quelles sont les valeurs opposées implicitement par les deux verbes? Cette opposition doit-elle être strictement maintenue ?
Introduction
"Je ne sais qu'une chose", répétait, paraît-il, Socrate, "c'est que je ne sais rien". Affirmation évidemment mensongère, si l'on objecte que Socrate savait au moins, comme tout un chacun, respirer, marcher, parler.., qu'il disposait donc d'un "savoir" élémentaire ou pragmatique qui suffit à vivre et à vaquer à ses occupations ordinaires. La formule n'a de vrai sens que si l'on entend par " savoir " ou "non-savoir" des relations à une connaissance théorique, conceptuelle, argumentée et rationnelle. C'est dans ce contexte que l'opposition entre savoir et ignorance pourrait sembler fondée, et que peut se poser la question de l'existence d'un intermédiaire entre ces deux pôles.
I. Savoir faire et savoir théorique
Bergson rappelle que, dans l'histoire de l'humanité, l'Homo faber a nécessairement précédé l'Homo sapiens : l'homme a su, empiriquement, accomplir des tâches avant d'en posséder pleinement la théorie. Théoriser, acquérir un savoir conceptuel, suppose en effet un développement intellectuel, l'émergence d'une pensée abstraite qui ont pris du temps - tandis qu'il fallait de façon beaucoup plus urgente, assurer les conditions matérielles de la survie. L'histoire des sciences et de ce qui les a précédées confirme amplement cette antériorité de la "simple" pratique : qu'il s'agisse de l'astronomie, de la géométrie ou du calcul, on constate qu'un état préscientifique (qui d'ailleurs ne préfigure pas directement la pensée scientifique, comme l'a montré Bachelard) précède toujours les premières élaborations théoriques. On a commencé par mesurer la relation entre diamètre et circonférence avec des ficelles avant de savoir en calculer la valeur exacte.
Les savoirs empiriques conservent éventuellement une efficacité durable, sans qu'il leur soit nécessaire d'être garantis par un savoir théorique. Le paysan traditionnel annonce les résultats de sa récolte de manière "intuitive", parce qu'il connaît grâce à son expérience personnelle, ses sols, l'importance de l'ensoleillement... sans avoir besoin de se lancer dans de savants calculs relatifs à la chimie organique ou à la météorologie. Et un charpentier construit ses voûtes ou ses plafonds alors qu'il serait souvent incapable de mettre en équation les éléments de sa pratique. On voit ainsi que l'ignorance est toujours relative à certaines exigences. Si elle désigne la non-connaissance des théories pures, le paysan et le charpentier sont "ignorants" - mais cela ne les empêche nullement d'obtenir les résultats qu'ils désirent.
II. Apprendre le savoir
Platon lui-même, dans le Ménon, envisage qu'il puisse exister un moyen terme entre l'opinion (pour lui synonyme de non ou de faux savoir) et la véritable connaissance: ce serait, dit-il, l'"opinion droite" ou "juste", qui se montre suffisante pour la conduite pratique alors même qu'elle ne manque pas de défauts : lui manque en particulier le tissu de relations qui existe entre les éléments du savoir, aussi bien que la possibilité d'être reconstituée pour peu qu'on la perde. Or c'est dans le même dialogue que Socrate doit faire face à ce qu'il dénonce comme une objection sophistique, portant sur la question : à quoi bon chercher ce qu'on ignore ? Si en effet on en ignore tout, on ne pourra pas même le reconnaître si on le rencontre par hasard. Si par contre on peut le reconnaître, c'est qu'on le connaissait déjà, et dans ce cas, il est inutile de le chercher. Cet argument, auquel Socrate réplique en rappelant les vertus du dialogue et en encourageant à la recherche commune, repose sur une opposition maximale entre le savoir et l'ignorance, qui semblent en effet séparés au point qu'aucun intermédiaire ou point de passage de l'un à l'autre ne serait plus envisageable.
Mais s'il en allait ainsi, c'est non seulement la dialectique mise en jeu dans les dialogues platoniciens qui s'effondrerait, mais c'est aussi bien toute possibilité d'enseignement. Enseigner ne cherche en effet rien d'autre que faire passer l'élève ou le disciple de l'ignorance au savoir. Bien entendu, l'ignorance initiale n'est jamais absolue : l'élève sait parler ou lire, il est capable de comprendre ce qu'on lui dit. A l'autre bout, le savoir visé n'est pas davantage total : il est au contraire distillé en fonction de l'âge, du niveau intellectuel... et programmé en périodes successives, de telle sorte que l'élève ne saura sans doute jamais tout, et qu'il devra se satisfaire d'en savoir simplement de plus en plus. Ce qui confirme que tout savoir, aussi bien que toute ignorance, est toujours relatif.
III. Dialectisation du savoir
Les sciences elles-mêmes, qui proposent l'image sociale du savoir par excellence, en font inlassablement la démonstration, tant par leur histoire que par le fait que toute vérité nouvellement mise au point y signifie une multiplication de problèmes non résolus. Lorsque Bachelard analyse l'évolution des concepts scientifiques, il montre que chaque moment du concept peut dans une certaine mesure, lors de son élaboration, prétendre exposer une vérité complète, mais aussi que cette prétention à un savoir complet ne tarde pas à être contestée par le moment suivant. La validité de la géométrie euclidienne a été acceptée comme universelle, comme l'espace euclidien ou la mécanique newtonienne, jusqu'à l'apparition des géométries non euclidiennes et de la relativité... Là où l'on pensait savoir, on est obligé de constater que ce "savoir" n'était que partiel, et constituait l'envers d'une ignorance plus vaste.
Ce n'est pas par hasard que Bachelard qualifie cette évolution de dialectique. C'est en effet chez Hegel que l'on rencontre, et concernant l'histoire même de la philosophie, la conception indiquant que savoir et ignorer ne doivent pas être pensés comme des contradictoires, mais au contraire compris dans une relation variable. Tout philosophe de l'histoire de la philosophie, rappelle Hegel, affirme son système comme le seul vrai. Dès lors, comment choisir ? Ainsi posé, le problème -qui repose sur une conception non dialectique du vrai et du faux, du savoir et de l'ignorance - ne trouve de solution qu'arbitraire ou anecdotique. On doit donc constater qu'en fait, le savoir lui-même est un processus historique : ainsi, il apparaît que chaque concept connaît dans chaque système philosophique le déploiement, encore incomplet, qui lui est possible selon le contexte intellectuel (Marx préférera dire : social ou économique) de son époque. Il n'y a donc, à strictement parler, aucun système qui sort vrai ou faux, qui puisse être admis comme représentatif du savoir ou du non-savoir : tous participent du développement progressif des concepts et de la philosophie elle-même. Jusqu'à quand ? C'est là que se propose le système de Hegel lui-même, accédant au Savoir absolu - ce qui lui permet rétrospectivement de comprendre l'historicité des concepts et d'y situer chaque système antérieur, mais le mène aussi à se concevoir comme le dernier moment de la philosophie, sa "fin".
Conclusion
Peut-être, sans aller jusqu'à de telles conclusions, doit-on au moins retenir de ce modèle philosophique le principe de la dialectisation nécessaire du couple savoir-ignorer. C'est en tout cas ce que semblent faire les scientifiques, lorsqu'ils objectent à l'opinion commune qui les traite volontiers de "savants", qu'ils ne "savent" en fait que très peu de choses. Il y a non pas un, mais une multitude de paliers intermédiaires entre savoir et ignorer : que pourrait signifier un savoir complet opposé à une ignorance totale ? Le savoir en construction supprime des ignorances "locales" - s'imaginer qu'il pourrait un jour annuler toute ignorance, c'est méconnaître la démarche de l'esprit, qu'elle s'exerce dans les sciences ou dans la philosophie.
Lectures
- Platon, Ménon
- Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie
- Bachelard, La Philosophie du non